Il est possible de distinguer deux voies opposées de l'enseignement de la philosophie : dans leur rapport à la contrainte et à la liberté ; à la place qu'elles accordent à la transcendance de la règle et à l'expérimentation.
I) Une pédagogie de la contrainte rationnelle à la liberté
Une première orientation puise ses présupposés philosophiques dans un idéalisme rationaliste, pour lequel Le Traité de pédagogie de Kant reste la référence implicite :
"L'homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation. Par éducation l'on entend les soins (le traitement, l'entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l'instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est enfant, élève, et écolier. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. [...] Un des plus grands problèmes de l'éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire. Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j'accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu'en même temps je l'instruise à en faire lui-même un bon usage. Sans cela il n'y aurait en lui que pur mécanisme ; l'homme privé d'éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu'il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d'apprendre combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d'acquérir de quoi se rendre indépendant".
La pédagogie de Kant part donc du postulat selon lequel la spontanéité du sujet doit être guidée par la contrainte d'un tuteur pour l'amener à faire un usage raisonnable de sa liberté. Sans cette contrainte, exercée par un individu détenteur d'un savoir rationnel, mais dont les fins sont morales, l'enfant ne peut accéder à la liberté comprise comme autonomie.
Cette thèse se trouve reprise par Jacques Muglioni et constitue le principe de sa condamnation des pédagogies nouvelles et des pédagogies libertaires :
"L'école est, en effet, plus particulièrement atteinte qu'aucune autre institution par une rhétorique de l'innovation qui l'invite à renoncer à sa fonction propre pour servir seulement d'appoint dans les processus d'apprentissage entrant dans le fonctionnement de l'économie comme système clos ou, si l'on préfère, comme système se suffisant à lui-même et tendant à constituer le tout de la société. [...] La pédagogie se présente dans les deux cas, non plus comme l'art d'enseigner, c'est-à-dire de guider la pensée d'autrui sur les chemins du savoir, mais comme une panoplie de techniques imaginées pour produire des comportements dont l'ensemble constitue, dans un sens restrictif et très particulier du mot, l'éducation. [...]. L'homme est non seulement regardé comme un outil nécessaire à une production, mais, dans sa relation à la technique, qui le sépare du résultat, comme l'outil d'un outil [...]. L'école n'a rien d'autre à faire que d'aider les hommes à sortir de l'enfance et de leur apprendre à bien user de leur raison. [...] "
La fin de l'école, 19801L'auteur ajoute dans un autre texte :
"Ensuite l'influence d'un certain courant, dont on ne peut oublier l'origine confessionnelle et qui a emprunté notamment la voie syndicale, a converti la gauche au spontanéisme, à l'autogestion et, par un glissement naturel, à la libre entreprise et à la concurrence, bref au capitalisme. L'école n'aura guère d'autre fonction désormais que de pourvoir aux emplois"
La Gauche et l'école, 1993
II) Les deux voies kantiennes
Cette voie de la contrainte rationnelle vers la liberté se trouve incarnée de deux manières sur le plan politique.
La première constitue le despotisme éclairé. Un tuteur doit imposer une contrainte rationnelle à un peuple, considéré comme encore dans l'enfance, afin de l'élever vers une liberté à laquelle il ne saurait accéder tout seul. Cette thèse a été encore récemment défendue à propos des révolutions arabes : les peuples arabes ne sont pas encore mûrs pour la liberté, il est préférable que des dirigeants éclairés les guident vers la liberté par une série de réformes.
Cette thèse ; on la trouve également d'une certaine manière dans la tradition républicaine. La transcendance de la loi est garantie par la rationalité de la volonté générale : contraindre un individu à se soumettre à la volonté générale, c'est le contraindre à la liberté, explique Rousseau dans Du Contrat social.
Néanmoins, il existe dans l'oeuvre de Kant, en ce qui concerne l'usage public de la raison et l'accès aux libertés politiques, civiles et d'opinion, une toute autre voie que celle d'un rationalisme idéaliste, c'est celle d'un rationalisme pragmatiste.
La spontanéité des êtres humains ne doit pas être éduquée par un tuteur, mais elle doit être expérimentée par le sujet lui-même, au risque que celui-ci commette des erreurs qui peuvent lui nuire, mais qui sont la condition de possibilité même de la liberté. L'apprentissage d'un usage raisonnable de la liberté a pour condition de possibilité l'usage par l'individu de sa propre liberté. Elle est la seule voie qui puisse garantir qu'un peuple accède à une véritable liberté. La contrainte rationnelle ne peut pas produire un tel résultat, car l'autonomie suppose la liberté. Penser par soi-même présuppose un usage de sa raison qui ne peut être provoqué de l'extérieur. Cela implique une décision volontaire du sujet. La contrainte ne peut produire que de l'hétéronomie :
"Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapera aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières [...]. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s'aventurer seules au dehors. Or, ce danger n'est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d'en refaire l'essai "
Qu'est-ce que les Lumières ?,1784Il ajoute dans Les religions dans les simples limites de la raison :
"Car on ne peut pas mûrir pour la liberté si l'on n'a pas été préalablement mis en liberté (on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premières tentatives seront sans doute grossières et généralement liées à un état plus pénible et plus périlleux que si l'on se trouvait sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d'autrui ; seulement on ne mûrit jamais pour la raison autrement que par ses propres tentatives (qu'on doit être libre d'entreprendre). "
On le voit : ce n'est donc pas la même voie que Kant prône en matière de pédagogie concernant les enfants et celle qu'il défend au sujet de l'usage public de la raison.
D'où le problème : l'enseignement de la philosophie doit-il procéder par la méthode de la contrainte rationnelle, ou par celle pragmatiste de l'expérimentation par le sujet de sa propre liberté ?
Kant répond à cette question dans un autre texte :
" La philosophie n'est véritablement qu'une occupation pour l'adulte, il n'est pas étonnant que des difficultés se présentent lorsqu'on veut la conformer à l'aptitude moins exercée de la jeunesse. L'étudiant qui sort de l'enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu'il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher [...]. La méthode spécifique de l'enseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (de dzétein, rechercher), c'est-à-dire qu'elle est une méthode de recherche [...] "
Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d'hiverL'enseignement de la philosophie ne relève pas du Traité de pédagogie: elle s'adresse à des individus qui, parce qu'ils devront penser par eux-mêmes en faisant l'expérimentation, par la méthode de l'enquête, de leur capacité à penser par eux-mêmes, deviennent par cet acte même des adultes et ne sont plus des enfants.
III) Une pédagogie pragmatiste de l'expérimentation de la liberté
Les textes officiels de l'enseignement de la philosophie en France lui fixe l'objectif suivant : " favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement [...]. Il contribue ainsi à former des esprits autonomes".
Or si l'on suit le raisonnement de Kant lui-même, ce n'est pas part la méthode de la contrainte rationnelle que l'on peut y parvenir, mais par la méthode pragmatiste, qui est une méthode de l'expérimentation par le sujet de sa propre liberté.
C'est cette méthode que défend le pédagogue libertaire Sébastien Faure, y compris pour l'éducation des enfants :
" S'il reste toujours en tutelle, s'il ne lui est pas permis de se mouvoir avant qu'il en ait reçu l'autorisation, si, par appréhension des chutes, des dangers et des obstacles, par crainte des fautes qu'il pourra commettre, des accidents auxquels il sera exposé et des conséquences qui, pour lui ou pour les autres, pourront résulter de sa conduite, il reste toujours enfermé dans l'étau de la contrainte, tel le bébé dans les bras de sa mère, il ne saura jamais se conduire à travers les écueils de la vie ; il restera, adulte, cette petite chose sans personnalité et sans énergie qu'il était enfant. Et le jour où, livré à lui-même par la force de l'âge, par la mort ou l'abandon de ceux qui s'étaient donnés la mission de penser et de vouloir à sa place, il devra penser, vouloir, agir de lui-même, il ne trouvera en lui ni raison pour le guider, ni coeur pour l'inspirer, ni volonté pour le mouvoir, ni conscience pour le rassurer [...]. Je pense donc qu'il ne faut tomber
dans aucun de ces deux excès et, revenant à cette analogie : l'enfant apprend à se bien conduire, comme il apprend à marcher, je conclus, de ce qui précède, qu'autant il serait déraisonnable, par respect pour la liberté absolue de l'enfant, de le laisser tout seul, exposé à trébucher à chaque pas et à tomber dans un précipice, autant il serait insensé par crainte des risques encourus, de ne pas lui laisser faire un pas, avant qu'il sache marcher.
Sous ces réserves que dicte la prudence et qu'appelle le soin de l'intérêt de l'enfant et de sa sécurité, le régime de la liberté n'enfante que d'heureux résultats. Il entraîne l'enfant, dès l'âge de raison, vers l'exercice des plus nobles facultés ; il l'habitue à la responsabilité ; il éclaire son jugement ; il ennoblit son coeur ; il fortifie sa volonté ; il actionne en lui les efforts les plus féconds, stimule les poussées les plus généreuses ; il attire son attention sur les
conséquences de ses actes ; il favorise son esprit d'initiative ; il multiplie ses activités ; il décuple ses énergies ; il développe merveilleusement sa personnalité "
L'importance accordée à l'expérimentation collective dans l'apprentissage constitue la base de la pédagogie du philosophe pragmatiste John Dewey. L'apprentissage s'appuie sur la spontanéité de l'enfant - son désir - pour amorcer un processus dans lequel l'enfant est le sujet actif d'une enquête. La méthode pragmatiste consiste à apprendre en cherchant, en expérimentant, en faisant - "learning by doing" -. L'école n'est pas une préparation à la vie, mais la vie elle-même : elle constitue le lieu où l'enfant intériorise l'éthos d'une vie démocratique. Il s'agit donc d'un processus collectif de coopération.
C'est un processus semblable à celui qu'obtient le professeur de philosophie lorsqu'il demande à ses élèves de réfléchir collectivement en classe sur un sujet qui est écrit au tableau. Il pose une question qui devrait susciter l'irritation du doute et amorcer un processus d'enquête. Le support des textes philosophiques, introduit par la suite, peut-être alors vu comme un moyen de poursuivre l'enquête collective plus loin.
Mais un enseignement qui s'appuie sur une expérimentation de la liberté se heurte inévitablement à des difficultés et à des risques, comme le soulignent les textes précédents de Kant et de Sébastien Faure.
Ces difficultés et ses risques Philippe Meirieu les résument de la manière suivante :
"L'expérience pédagogique est, fondamentalement, expérience de la résistance de l'autre au projet que je développe sur lui : l'autre ne désire jamais vraiment ce que je voudrais ; il ne souhaite pas nécessairement apprendre ce que j'ai programmé pour lui, ni se plier aux stratégies d'apprentissage que je lui propose.
Cette résistance tient à ce que personne ne peut agir à la place d 'un autre, décider d'apprendre ou d'écrire pour lui, de rompre avec ses représentations ou de remettre en question son héritage culturel; personne ne peut décider de la liberté de l'autre [...].
Pire encore, l'éducateur qui parviendrait à cela, en toute conscience ou à son insu, aurait basculé de l'éducation dans le dressage, confondu la formation d'une personne et la fabrication d'un objet "
Conclusion
L'enseignement de la philosophie est un enseignement de la liberté, non parce qu'il s'agit d'une contrainte rationnelle à la liberté, mais parce qu'il s'agit d'un apprentissage par l'expérimentation - et donc par ses propres erreurs et ses propres réussites - de la liberté.
Le professeur qui adopte une telle méthode s'expose à des risques auxquels n'expose pas la méthode de la contrainte rationnelle, mais c'est un risque qu'il a l'obligation de prendre s'il estime que c'est le seul moyen de faire parvenir les élèves qu'il a sous sa charge à une réelle autonomie.
Cette pédagogie n'est pas neutre d'un point de vue philosophique : elle est sous-tendue par les présupposés du pragmatisme philosophique. Elle n'est pas neutre non plus du point de ses implications civiques : elle constitue la condition de possibilité de l'émergence d'un éthos démocratique.
(1) Pour un exemple du modèle de cours de philosophie valorisé par Jacques Muglioni :La leçon de philosophie (1992).