Ouvrage de Michel Tozzi, Chronique Sociale, 2012
Recension (d'Edwige Chirouter)
Les "Nouvelles Pratiques Philosophiques" connaissent un essor sans précédent : à l'école avant la classe Terminale, dans les sections spécialisées ou dans les lycées professionnels, mais aussi à tous les étages de la Cité : dans les cafés, les théâtres, les maisons de retraite et sous des formes bouleversant radicalement les pratiques traditionnelles du philosopher : ciné philo, consultation philosophique, rando-philo, etc.
Michel Tozzi, spécialiste internationalement reconnu de la didactique de la philosophie et militant infatigable de la cause de la démocratisation, réussit la gageure dans cet ouvrage non seulement de proposer un catalogue quasi exhaustif de toutes ces nouvelles pratiques, mais d'en proposer une généalogie et une analyse restituant leurs enjeux à la fois politiques, pédagogiques et humanistes.
Cet ouvrage vise ainsi :
- à expliquer ce besoin profond de la société civile à inventer et à participer à de nouvelles formes collectives de réflexion philosophique ;
- à restituer les enjeux des controverses et polémiques, parfois violentes, résultant de cette révolution didactique du philosopher ;
- à dresser un panorama de ces nouvelles formes à l'école et dans la Cité ;
- à préciser les présupposés philosophiques, politiques, didactiques qu'ils impliquent, et la diversité des méthodologies, des dispositifs et des supports utilisés;
- à déterminer les conditions de possibilité de leur développement, notamment par la question de la formation.
Claire et intelligente, cette synthèse de ce mouvement de fond, qui touche à l'histoire même de la philosophie, est un ouvrage indispensable pour tous ceux, pédagogues et citoyens, qui ont le souci de l'éveil de tous à la pensée critique.
Réflexion critique (de Muriel Briançon)
La philosophie, dont les origines remontent à la Grèce antique, connaît un renouveau qui répond à une demande de la société et qui se manifeste aujourd'hui dans l'émergence de Nouvelles pratiques philosophiques, tant à l'école que dans la Cité. Dans un livre de 343 pages, à la fois facile à lire et très riche, accessible à tous et pointu, Michel Tozzi dresse un panorama de ces nouveaux genres philosophiques tout en précisant les hypothèses, les objectifs et les enjeux sous-jacents. A travers ce recensement des pratiques philosophiques modernes et plus surprenantes les unes que les autres, l'auteur soulève des controverses passionnées comme par exemple : peut-on vraiment philosopher dans un café, au théâtre, en entreprise, à l'école maternelle, dans le cadre d'une randonnée, en maison de retraite, voire en prison ? Ces nouvelles façons de pratiquer la philosophie sont-elles encore de la philosophie ou n'en sont-elles qu'un avatar ? La philosophie est-elle réservée à une élite de penseurs ou est-elle à la portée de tous ? D'ailleurs, les termes "philosopher" et "philosophie" recouvrent-ils réellement la même chose ? Michel Tozzi revient sur vingt ans de Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) pour en faire une synthèse, qui donne une unité à ce qui aurait pu - sinon - ressembler à des initiatives locales et dispersées. En défendant de manière argumentée ces nouveaux genres philosophiques scolaires ou citoyens, c'est toute la philosophie que Michel Tozzi défend.
Dans une première partie, l'auteur décrit l'émergence et la diffusion des NPP dans le système éducatif français. Une seconde partie s'attache à répertorier les pratiques philosophiques innovantes dans la Cité, c'est-à-dire hors les murs de l'école, dans la société. La troisième partie, essentielle pour comprendre les NPP, fait le tour des enjeux philosophiques et didactiques, langagiers et politiques, sans oublier les implications en termes de formation et de recherche.
La philosophie pour enfants, inventée par un philosophe universitaire américain - Matthew Lipman -, a été le point de départ d'un mouvement qui a gagné certains enseignants en France, avant de se diffuser activement à l'école primaire mais de diverses manières. En effet, au moins cinq approches différentes sont recensées pour philosopher avec les enfants et comparées, ce qui est intéressant et utile pour les enseignants qui voudraient choisir une méthode de manière réfléchie. Au collège, les NPP se sont moins largement diffusées malgré quelques tentatives menées paradoxalement surtout en Segpa auprès des élèves en difficulté scolaire. Au lycée, plusieurs questions se posent au niveau de l'enseignement de la philosophie : son extension au lycée professionnel, son introduction avant la classe de terminale dans les lycées généraux et technologiques, et le renouvellement de l'apprentissage philosophique en classe de terminale. Des pratiques innovantes émergent ici ou là, proposant des jeux de rôles ("colloques" des philosophes, "procès"...), des activités orales (cours dialogué, discussion...) ou encore une écriture philosophique plus motivante que la traditionnelle dissertation (aphorisme, correspondance, journal philosophique...).
Si l'enseignement de la philosophie gagnerait très certainement à s'enrichir au contact des NPP, la didactique de la philosophie peut-elle donner lieu à une "approche par compétence" ? Ce rapprochement audacieux effectué par Michel Tozzi peut - à première vue - ressembler à une provocation. En effet, quoi de plus éloignés que le questionnement philosophique et les compétences telles qu'elles sont listées par exemple dans des référentiels normatifs et prescriptifs ? L'auteur ose poser la problématique ("L'approche par compétences peut-elle nourrir la réflexion didactique de la discipline ?", p. 103) et conclure adroitement que "cette approche est à construire en philosophie" (p. 106), tout en restant prudent et vigilant sur les dérives possibles. En effet, il nous semble que le désir de questionner et le plaisir de penser s'accordent assez mal avec la notion de compétence et courraient trop gravement le risque de sombrer si on essayait de les faire rentrer dans les cases préfabriquées d'un référentiel de compétences pensé pour l'évaluation.
L'auteur évoque de manière également originale la dimension thérapeutique de la philosophie, puisque l'on trouve des pratiques à visée philosophique à la marge de l'école (élèves en échec scolaire, classes spécialisées...), dans des lieux de soin (centres médico-éducatifs, hôpital) et plus généralement de souffrance (prison, maison de retraite..). Ainsi la philosophie sort-elle de l'école, devenant même une pratique culturelle répandue dans la cité. Elle se manifeste sous différentes formes, certaines qui sont la résurgence ou la continuité d'anciennes traditions (banquet-philo, café-philo, rando-philo, théâtre-philo ...), d'autres comme la BD-philo, le ciné-philo, la consultation philosophique individuelle ou encore la consultance philosophique en entreprise, beaucoup plus innovantes et surprenantes, voire controversées. Michel Tozzi revient sur le mouvement des cafés-philo et sur son expérience de plus de quinze ans d'animateur de débats philosophiques. Mais fait-on vraiment de la philosophie au café-philo ? N'esquivant nullement la polémique, le fondateur du café-philo de Narbonne montre que le café-philo répond à une triple demande sociale et que la "philosophicité" des échanges qui ont lieu dépend de plusieurs facteurs.
Les enjeux philosophiques et didactiques des NPP sont ensuite repris, détaillés et argumentés dans la troisième partie. L'auteur réussit à expliciter clairement les termes de la controverse et montre avec brio combien cette interrogation ("Mais ces pratiques, est-ce bien de la philosophie ?" p. 256) sème la discorde chez les philosophes eux-mêmes, leurs réponses dépendant de la définition qu'ils donnent à la philosophie ou au "philosopher". Création ou déploiement de concepts, vision du monde, mode de vie, sagesse, exercice de la raison ou encore processus de pensée, la nature de la philosophie est toujours en question, "question difficile, elle-même philosophique" (p. 257). Une autre polémique soulevée par les NPP est celle de l'argent et de la rémunération de ces nouveaux intervenants qui proposent par exemple des consultations philosophiques individuelles et/ou du conseil philosophique en entreprise. C'est le retour de l'ancienne opposition grecque entre les tenants d'une philosophie idéale, pure et gratuite (Socrate, Platon) et les sophistes de seconde génération, marchands de savoirs et de discours, peu scrupuleux sur l'éthique et attirés surtout par l'appât du gain. La sérénité philosophique est-elle à vendre ? La sagesse peut-elle s'acheter ? Telles sont les nouvelles questions qui se posent à nous dans une société postmoderne où les angoisses existentielles s'accroissent. Grâce à l'auteur, les risques et dérives possibles sont pointés du doigt.
En outre, l'essor des NPP nous entraîne sur le terrain politique, car l'apprentissage du "penser par soi-même" (p. 260) est au coeur de la formation du "citoyen réflexif et critique" que la démocratie appelle de ses voeux. Mais là encore, la philosophie a-t-elle toujours une ambition démocratique ? L'auteur nous montre à travers de nombreux exemples issus de l'histoire de la philosophie que les deux ne font pas la paire. C'est ici que certains dispositifs (Communauté de Recherche, DVP...) représentent de véritables enjeux citoyens, dont ceux de construire une pensée réflexive, d'apprendre à réguler sa parole au sein d'un groupe et donc de réduire la violence sociale, de reconstruire le lien et le tissu relationnels.
Pour finir, étant donné que les NPP sont des innovations scolaires et sociales plutôt spontanées, Michel Tozzi souligne à juste titre la nécessité d'une formation spécifique et d'un développement de la recherche sur ce sujet. Sur ce dernier point, comme l'auteur, nous regrettons que la philosophie universitaire soit coupée du champ de son enseignement. Les Sciences de l'Education, dont nous sommes tous les deux issus, ont fort heureusement pris le relais avec des recherches en didactique pour tenter de (re)penser l'enseignement de la philosophie. Au terme d'un ouvrage de synthèse, nuancé et passionnant, sur la philosophie telle qu'elle se pratique aujourd'hui, Michel Tozzi nous interpelle : bien des recherches sont encore à mener dans les domaines de la didactique de la philosophie en général et des Nouvelles Pratiques Philosophiques en particulier.
Annexe : plan de l'ouvrage
Préface
Introduction
Répondre à l'irruption d'une demande sociale et scolaire de philosophie
Première partie
Apprendre à philosopher à l'école : quoi de neuf ?
Chapitre 1 - Une révolution dans les représentations et les pratiques :
la philosophie à l'école primaire
Chapitre 2 - La philosophie au collège
Chapitre 3- La philosophie en lycée professionnel
Chapitre 4 - La philosophie au lycée général et technologique
Chapitre 5 - Renouveler l'apprentissage du philosopher en classe terminale
Chapitre 6 - Philosophie et soin de l'âme
Deuxième partie
Des pratiques sociales innovantes de la philosophie dans la Cité
Chapitre 7 - Le mouvement des cafés philo
Chapitre 8 - Le banquet philo
Chapitre 9 - Le réseau des Universités populaires et les pratiques philosophiques
Chapitre 10 - Le ciné philo
Chapitre 11 - Le théâtre philo
Chapitre 12 - Bande dessinée et philosophie
Chapitre 13 - La rando philo
Chapitre 14 - Un type particulier de dialogue :
la consultation philosophique en entretien duel
Chapitre 15 - La philosophie en entreprise
Troisième partie
Les enjeux des Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP)
Chapitre 16 - Est-ce bien de la philosophie ? Les enjeux philosophiques et didactiques
A) Les enjeux philosophiques
B) L'enjeu didactique : élaborer une didactique de l'apprentissage du philosopher
Chapitre 17 - Des enjeux linguistiques et langagiers
Chapitre 18 - Un enjeu politique, démocratique : vers une "citoyenneté réflexive"
Chapitre 19 - Le rôle de l'enseignant à l'école, et du philosophe praticien dans la cité
A) A l'école
B) Dans la cité
Chapitre 20 - (Se) Former aux Nouvelles Pratiques Philosophiques
Chapitre 21 - Que nous dit la recherche sur la question des NPP ?
Conclusion
Quel avenir pour ces pratiques ?