Revue

J'ai bien aimé vos enfants - 10) Mes années ariégeoises

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de P. Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.

Ma demande a été acceptée. Me voici nommé TZR (Titulaire sur une Zone de Remplacement) en Ariège. Toujours nomade, donc, mais plus près de chez moi. En cette rentrée de septembre 2002, le Rectorat vient de m'affecter sur deux établissements où il y a des reliquats d'heures à faire. Comme le morceau est plus gros à Pamiers qu'à Saint Girons, je suis administrativement rattaché au premier où je fais donc ma pré-rentrée. C'est un très beau lycée. Sans doute le plus beau, architecturalement parlant, où je n'ai jamais enseigné. De la brique, de la pierre, une cour de récréation bordée de couloirs ouverts par des alcôves qui lui donne l'air d'une cour de monastère. Le lycée est à dimension humaine (moins de 1000 élèves) et après mon campus des hautes Pyrénées, cela fait du bien.

Les bouts d'heures à effectuer dans mes deux lycées ne suffisent pas à atteindre les 18 heures que je dois statutairement à l'Etat. Je propose donc à mon nouveau proviseur (qui vient d'arriver, lui aussi, en Ariège) de monter une option philo en seconde. Je n'ai pas à argumenter longtemps, car mon projet ne coûtera rien à l'établissement, puisque, de toute façon, je suis payé pour enseigner 18 heures que je les fasse ou non (il vaut donc mieux que je les fasse pour ne pas gâcher l'argent du contribuable). Indépendamment de cet aspect matériel, le proviseur est convaincu du bien-fondé de la démarche, que je lui explique tout de même.

La seconde, dans notre système, est une classe dite de détermination. Cela signifie qu'en fin d'année, les élèves devront se déterminer et choisir une section ; début de spécialisation. On leur offre donc certaines options pendant leur année de seconde pour se faire une idée. Veulent-ils s'orienter vers la filière scientifique ? Ils savent déjà ce que sont les matières dominantes (maths, physique ou biologie). Envisagent-ils de s'orienter vers la section économique ? Une option économie leur est proposée.

En revanche, je me suis toujours demandé comment un élève pouvait choisir la section littéraire en ignorant tout de la discipline au plus fort coefficient : la philosophie ! La réponse est malheureusement simple. Elle est même dramatiquement simple : les élèves sont orientés vers la section littéraire, lorsqu'on estime qu'ils ne peuvent pas aller ailleurs. Ils sont donc orientés par défaut plutôt que par vrai choix. Le système est donc très hypocrite lorsqu'il dénonce un état de fait qu'il contribue, lui-même, à mettre en place.

On notera d'ailleurs qu'il en va de même pour les sections technologiques. L'orientation s'y fait la plupart du temps par défaut, comme une punition pour des élèves ne pouvant aller ailleurs. Pour les sections technologiques (commerce, vente, gestion...), aucune option n'est prévue en seconde pour susciter des envies, si ce n'est des vocations. Lassé de voir arriver en terminale littéraire des élèves qui l'étaient si peu, j'ai fini par proposer d'aller faire un tour en amont du problème. Le ministère, cette année, vient de tirer la sonnette d'alarme. Les effectifs des classes littéraires ont tellement chuté (12% des terminales toutes sections confondues) que l'on atteint la côte d'alerte, un peu comme ces espèces animales dont la population devient trop faible pour assurer la reproduction et la perpétuation de l'espèce en voie de disparition.

Je propose donc qu'avant de confier la gestion de nos classes littéraires à Brigitte Bardot, le ministère se donne les moyens que surgissent de vrais littéraires dans nos lycées, l'option philo en seconde n'étant qu'un outil parmi d'autres à mettre en place. Parce qu'enfin, comment voulez-vous qu'un gamin de 15-16 ans signe pour un enseignement de sept heures par semaine sans savoir de quoi il retourne, surtout si l'on songe aux clichés et autres casseroles que la philosophie traîne derrière elle ?

Certes, l'idée a un coût. Il faudra payer ces heures supplémentaires1. Mais a-t-on chiffré le coût du gâchis de ces milliers d'élèves orientés par défaut dans nos lycées ? Et n'a-t-on pas vu le lien avec le gâchis dénoncé, avec de plus en plus de force, dans les premiers cycles universitaires ? J'ai bien conscience, par ailleurs, qu'enseigner la philosophie à des élèves de seconde est un exercice nouveau autant que suspect à bon nombre de professeurs de philosophie. Mais il s'agit juste d'amorcer une pompe. Ce que je fis.

Il fallut peigner tous les emplois du temps des secondes (une dizaine au total) et essayer de trouver des trous dans lesquels pourrait se glisser une heure de philosophie2. Je finis par trouver un créneau pour chaque classe (parfois en réduisant l'heure du déjeuner, je l'avoue, mais les élèves étaient volontaires), ce qui ne fut pas facile, les emplois du temps ayant été faits bien avant que ne surgisse cette expérience. Il fallut faire passer l'information et je passai dans chaque classe de seconde expliquer le but visé et les moyens d'y parvenir. Chaque classe pu donc bénéficier de quatre heures pour s'initier à la pratique du doute philosophique.

Qu'y avons-nous fait ? Philosopher, bien sûr ! Mais encore ?J'ai commencé par démontrer aux élèves qu'on ne pouvait pas tout démontrer. J'ai pris un syllogisme simple, testé la logique de mes jeunes élèves, leur ai fait prendre conscience de la différence entre ce qui est vrai et logique, ai inventé à leur grande joie des syllogismes débiles, mais logiques3.

Puis, nous nous sommes intéressés aux points de départ de ces syllogismes aux conclusions logiques. Ils étaient posés comme un socle sur lequel reposait toute la démonstration. Etaient-ils vrais ? Il fallait tenter de les démontrer. Soit ! Nous le fîmes, mais ce fut en transformant ainsi le précédent point de départ en conclusion. Il fallait alors partir de nouveaux points de départ (les prémisses du raisonnement logique). Notre nouvelle conclusion était-elle vraie ? Oui, répondirent les élèves manquant de prudence. Faux, objectai-je ! Notre nouvelle conclusion n'était pas plus vraie que la précédente. Elle était logique. Pour en démontrer la véracité, il fallait démontrer celle du nouveau point de départ...etc. Bref, nous avons joué à remonter (dans ce que l'on appelle en logique une régression à l'infini), tel le saumon le courant, toute la chaîne des points de départ, de plus en plus généraux à mesure que nous remontions. Jusqu'où ? Jusqu'à un point de départ jugé (à tort ?) tellement évident que la démonstration en devenait inutile.

C'est à ce moment-là que je leur ai fait observer qu'il y avait donc à la base de tous nos raisonnements (politiques, scientifiques, moraux...) des évidences-points de départ, que nous n'avions jamais démontrées, puisque nous les estimions évidentes. Et si nous nous étions trompés ? Après tout, bien des évidences passées se sont révélées être fausses, à commencer par l'absolue certitude que le terre soit le centre de notre système. Pas difficile, après cela, de présenter l'activité fondatrice de la philosophie : le doute, comme quelque chose de nécessaire.

Nous fîmes ensuite quelques travaux pratiques où nous exerçâmes notre oeil tout neuf sur le lien entre les philosophies politiques, les philosophies de l'éducation et les présupposés anthropologiques qui fondent tout cela. Autrement dit, pas de système politique sans, à la base, quelques principes (faussement) évidents sur ce qu'est l'Homme. Débusquer derrière les conceptions politiques de J.-J. Rousseau, de T. Hobbes ou de l'anarchiste M. Bakounine, les présupposés sur lesquels tout repose comme les prémisses de nos syllogismes, voilà, en somme, ce que nous fîmes et ce ne fut pas de la philosophie au rabais ou en kit, comme pourraient le craindre (ou l'espérer) ceux qui voudraient réserver l'activité philosophique à un public plus âgé !

Je dirais qu'un gros tiers des élèves de seconde fut volontaire pour participer à l'expérience qui a contribué à leur permettre de savoir un peu mieux ce qui les attendait en terminale. Ils étaient mieux à même de décider s'ils voulaient pratiquer cette curieuse démarche qui consiste à pratiquer le doute en ces temps de grandes certitudes, deux, trois, quatre ou sept heures par semaine, lorsqu'ils arriveraient en terminale.

C'était une première. Ce ne serait pas la dernière...

L'Ariège profond

Je l'ai dit, j'avais été nommé sur deux établissements. Ils étaient distants de 45 kilomètres et mes deux proviseurs avaient tenté de me bricoler un emploi du temps qui me permettait de passer de l'un à l'autre. Etant titulaire, les déplacements m'étaient payés à partir de mon lycée de rattachement, Pamiers. Aujourd'hui, le ministère économise ces frais en ayant remplacé les remplaçants titulaires par des vacataires à la situation bien précaire.

J'ai donc beaucoup roulé sur les routes ariégeoises. A la belle saison, c'était un plaisir. L'Ariège est un département magnifique où les forêts le disputent aux montagnes pyrénéennes. J'avais l'habitude de couper, pour ceux qui connaissent, par les montagnes du Plantaurel. Un régal. Je manquerai cependant y laisser ma peau l'hiver, le Rectorat n'ayant pas de chasse neige de fonction à m'attribuer !

Pamiers est une grande ville ariégeoise, mais c'est l'Ariège de la plaine. Tandis que Saint Girons est une ville au pied de la montagne. Mes élèves étaient donc des ariégeois qui, pour certains, arrivaient de villages de moyenne montagne. C'est, à n'en pas douter, l'Ariège qui a suscité le slogan que l'on peut voir sur toutes les voitures du coin : "Ariège, terre courage" !

Mes premiers cours furent un calvaire d'un genre très particulier : je ne comprenais tout simplement pas ce que me disaient mes élèves. Leur accent charriait des pierres ! Je les faisais répéter une fois, deux fois, trois fois ce qu'ils me disaient et je finissais par arrêter, ne voulant vexer personne. Il fallut que mon oreille s'exerce, que mes pavillons s'assouplissent, que mon nuancier auditif s'affine pour que je puisse finalement faire cours sans l'angoisse de la main qui se lève pour me poser une question que je ne comprendrai pas. Une semaine suffit, mais ce ne fut pas triste. J'ai dû passer pour une espèce de demi sourd ou d'indécrottable toulousain, qui sont aux ariégeois ce que les parisiens sont aux toulousains. On est toujours le gars de la ville de quelqu'un, pour lequel, le provincial est toujours une espèce de troglodyte...

D'ailleurs, justement, j'en rencontrai un sur le bord de ma route. Tous les samedi matin (collé, comme de juste, comme tous les petits nouveaux à qui échoient les créneaux horaires dont personne ne veut), je rejoignais mon lycée de l'Ariège profond autant que beau. Comme je n'avais cours qu'à Saint Girons, j'arrivais directement de chez moi à Toulouse. Je prenais l'autoroute en direction de Tarbes (je commençais à connaître le chemin), sortais à Salies-du-Salat et c'était parti pour une trentaine de kilomètres jusqu'à Saint Girons. Je traversais une succession de villages, cap au sud-est, jusqu'à mon lycée. La balade était belle (j'avais la chaîne des Pyrénées en ligne de mire) et durait une petite heure en tout.

Un samedi matin du début de l'hiver, je vis sur le bord de la route, un papy tendant son pouce. Il y avait de la neige partout et le bonhomme était, je le jure, en sandalettes ! Je m'arrêtai et chargeai l'ancêtre. En fait, sans le savoir, c'est tout l'Ariège qui rentra dans ma voiture ce matin-là. Buriné, une gueule taillée à la serpette, un accent qui faisait passer mes élèves pour des sociétaires de l'Académie française, le gaillard me raconta une histoire de mobylette en panne, de courses à faire en ville. Je ne comprenais pas un mot sur deux, mais j'avais le sentiment d'avoir embarqué le meilleur de l'Ariège. Je ne sais pas si sa mobylette était gravement endommagée, mais il m'attendit tous les samedi matin au même endroit, le pouce en l'air, mais pas trop ! Il me raconta un peu sa vie et j'en fis autant. Il avait été, parmi une dizaine de métiers, "scieur de long" dans les forêts de moyenne montagne. Pour ceux qui n'ont pas vu le film "Les grandes gueules" avec Bourvil, Ventura et Michel Constantin, le "scieur de long" est quelqu'un qui abat des arbres, les élague, les découpe parfois et puis les achemine jusqu'à une route ou, à tout le moins, un chemin.

Mon rustique compagnon avait fait cela quelques années à une époque où les billes de bois étaient descendues des pentes pyrénéennes, tirées par des chevaux. Il m'expliqua un peu le travail dans un Ariège pas trop mécanisé et où, de toute façon, les camions n'avaient pas accès. Lorsqu'il me dit que c'était dur, je le crus sans peine et compris un peu mieux l'origine du slogan "Ariège, terre courage". Jamais malade (ses sandalettes en plein hiver en témoignaient), il était de la tribu de ceux qui tiennent les médecins pour des charlatans et l'arrivée des anglais investissant dans la région, pour un remake de la guerre de cent ans !

Nous avons fait la route ensemble tout l'hiver, puis sa mobylette a fini par être retapée et ma route s'est fait un peu moins belle et plus solitaire...

Un philosophe au ministère : espoirs déçus

Le lycée de Saint Girons était, à l'époque, connu dans le département pour son activité syndicale et sa forte mobilisation en cas de mouvement de grogne. J'avais été prévenu (par ceux de Pamiers, je crois) et la grande discrétion, pour ne pas dire transparence, du proviseur semblait raccord avec le tableau que l'on m'avait dressé. Le premier ministre Raffarin allait me permettre de vérifier tout cela. Sa loi de décentralisation allait mettre du monde dans la rue. Entendons-nous bien, je n'ai rien contre le principe même de décentraliser. Mais du principe à la réalité telle qu'elle était prévue sur le terrain, il y avait de quoi s'inquiéter.

Décentraliser la gestion des affaires publiques est, sans doute, une bonne chose. Cela permet idéalement de rapprocher les problèmes de terrain de ceux qui sont le mieux à même de les résoudre. Bien ! Tout n'a pas à se décider à Paris. Fort bien ! Mais quid de l'homogénéité nationale ? On me répondra que la première vague de décentralisation date de 1983, avec Gaston Defferre aux commandes, et que c'est elle qui a permis aux municipalités de récupérer la gestion des écoles primaires, plutôt que l'Etat jacobin et centralisateur.

Mais justement, cette décentralisation s'est accompagnée d'une grande inégalité sur le territoire national. Les promoteurs de la décentralisation ont toujours dit (en 83, comme en 2003) que la décentralisation devait s'accompagner d'un système de péréquation permettant d'éviter une inégalité, fort peu républicaine, entre les régions. Las ! Il faut bien constater que les choses ne se sont pas passées ainsi pour l'école primaire et, ce, malgré les promesses que l'Etat resterait vigilant (via son système de péréquation). Parce qu'enfin, qui décide du nombre d'ordinateurs qu'il y aura dans une école primaire ? Le maire. Combien en faut-il ? Un par enfant, un pour deux, un par classe ? La réponse se fera en fonction des finances municipales. Or, toutes les municipalités n'ont pas les mêmes moyens ! Une étude réalisée par le SNUIPP (principal syndicat d'instituteurs) a montré que l'investissement municipal pour une classe de primaire pouvait varier de 1 à 10 !!! Bien sûr, cela dépend des finances locales, mais aussi de la volonté politique locale. Mais que devient alors l'égalité des chances ?

Quel citoyen français accepterait que l'on paye son timbre 48 centimes dans une région et 55 dans une autre ? Et pourtant, il est objectivement plus facile d'acheminer une lettre dans une grande ville que dans un hameau perdu de l'Ariège profond... D'une façon générale, il y a des endroits où maintenir un service public coûte plus cher qu'ailleurs. Mais l'unité nationale est à ce prix. La res publica n'est véritablement la chose publique que si tout le monde en fait partie.

La décentralisation est donc une bonne idée, mais son application peut-être la cause de grandes inégalités à l'intérieur d'un même territoire. Si l'on ne comprend pas cela, on ne comprend pas les inquiétudes des étudiants devant les successives réformes universitaires qui décentralisent, donnent plus de pouvoir aux instances locales et, par le désengagement de l'Etat, font craindre des disparités énormes entre région riches et régions qui le sont moins.

Au printemps 2003, le philosophe Luc Ferry, ministre de l'Education Nationale par la grâce de Jean Pierre Raffarin, tenta donc de mettre en application cette réforme (dont il dira plus tard qu'il ne voulait pas). La décentralisation dans l'Education Nationale consista alors à faire passer les milliers de conseillers d'orientation sous la coupe des conseils généraux. Ni ces derniers ni les collègues n'avaient été consultés et n'étaient d'accord !!! Les personnels d'entretien et de service (les ATOS) étaient visés eux aussi, par cette réforme et devaient passer sous la responsabilité des conseils régionaux.

Le mauvais sort fait aux surveillants à l'automne avait déjà passablement énervé4. Là, on ne comprenait pas pourquoi des collègues de l'Education nationale devaient passer sous la coupe des Conseils généraux. Quant aux collègues ATOS, j'ai toujours considéré qu'ils faisaient partie de la communauté éducative et je ne voyais pas pourquoi une partie de l'équipe devait changer d'employeur.

D'autre part, le risque était que ce transfert de personnels induise une inégalité entre les régions qui avaient les moyens de recruter et celles qui tiraient le diable par la queue. Je me souviens d'ailleurs très bien, à l'époque, d'un article de Martin Malvy, président de ma région Midi-Pyrénées, paru dans Libération, et qui disait qu'il n'était pas preneur de ce cadeau empoisonné. Vieux briscard de la politique, il avait vu le piège : les établissements étant déjà sous dotés en personnels ATOS, il faudrait se résoudre à embaucher assez vite. Bref, l'Etat se comportait comme un vendeur de voiture d'occasion qui tente de se débarrasser d'un véhicule avant que d'avoir à payer une grosse facture d'entretien.

Mon lycée de Saint Girons n'a pas failli à sa réputation. La mobilisation fut forte et durable. Reste qu'après quelques jours de grève, l'inévitable question de la préparation de nos élèves au baccalauréat s'est posée.

Enseignant exclusivement en terminale, chaque jour de grève se traduisait par un retard en terme de préparation à l'échéance finale. J'ai donc initié dans ce lycée pourtant réactif, un nouveau type de grève. Afin de bien montrer aux parents que nous ne nous désintéressions pas de leurs gamins, je me déclarais gréviste à l'administration et assurais mes cours sur une pelouse devant le lycée, derrière une pancarte "prof en grève". Mes cours devinrent donc publics et en même temps l'expression voyante d'un grave désaccord sur l'avenir du service public. C'est donc en toute bonne conscience que je pus signer un article5 où je contestai au ministre philosophe (plus ministre que philosophe sur ce coup-là) le droit de dire, comme il le faisait sur toutes les antennes, que les enseignants prenaient leurs élèves en otage. J'y ai fait le même travail que celui que je fis avec mes rédacteurs en Afrique du Sud : j'expliquai que le jour où un forcené entrerait dans une école et braquerait un flingue sur la tempe des élèves, on n'aurait plus de mot pour dire ça, "otage" ayant déjà été gaspillé de façon inconsidérée et bien peu philosophique. L'article se terminait en se demandant ce qu'Ingrid Betancourt penserait de l'usage du mot "otage" par notre ministre.

J'avais déjà eu l'occasion, au cours de cette même année, d'interpeller dans la presse6 ce ministre qui aurait bien dû se contenter de rester philosophe, et qui me faisait de plus en plus penser à ce que dit Platon dans La République. La tentation pour le philosophe de devenir le conseiller du Prince a toujours existé et Platon, plus qu'un autre savait de quoi il parlait, lui qui fut vendu comme esclave par Denis, le Tyran de Syracuse, qu'il avait voulu former à une certaine sagesse7. Platon, donc, disait qu'il arrive un moment où le philosophe qui ne peut se désintéresser des affaires de la cité doit pourtant s'abriter "pour ne pas être souillé d'iniquités", lorsque le pouvoir politique devient peu sage...

Luc Ferry, philosophe et spécialiste de la philosophie allemande du 18ème siècle, aurait dû s'abriter plutôt que de tenter de défendre une réforme (à laquelle il ne croyait pas) par discipline gouvernementale. Mais il avait eu le malheur d'écrire un livre à charge contre l'esprit de 68 ( La pensée 68) avec son compère Alain Renaut. La droite qui se cherchait des références philosophiques en fit un ministre de l'Education Nationale...

L'interpellation par voie de presse à laquelle je faisais référence plus haut avait eu lieu à propos d'une proposition d'un autre philosophe à qui le pouvoir avait demandé de réfléchir sur notre école. Il s'agissait de Régis Debray, le "Che" du conseil d'Etat. L'idée du guérilleros rallié à la mitterrandie était d'introduire l'enseignement du "fait religieux" à l'école. Or, c'était une époque agitée pour les professeurs de philosophie. Nous étions en train de nous demander comment modifier le programme de philosophie qui n'avait pas bougé depuis 1973 ! J'y reviendrai, mais nous en étions à une mouture provisoire, dit programme Alain Renaut (le co-auteur avec le ministre de La Pensée 68), qui avait éjecté... la religion !

J'avais donc publiquement demandé à notre ministre philosophe s'il était bien républicain et laïc de permettre aux élèves de se poser la question "comment croire ?" au moment où il ne leur était plus possible de se poser la question "pourquoi croire ?" !

J'avais alors demandé la réinscription du thème de la religion dans le programme de philosophie. Je ne crois pas avoir eu la moindre influence en la matière, mais lorsque le programme de philosophie fut définitivement établi, la religion fut réintroduite. Reste que l'idée de Régis Debray était pertinente. Elle ne fut cependant pas reprise par le ministre. Dommage, parce que l'inculture de nos élèves en matière de religion est souvent la cause de représentations erronées où l'autre est très vite cet étrange étranger !

Tout cela réduisit à néant les espoirs que j'avais mis, comme beaucoup d'autres, dans le fait qu'un authentique philosophe s'installe rue de Grenelle. C'était d'autant plus râlant pour moi, que, pour une fois, j'avais la même vison du programme de philosophie que le ministre, ou plutôt que le philosophe qui était, avant de devenir ministre, le président du Conseil national des programmes.

Le programme de philosophie, il faut le savoir, est le plus libre qui soit. Constitué d'une liste de notions, il laisse au professeur de philosophie une liberté que nous envient tous nos collègues. Le problème est que si, par exemple, la conscience est au programme, la différence d'un cours de philosophie à un autre peut être très importante.

Or, l'examen final, le baccalauréat, est le même pour tous. Certes, les grandes problématiques sont connues, mais enfin aucune classe n'est à l'abri des lubies ou autres fixations d'un professeur. De sorte qu'il me semblait juste de préciser un peu ce programme. L'honnêteté m'oblige à dire que la majorité des collègues n'était pas d'accord. "Pas touche à ma liberté pédagogique" semblait la position majoritaire ! Nous étions une minorité à trouver qu'il y avait une certaine contradiction à enseigner à nos élèves que la liberté ne consistait pas à faire ce qu'on veut sans aucune contrainte (en gros, Rousseau contre la représentation adolescente de la liberté) et à refuser toute contrainte, si minime soit-elle, dans l'exercice de notre enseignement.

Il se trouvait que Luc Ferry était plutôt d'accord avec nous et que son compère Alain Renaut avait concocté une ébauche de programme en ce sens. Las ! La levée de bouclier fut telle que, après bien des réunions publiques et autant d'empoignades8, le ministre s'inclina et cette énorme polémique, qui avait duré plus d'un an et avait secoué comme jamais le petit monde des professeurs de philosophie, accoucha d'une souris en forme de statu quo ; le nouveau programme ressemblant furieusement à l'ancien, quelques notions ayant été remplacées par d'autres pour justifier les émoluments de ceux qui avaient été chargés de réfléchir sur l'enseignement de la philosophie pour les années à venir...

Grosse déception. Mais je persiste à penser que les problèmes rencontrés par l'enseignement de la philosophie et dont la faible moyenne au bac (8,5/20) n'est que le symptôme, sont à relier à ce programme qui ne permet pas toujours aux élèves d'être payés de leurs efforts.

L'année allait se terminer, lorsque ressurgirent des affaires de voile islamique qui allaient, une nouvelle fois, secouer notre école laïque. Quelque part dans la seine Saint Denis que j'avais quittée, des adolescentes testaient notre concept de laïcité. Tout y passa, on parla de laïcité fermée, de laïcité ouverte. On se posa la question de savoir si le simple port de voile était un acte de prosélytisme ou bien l'expression tranquille d'une foi sincère. On se pencha sur les différences lexicales (pas toujours innocentes) : "voile", "foulard", "tchador"...

Bien des points de vue furent envisagés. On se mit à la place de l'institution républicaine, à celle des jeunes filles musulmanes non voilées qui allaient subir une grosse pression si nous disions oui, à celles des jeunes filles voilées qui allaient se retrouver dans des écoles coraniques si l'école laïque les renvoyait... etc. Je me suis mis à la place que je connais le mieux : la mienne ! Celle d'un homme devant lequel une de ses élèves se voilerait et j'ai fait un cours là-dessus. J'en ai fait un article aussi9. Mon idée était et est toujours que le port du voile doit être analysé quant au but premier qu'il veut atteindre : se protéger du regard des hommes.

Soit ! Mais, pourquoi ? Quand on sait que le voile ne se porte pas en présence de femmes, du père et des frères, on comprend que le regard dont ces femmes se protègent peut être qualifié de concupiscent. Je me suis alors publiquement demandé comment je réagirais si une de mes élèves se voilait en ma présence. Je me suis volontairement mis dans la situation où j'étais le seul mâle de la classe (la chose m'est souvent arrivée dans des classes composées uniquement de filles). Là, pas de doute, c'est moi qui suis visé par ce voile derrière lequel se cache une de mes élèves.

Mais qu'ai-je fait pour mériter ça ? Certes, je suis un XY et non une XX. Pas de doute possible, mon apparence me trahit. Mais que trahit-elle ? Que je suis un homme. Mais encore ? Quel genre d'homme ? Et c'est là que le voile répond à ma place. Mais de quel droit ? Ce voile me renvoie l'image d'un homme forcément concupiscent. Ce voile protège. Mais de qui ? De moi, pardi. Encore une fois, qu'ai-je fait pour mériter cela ? Parce qu'enfin, je pourrais très bien être un XY capable de regarder une femme sans la désirer. Je pourrais être un XY ne désirant que les autres XY. Pourquoi me coller l'étiquette du mâââle, gonflé de testostérone, téléguidé par sa libido, au regard salace ?

Désolé, mais, indépendamment de toutes les considérations sur la laïcité, le voile m'agresse en tant qu'individu à qui l'on fait un procès d'intention. C'est précisément ce que J.-P.Sartre appelle l'objectivation, laquelle consiste en "une négation de la transcendance de l'autre". Un être humain est une espèce de kaléidoscope où chaque qualité (dans le sens philosophique qui inclut aussi les défauts) est une facette. La "transcendance" de chaque individu, c'est le fait qu'il dépasse, qu'il déborde, les cadres, les limites à l'intérieur desquels on pourrait le circonscrire. Dans toutes ces facettes, quelles sont celles qui me caractérisent le mieux ?

C'est à moi de répondre à cette question et à personne d'autre, répondra Sartre. Bien sûr, nous sommes quotidiennement objectivés par nos proches et par les autres aussi. En fonction de notre métier, le plus souvent (comme s'il nous définissait le mieux), de notre apparence. Bref, les autres font leur marché dans notre kaléidoscope ; choisissant cette facette, rejetant celle-ci, mettant en avant cette autre et au deuxième plan cette petite, là-bas... D'où la fameuse phrase sartrienne : "L'enfer, c'est les autres !". J'arrête là. Bien des choses chez Sartre sont contestables, mais son analyse de l'étiquetage en règle dont nous sommes, c'est le cas de le dire, l'objet, est bien vue.

Alors ce voile ? Et bien, il m'apparaît comme une violence à mon égard. Un seul regard a suffi pour me condamner. Je suis celui dont il faut se protéger ! Et bien, non. Pas d'accord.

Voilà ! Quant à savoir si je suis de ceux qui sont partisans de la ligne dure à l'égard de ces jeunes adolescentes voilées, je répondrais que je suis bien embarrassé. Ma position est plus philosophique qu'administrative et je suis, par expérience autant que par conviction, plutôt confiant dans un traitement au cas par cas. Pour tout dire, j'ai confiance dans mes arguments et ma capacité à démontrer à une de mes élèves que je ne suis pas un type dangereux dont elle doit se méfier.

Bien sûr, je sais que l'administration doit avoir une réponse... administrative, et que notre laïcité doit être précisée à l'aune de ses nouveaux défis : intégrer une nouvelle immigration pour laquelle notre laïcité est une spécificité très exotique.

J'ai pu constater, lorsque j'étais en Afrique du Sud et que je discutais avec des collègues sud-africains, à quel point notre laïcité n'allait pas de soi. Ainsi, il fallait expliquer aux quelques collègues sud-africaines qui enseignaient au lycée français de Johannesburg, que la seule chose dont elles ne devaient pas parler avec leurs élèves était ce pour quoi elles étaient recrutées dans le système scolaire sud-africain : leurs convictions religieuses.

Inutile de dire qu'elles étaient surprises, quand ça n'était pas carrément choquées. Encore une fois la comparaison chère à P. Feyerabend m'a permis de prendre conscience que notre cohérence n'était qu'une cohérence parmi d'autres. Oh, cela ne fait pas de moi un relativiste considérant que tout se vaut ! Je préfère, par exemple, une cohérence qui démarre sur un point de départ humaniste à une cohérence postulant que la moitié de l'humanité est une menace pour l'autre moitié. Je crois que certaines pratiques ont beau être culturelles (l'excision, par exemple), voire religieuses (le voile), elles ont néanmoins des comptes à rendre sur "l'autel" de l'humanité. Reste que je n'ignore pas que notre laïcité a besoin d'être expliquée à des gens qui ne sont pas nés dedans, et pour lesquels elle est d'abord vécue comme une interdiction d'être cohérent avec soi-même.

Pour être parfaitement clair, je dirais que notre laïcité n'est pas une coquille vide, qu'elle est un choix original de société et donc qu'elle n'autorise pas tous les comportements. A la fin des fins, s'il faut exclure quelques adolescentes voilées sourdes à nos arguments, faisons-le ! Ce sera un échec de notre politique d'intégration. D'un autre côté, j'ai suffisamment traîné en banlieue pour soupçonner que le port du voile est, le plus souvent, une façon pour ces jeunes filles de nous faire payer le déficit d'intégration de leurs parents. Genre : " Ah, vous n'avez pas voulu nous intégrer, ma famille est parquée dans un ghetto périphérique, le chômage nous frappe plus que les autres, assumez maintenant ma revendication identitaire !". Je sais bien que la sociologie n'a pas toujours bonne presse dans certains milieux politiques, mais a-t-on suffisamment bien souligné que ces revendications ne naissaient pas n'importe où ? En Ariège, par exemple, point de voile à l'horizon en cette fin d'année scolaire 2003...

Ma deuxième demande de congé de formation vient de m'être refusée. Je vais donc continuer à sillonner les routes ariégeoises. Septembre 2003. Après Pamiers et Saint Girons, ce sera Mirepoix et Pamiers. Je remplace un collègue malade nommé sur deux établissements. Les ariégeois sont plutôt robustes et en bonne santé, mais sur les huit collègues du département, il y en a un qui est plus fragile. Ses absences durant parfois plusieurs mois, je passerai l'année à ne remplacer que lui et le service public sera assuré.

Le morceau mirapicien (les habitants de Mirepoix) étant plus gros que l'apaméen (ceux de Pamiers), je suis rattaché administrativement au lycée de Mirepoix que je ne connaissais pas et où je fais ma rentrée. Moins beau architecturalement que celui de Pamiers, sa cours de récréation, en revanche, s'étend sur plusieurs hectares au pied de la chaîne pyrénéenne. C'est d'une beauté !

Hélas, je ferai cours toute l'année dans des Algeco posés au milieu du parc. On y gèlera cet hiver en attendant d'y étouffer l'été. Pour l'heure, je suis comme un marin dont le petit bateau ouvre sur le plus grand jardin du monde : ma salle est petite et moche, mais j'ai la plus belle vue qui soit !

Le questionnaire national, le surprenant complexe de mes élèves, ma deuxième inspection, élection de miss Castella.

Au mois de novembre, le gouvernement Raffarin II nous sonde et envoie à tous les citoyens, et donc aux enseignants aussi, un questionnaire (22 questions) sur "l'avenir de l'école". Consulter l'ensemble des français sur l'école qu'ils souhaitent est une bonne idée. Les enseignants ne sont pas propriétaires du système qui les emploie. Nous sommes fonctionnaires et je n'ai donc aucun problème avec cette consultation nationale. Certes, on pourrait objecter que nous sommes des experts et que l'on n'organise pas une consultation nationale sur l'avenir de la recherche ou de nos armées (Faut-il développer des unités aéroportées pour faire face aux nouvelles missions de notre pays ou bien continuer de dépenser beaucoup d'argent dans des régiments de chars de type Leclerc ?). Dans ces domaines, il faut une certaine expertise technique pour répondre ou seulement comprendre les questions ! Alors, pourquoi chaque citoyen est-il convié à donner son avis sur l'avenir de l'école ? Parce qu'il a des enfants ? Mais son fils peut tout aussi bien être soldat et on ne lui demande pas pour autant de redéfinir l'armée du 21ème siècle !

Alors quoi ? Je n'ai pas de réponse. Peut-être est-ce parce que le gouvernement sait bien que dans chaque français sommeille un Ministre de l'Education Nationale. Peut-être que, comme le disait (et dénonçait) Hegel pour la philosophie, chaque individu se sent capable de donner son avis sur l'école. Après tout, tout le monde y est allé ! Franchement, je ne sais pas et puis je me dis qu'il y a un équilibre difficile à trouver entre la pure démagogie qui consiste à flatter le peuple en lui disant que, puisqu'il est le peuple, il sait, et la société d'experts où chaque problème est tranché par une commission de spécialistes (et comme il y en a dans chaque domaine, le citoyen de base n'a plus grand-chose à décider).

Sans doute que la démocratie est ce délicat équilibre où l'expert est consulté et où les citoyens, informés par ces derniers, tranchent. Pas simple, parce qu'il y faut tout autant des spécialistes pédagogues que des citoyens un peu éclairés ? Chacun un bout de chemin, en somme... Donc, le principe de cette consultation ne me choque pas et l'exercice pourrait même se révéler démocratique.

Voyons voir les questions... Je ne serai pas déçu. 22 questions, ça fait sérieux ! Reste que très vite, je comprends de quoi il retourne. Les questions sont "fermées", et le citoyen est tout doucement convié à répondre selon les souhaits du questionneur, lorsque la réponse n'est pas carrément dans la question elle-même ! Petit florilège d'une demi-douzaine de ces questions :

"Faut-il partager autrement l'éducation entre jeunesse et âge adulte et impliquer davantage le monde du travail" (question 4). Comme dans certains messages publicitaires, il faut se repasser le message au ralenti. Se dégage alors un message subliminal : "La formation tout au long de sa vie". Cela tombe bien, c'est exactement le slogan du gouvernement à l'époque. Il serait donc courtois de répondre à la question en n'oubliant pas ce qu'a déclaré précédemment celui qui la pose. Autre chose, impliquer "le monde du travail" eut été normal concernant la formation, mais en matière d'éducation, on peut penser que l'idée fixe libérale qui consiste à gérer une école comme une entreprise à la peau dure.

"Comment préparer et améliorer l'orientation des élèves ?" (question 10). On pourrait suggérer à ceux qui n'ont pas d'idées sur la question de répondre : " Ne pourrait-on pas confier les conseillères d'orientation aux conseils généraux ?". Décidément, on a beau faire, il y a de la décentralisation dans l'air...

"Comment les parents et les partenaires extérieurs de l'école peuvent-ils favoriser la réussite des élèves ?" (question 12). La mise au même niveau des parents et des "partenaires extérieurs" est habile. La légitimité des premiers pourrait déborder un peu sur les seconds que cela ne fâcherait pas le questionneur. A l'heure où des représentants des chambres de commerce et autres patrons d'entreprise siègent (comme dans certains lycées pilotes de la région bordelaise) dans les conseils d'administrations des établissements scolaires, le nouveau concept de "partenaire extérieur" prend tout son sens...

"Comment en matière d'éducation, définir et répartir les rôles et les responsabilités respectifs de l'Etat et des collectivités territoriales ? (question18). Sans nul doute, la numéro 1 au hit-parade des questions fermées. On ne nous demande plus s'il faut décentraliser, mais "comment ?". Je passe...

"Faut-il donner davantage d'autonomie aux établissements et accompagner celle-ci d'une évaluation ?" (question19). Un régal ! Le désir profond et récurrent du gouvernement à mettre les établissements en concurrence est, bien sûr, sans lien avec cette innocente question. Seuls des esprits chafouins pourraient voir ici un rapprochement suspect avec le projet de réforme des universités (projet qui deviendra réalité en 2007 avec la réforme Pécresse).

"Comment l'école doit-elle utiliser au mieux les moyens dont elle dispose ?" (question20).

Cette question n'a, bien entendu, rien à voir avec les discours de l'époque du ministre déclarant que c'est à l'école de se donner les moyens, car on ne lui en donnera pas plus. Il faudrait avoir l'esprit vraiment mal tourné pour faire un lien entre la logique comptable qui tient la plume du questionneur et la politique de réduction des impôts du Président de la République. Nos 4% de déficit (à l'époque) sont, il va sans dire, étrangers à l'affaire.

Finalement, plutôt que ce long questionnaire, je pense que le gouvernement aurait mieux fait d'organiser un référendum populaire sur l'avenir de l'école. Nous aurions pu voter sur deux motions au choix :

  • Dans libéralisme, il y a liberté
  • Les services publics ne rapportent pas d'argent

Pour couronner le tout, les résultats de cette consultation seront publiés une semaine avant la date de fin de remise des questionnaires adressés aux enseignants. Inutile de dire que la chose fut appréciée à sa juste valeur...

Cette année à Mirepoix (et Pamiers) me donnera l'occasion d'avoir ma deuxième classe de "génie méca". Leur arrivée ne me surprend plus, mais continue de me faire sourire. J'avoue que j'aurai un peu de mal à les convaincre, plus tard, qu'ils ne sont pas forcés de se conformer à l'étiquette qu'on leur a collée, lorsqu'ils me diront que la conseillère d'éducation elle-même les appelle les "boulons" ! Je veux bien lutter contre les stéréotypes et faire les efforts nécessaires pour convaincre ces élèves qu'ils sont tout à fait aptes à philosopher, mais je ne veux pas me faire savonner la planche par les collègues.

J'aurai une discussion calme, mais franche avec cette collègue qui, sans méchanceté, enfonçait des élèves qu'elle était pourtant chargée de tirer vers le haut ! Je revois mes gaillards dans la position réglementaire du cow-boy avachi sur sa chaise, le coin du dossier sous l'aisselle, me dire : "mais comment voulez-vous qu'on philosophe, M'sieur, on est des boulons !". "L'enfer, c'est les autres !", disais-je, après Sartre. Mais mon optimisme ne me permettait pas de soupçonner que les "autres" puissent être des éducateurs. Un reste de naïveté, sans doute...

Avec mon collègue de sciences économiques, nous avions projeté d'emmener deux classes de terminales à Toulouse (plus grosse expédition que je ne croyais pour mes élèves) visiter "Science Po" et la fac de sciences sociales. Chacun de nous avait présenté le projet à sa classe. Il s'agissait de les aider à s'orienter en découvrant les lieux, l'ambiance et, bien sûr, en assistant à des cours. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre mes élèves de sciences éco me dirent que "Sciences Po", non vraiment, ça n'était pas pour eux ! Lorsque l'un d'eux me dit "On est en Ariège, ici, M'sieur", j'avoue avoir marqué un temps d'arrêt. Cette école prestigieuse n'était pas pour eux !!! Encore une fois, Bourdieu était débordé sur sa gauche (pas facile). On savait, grâce à lui, que le fameux "capital symbolique" n'était pas unanimement réparti dans les classes sociales, mais, là, je découvrais qu'à résultats scolaires égaux et couches sociales égales, les élèves étaient capables de censurer leurs ambitions en fonction de leur éloignement géographique avec un grand centre urbain !

Bref, mes ariégeois complexaient. J'avais pourtant de bons élèves, en tout cas bien assez pour intégrer l'école toulousaine de sciences politiques qui n'est pas parmi les meilleures de France. Mon collègue et moi avons bataillé, argumenté, décomplexé, argué de notre expertise (" Si on vous dit que vous en êtes capables...") et finalement, presque tout le monde est venu.

Le cours de Science Po, je m'en souviens, était un cours de troisième année et il portait sur les "noyaux durs" d'actionnaires, tels que prévus par M. Baladur. Nous n'avons pas tout compris, mais ça n'était pas non plus le but. Les élèves avaient une idée du chemin à parcourir. J'avoue que le cours de droit que nous avons été suivre (à l'Université, juste en face) fut d'un autre tonneau, si j'ose dire. J'avais préparé mes élèves en leur disant de tenter de prendre des notes, afin de voir s'ils avaient le bon rythme. Je les revois le stylo en l'air, dans les starters à l'entrée du professeur, prêts à prendre des notes jusqu'à épuisement.

L'enseignante est arrivée, très élégante, dans un tailleur bleu électrique qui en jetait. C'était un cours de droit international. Mes élèves étaient prêts, tendus comme des arbalètes, soucieux de jouer dans la cours des grands et de se glisser, l'espace d'un instant, dans la peau d'un étudiant. "Le tri-bu-nal pé-nal in-ter-na-tio-nal de La Haye se trouve à ......La Haye" !!! La première phrase donna le ton et aussi le rythme. Mes élèves me regardèrent stupéfaits. Je n'eus qu'un pauvre sourire navré à leur offrir. Le débit était celui d'un hémiplégique et le fond était d'une indigence qui nous faisait honte, mon collègue et moi-même.

Nous sommes retournés dans notre Ariège profond avec des élèves, finalement, rassurés sur leurs capacités à faire des études supérieures, ce qui était bien le but, en définitive. Je resterai en contact avec une de mes économistes, Fanny, qui nous donnera rétrospectivement raison d'avoir organisé cette journée en intégrant une classe préparatoire toulousaine et en réussissant (avec trois autres de mes ariégeois) le concours d'entrée à "Sciences Po" Toulouse.

C'est d'ailleurs dans la classe de Fanny, une terminale sciences économiques, que j'eus droit à ma deuxième inspection. Je me doutais que j'allais y avoir droit. Non pas que l'inspection se souvenait que j'existais ni qu'elle s'était rendue compte qu'en 17 ans de carrière je n'avais été inspecté qu'une fois, mais il y avait à Pamiers un jeune collègue de philosophie qui venait d'avoir son concours et faisait au lycée apaméen sa première année de stage. Réglementairement, il devait être inspecté à la fin de son année pour être titularisé. Un inspecteur devait donc forcément venir et je me doutais bien qu'il en profiterait pour rentabiliser son expédition sur les contreforts pyrénéens en inspectant tous les collègues de philosophie répartis sur les quatre lycées du département.

Il faut savoir qu'un inspecteur peut être en charge de plusieurs académies. Ce qui en augmentant son territoire diminue d'autant les occasions de le croiser. En philosophie, il n'est pas rare qu'un inspecteur couvre trois, voire quatre académies. C'était le cas du nôtre, à l'époque. La probabilité de le voir était donc faible, d'autant plus que l'Ariège est un département qui cumule, pour un inspecteur, quelques handicaps. Il est, en premier lieu, lointain et excentré. De plus, la densité des lycées y est faible (à comparer avec celle d'une grande ville où ce haut fonctionnaire peut passer à pied d'un lycée à l'autre et inspecter dans la journée autant de professeurs qu'en trois jours dans une région moins dense) : quatre seulement pour le département. Enfin, les lycées ne sont pas gigantesques, diminuant ainsi le nombre de professeurs de philosophie inspectables : deux et demi à Pamiers, un et demi à Mirepoix (je m'occupais des "demies"), un à Saint Girons (cela dépendait des années) et trois à Foix.

Tout cela pour dire qu'il y a, logiquement, en plus des "déserts" économiques et du dépeuplement qui s'en suit, des zones géographiques peu denses en professeurs de philosophie, sortes de "Terra incognita" sur la carte de l'inspection...

J'avais donc été averti une semaine à l'avance, comme c'est l'habitude, que je serai inspecté tel jour à telle heure à Mirepoix. Je savais donc quelle serait ma classe inspectée. Comme je l'ai déjà expliqué, il me restait à piloter ma progression avec finesse pour que l'inspecteur arrive à un moment du cours qui me semblait judicieux. Nous en étions à la technique avec mes économistes et j'ai fait en sorte (je ne sais plus si j'ai un peu accéléré ou plutôt ralenti) que l'inspection tombe sur un point particulièrement riche : le lien que je faisais entre la critique heideggérienne de la technique et la pensée chinoise qui rejoignait cette critique sur bien des points10.

J'avais prévenu mes élèves la veille en leur spécifiant bien que ce n'était pas eux qui seraient inspectés, mais moi. Ils étaient plus excités que moi et je crois bien que ce qui les intéressait le plus était de mesurer le décalage entre ce cours et les autres : allais-je changer de ton, de comportements, serais-je détendu ou crispé, à l'aise ou bredouillant. Voilà, je crois ce qui amuse nos élèves dans une inspection. Tout à coup, du moins le croient-ils, leur professeur se fait élève et devant eux !

Je ne dirai pas que j'ai fait comme d'habitude, car ce n'est pas vrai, mais je n'étais ni crispé ni inquiet. Je dois dire que je n'avais aucun mérite à cela, sachant très bien ce que vaut une visite tous les 10 ans. Malgré tout, mon cours fut plus dense que d'habitude et mes élèves me confirmèrent, lorsque nous en avons discuté après, que mon débit était bien plus rapide : j'avais des choses à dire et l'inspecteur ne venait qu'une heure !

Mes élèves furent aussi attentifs que d'habitude et même hissèrent leur niveau de participation à un stade pas souvent atteint depuis le début de l'année. Je conclus de cet effort supplémentaire (c'était de toute façon une classe très agréable), qu'ils étaient plutôt satisfaits de moi ; ce qui ne prouve pas que j'étais un bon prof, mais que notre relation était bonne, ce qui n'est pas la même chose même si ça n'est pas sans lien.

Le Proviseur assista au cours (je n'avais pas d'objection). Il me donna l'impression de ne pas s'ennuyer, mais je ne poussai pas la blague jusqu'à l'interroger, comme je l'aurai fait pour un élève ne prenant pas de notes ! J'eus droit ensuite à une heure d'entretien avec l'inspecteur. N'ayant pas été beaucoup inspecté, je n'avais pas trop d'expérience en la matière, mais, à 10 ans d'intervalle, je retrouvai le même souci du cahier de textes sur lequel nous restâmes 20 bonnes minutes. Avec une inspection tous les 10 ans, j'ai pris le parti depuis bien longtemps de le rédiger pour mes élèves et non pour l'inspecteur ou l'administration. Il est donc souvent, lorsque j'arrive à trouver le temps de le remplir correctement, plus détaillé qu'il n'est attendu par un inspecteur, mais mes élèves absents y trouvent autre chose qu'une tête de chapitre.

Bref, après ces 20 minutes passées sur le cahier de textes, nous avons parlé philosophie un petit quart d'heure. Puis, comme il semblait satisfait de ce qu'il avait vu et qu'il fallait bien tenir une heure, j'en ai profité pour sonder mon inspecteur sur mon avenir dans l'Education Nationale. Je n'ai pas été déçu.

J'avais envisagé un temps de retourner à mes premières amours et d'aller contribuer à la formation de mes jeunes collègues dans les I.U.F.M., mais lorsque l'inspecteur me déclara que j'avais beau être un vieux routier, mes pratiques n'étaient pas exportables, je sus que ce que j'avais appris sur les chemins de l'Education Nationale ne servirait à personne d'autre que moi... De sorte que lorsque le Rectorat envoya aux enseignants des disciplines excédentaires (dont la philosophie) un formulaire où il était demandé à ceux qui envisageaient une reconversion de cocher une case, je cochai. Plus d'une année s'écoulera avant que je n'aie des nouvelles de ma petite croix.

Cette année pourtant riche devait me réserver encore une surprise de taille avant de s'achever. Un jour que je rentrai dans la cafétéria de mon lycée de Pamiers, je vis, placardée au mur, une affiche qui invitait les élèves à participer à l'élection de la miss et du mister de l'établissement en question !

Je me souviens avoir bien lu le texte. Aucune ironie, aucun deuxième degré, j'avais bien affaire à une vraie élection de miss, comme à la télévision. Je regardai le bas de l'affiche, m'attendant à y trouver la signature de Mme de Fontenay, mais, non, elle était signée par des élèves.

C'est amusant, parce que quelques années plus tôt, en Seine Saint-Denis, le même projet d'élèves avait surgi. Mais à cette époque, je n'avais pas eu le temps de réagir que quelques collègues féministes avaient déjà investi le bureau du proviseur en lui disant, en substance, qu'elles vivantes, on n'organiserait pas dans leur lycée ce contre quoi tous les jours elles se battaient dans leurs classes. Trop jeune pour avoir connu les suffragettes, trop jeune encore pour avoir connu l'époque des luttes féministes, j'assistai, témoin ravi, à cette insurrection des consciences féminines à qui, disaient-elles, on ne pouvait pas demander de rendre leurs élèves intelligentes et laisser faire ça. Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir n'était peut-être pas au programme, mais mes collègues entendaient bien l'inscrire en filigranes.

10 ans plus tard, dans mon lycée ariégeois, les choses ne sont plus pareilles. Personne ne réagit à cette lamentable importation de ce qui se fait de pire dans la sous culture télévisée. L'école républicaine n'a-t-elle rien de mieux à proposer aux élèves qui lui sont confiés que cette objectivation de celle qui sera élue plus bel objet du lycée ? Les valeurs de l'école sont-elles compatibles avec celles des podiums et sommes-nous payés pour encourager nos élèves à paraître plutôt qu'à être ?

L'affiche me surprend, l'apathie ambiante me sidère. Alors je fais ce que je sais faire : j'écris un texte où je tente d'expliquer le piège aux élèves et je le placarde à la cafet', à côté de l'autre.

Las ! Je découvre deux jours plus tard qu'une collègue, enseignante de commerce, était à l'origine de cette élection, et que je venais publiquement de désavouer le projet pédagogique d'une collègue ! Mais comment imaginer que derrière l'élection de la miss du lycée se cachait un projet pédagogique !

Du coup mon texte écrit pour des élèves devient un peu dur à accepter pour une collègue. Nous aurons une explication malgré tout franche et respectueuse. Je lui développerai mon point de vue sur cette élection, mais quand elle me dira que j'ai blessé certains de ses élèves organisateurs, j'accepterai son invitation d'expliquer de vive voix mon point de vue et me rendrai dans sa classe expliquer le piège du bel objet qui ne voyant que la beauté de l'étiquette en oublie... l'étiquette. "Sans mentir si votre ramage ressemble à votre plumage...", on n'a pas fait mieux depuis !

Je leur ai expliqué qu'il en allait de leur élection comme des bizutages. On ne peut pas dire : "Il y en a qui sont bien faits" (et pourtant cela se dit), parce que le principe même est mauvais.

Quel est le problème ?

Le problème est que l'on n'organise pas des élections pour désigner l'élève le plus sale du lycée ou bien le plus bête. Ce genre d'étiquette n'est pas tellement séduisante et l'on aurait du mal à trouver des candidats.

C'est pourquoi, comme je le disais, le piège fonctionne d'autant mieux que l'étiquette est belle. Si l'on essaye de nous coller une vilaine étiquette, nous allons résister ! Tout cela réduit une personne à un personnage, une vie à un rôle, un individu riche d'une multitude de qualités à une de ses facettes (ses mensurations, par exemple).

Je leur ai dit que le fait qu'ils aient pensé, dans un souci d'égalité sans doute, accoler à l'élection d'une miss, celle d'un mister, ne compensait rien. On ne manque pas moins de dignité aux femmes, lorsqu'on manque aussi de dignité aux hommes !

Et comme, ils avaient un peu de mal à voir le piège dans ce qui leur apparaissait comme une innocente soirée lycéenne, je leur ai raconté l'histoire suivante : "Si vous essayer de plonger une grenouille dans de l'eau bouillante, elle s'échappera en sautant en dehors de la casserole. En revanche, si vous plongez la même grenouille dans une casserole d'eau tiède et que vous chauffiez progressivement l'eau jusqu'à l'ébullition, celle-ci finira... bouillie !".

Pour eux, la prochaine étape serait le bizutage que l'on tenterait de leur imposer dans certaines écoles, toujours avec l'idée qu'il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux.

J'ai alors conclu en leur donnant un bon conseil de la part d'un prof qui n'avait jamais confondu ses élèves avec des batraciens : sautez de la casserole avant qu'il ne soit trop tard !

Quelques élèves ont compris mon point de vue. Ils me l'ont dit, mais la soirée eut tout de même lieu. Lorsque les enseignants eux-mêmes cautionnent des projets sans se demander s'ils sont compatibles avec les valeurs de l'école républicaine et que les proviseurs, trop contents que des projets existent, encouragent tout ce qui se présente, il devient bien difficile de faire douter des évidences. Ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas le faire...

Je l'ai dit déjà. Il arrive que la société demande à ses enseignants de faire vivre des valeurs qu'elle n'incarne plus ou de moins en moins. Il n'est donc pas étonnant que la contradiction surgisse entre les pratiques des enseignants eux-mêmes !

Après cela, que l'on ne vienne pas me dire que nous ne sommes là que pour instruire. On éduque aussi, bien sûr, que l'on organise ou que l'on conteste une élection de miss (à quand l'élection de miss tee shirt mouillé dans un lycée ?), que l'on encourage, tolère ou dénonce des bizutages dont le principe (quelles qu'en soient les modalités) reste toujours de préparer les jeunes à l'acceptation d'une société gérontocratique en leur demandant de faire allégeance aux plus anciens, non pas parce qu'ils ont un quelconque mérite supplémentaire, mais simplement parce qu'ils sont plus vieux d'une année !

Chaque fois que je vois des étudiants passer dans les rues de ma ville rôôôse, j'espère toujours avoir permis à mes anciens élèves de refuser cette pratique illégale et pourtant aussi institutionnelle que l'élection des miss.

A part ça, la fin de l'année scolaire m'apportera mon troisième refus de ma troisième demande de congé de formation. Le proviseur de Mirepoix me refera le coup de celui de Tarbes en demandant officiellement au Rectorat d'augmenter ma note administrative au-delà de ce que la grille indiciaire permet. La demande reviendra avec un refus et ma note sera réglementairement de 39,7. Bon !

Les proviseurs se rêvent manager

Septembre 2004. Je suis cette année encore sur mes deux lycées ariégeois, mais les aléas des effectifs font que cette fois-ci, il y a plus d'heures à faire sur Pamiers que sur Mirepoix. Ces bouts d'heures ont fini par se transformer en un vrai poste. Un collègue a été nommé dessus, mais il n'est pas là dès la rentrée et je le remplace au pied levé (c'est l'avantage des titulaires remplaçants : ils sont ou, plutôt, étaient toujours disponibles). Je le rencontrerai deux ou trois fois. C'est un collègue qui revenait de Mayotte et avait été renommé en priorité dans l'Académie dont il était parti (comme moi, lorsque j'étais revenu d'Afrique du Sud). Hélas, à peine son voeu exaucé, sa femme avait fait marche arrière et refusé de quitter son île du bout du monde. Du coup, le malheureux se retrouvait seul dans le fin fond de l'Ariège sans sa femme et ses gosses et il était trop tard pour faire marche arrière. S'ensuivit une dépression qui lui valut de n'enseigner qu'à dose homéopathique : 15 jours du côté du mois de décembre, 15 jours au printemps et une autre quinzaine vers la fin de l'année scolaire.

Le problème était que ses arrêts maladie étaient sans cesse prolongés sans que je sache, tout au moins au début, pour combien de temps je le remplaçais. On ne met pas en place les mêmes choses si l'on arrive pour quinze jours ou trois mois ! Il y eut une période où je planifiai ma progression pédagogique pour boucler un morceau du programme le vendredi soir, ne sachant pas si je pourrai le continuer le lundi suivant ! Puis dans le courant de la semaine arrivait sa prolongation d'arrêt et je devais reconstruire mon cours sur une plus longue plage. Jusqu'à la prochaine échéance du nouvel arrêt...

Reste que très vite, j'ai pris le parti de considérer que sa dépression allait durer (ce qu'il me confirma par téléphone) et donc mon remplacement aussi. Les rares fois où il vint, étant de toute façon rattaché au lycée de Pamiers, j'étais là pour lui passer le relais et lui faire un compte rendu exact du point où nous en étions. Malgré cela, je dois dire, que ces aller-retours ne furent pas la meilleure façon de préparer les élèves aux échéances finales. Mais enfin, les professeurs de philosophie ont le droit, eux aussi, de tomber malades.

Le problème de ces prolongations d'arrêts maladie est qu'elles arrivaient parfois à la dernière minute, et que le temps que le Rectorat réagisse en m'adressant ma propre prolongation de remplacement, il pouvait se passer deux ou trois jours et c'était autant de perdu pour les élèves !

Pour ceux de Pamiers, ce n'était pas un problème. Rattaché administrativement à cet établissement, je devais statutairement m'y trouver en attendant de remplacer. De sorte que si le lundi matin le collègue n'était pas là, je prenais ses classes " au débotté". J'ai donc, cette année-là, développé mon sens de la réactivité et l'ai porté à un niveau propre à satisfaire les plus libéraux des dirigeants du Medef.

En revanche, pour les élèves de Mirepoix, je ne pouvais réagir aussi rapidement et je devais attendre l'arrêté du Rectorat pour prendre la route et faire les 45 kilomètres qui séparaient mes deux établissements.

J'étais donc aussi réactif que les services rectoraux. Le problème est qu'ils ne l'étaient pas toujours et nous perdions parfois des jours précieux, simplement parce que celui qui avait la délégation de signature était parti, en stage, malade ou tout simplement surchargé (si, si, on me l'a dit une fois que j'avais pris la peine de téléphoner pour savoir où en était mon arrêté de prolongation), que sais-je encore, et qu'il n'était pas toujours remplacé lui-même avec célérité.

J'aurais pu, bien sûr, prendre sur moi, anticiper le fameux papier officiel et prendre la route avec ma voiture sans rien demander à personne. Mais il se trouve qu'après une vingtaine d'années de pratique, je connaissais les us et coutumes de la maison et savait qu'en cas d'accident de la route, je n'étais pas couvert et qu'il n'était pas sûr que le Rectorat aurait la volonté de régulariser ma situation lorsque je serais sur mon lit d'hôpital.

J'avais, dans mes années de Seine Saint-Denis emmené mes élèves, je l'ai raconté, philosopher à la montagne. Nous skiions le matin (plus facile de lever des élèves pour aller skier que pour aller en cours) et faisions cours l'après-midi. J'encadrai donc, avec mes collègues de sport et de français, les élèves sur les pistes, notre budget ne nous permettant pas de nous payer les services de moniteurs de ski.

Les professeurs savaient tous skier et j'avais d'ailleurs présenté le projet au Conseil d'Administration en expliquant que nous encadrerions les élèves skis au pied. Le projet fut débattu, voté et approuvé.

Or, le dernier jour, je suis tombé, me suis pris mon bâton dans les dents et m'en suis sectionné trois ! Je passe les détails et arrive à ce qui permettra de comprendre le peu de confiance que j'ai, depuis, dans l'administration. Ma copine Patricia, prof de sport, me dit alors que je ne devais pas oublier de déclarer cela comme un accident du travail. Ce que je fis.

C'est alors que l'inspection académique me rétorqua qu'un professeur de philosophie n'ayant rien à faire sur les planches de ski avec ses élèves, cela ne relevait pas d'un accident du travail !

J'arguai que le projet avait été déposé en C.A et validé par celui-ci et que mon proviseur savait bien que les professeurs encadraient sur les pentes enneigées. J'avais d'ailleurs un papier officiel signé de sa main qui stipulait que nous encadrions ce voyage, mes collègues et moi.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que l'administration m'objecta que ce papier n'était pas le bon et que j'aurai dû avoir une lettre de mission précisant que j'étais autorisé à encadrer sur les pistes de ski, aussi ! Je suis allé voir mon proviseur lui ai demandé ce qu'il en pensait et ai compris à ces bredouillements qu'il avait commis une erreur, mais qu'il ne comptait pas la régulariser. Un avocat de la mutuelle de l'Autonome (spécialisée dans la défense des enseignants) me confirma que sans ce papier je n'aurai pas gain de cause. Et, effectivement c'est ainsi que cela se passa...

J'ai raconté cette anecdote pour bien faire comprendre que j'avais déjà été échaudé et que je connaissais bien l'administration, que je n'ai jamais confondue avec la mère bienveillante et protectrice d'une grande famille.

Pour en revenir à mes remplacements ariégeois, j'avais donc raconté l'histoire à mon proviseur de Pamiers pour lui expliquer que je ne prendrai pas ma voiture personnelle pour aller à Mirepoix, sans un papier officiel du Rectorat. Il commença par me donner raison. Puis, devant la lenteur des services rectoraux, il eut l'idée de m'affecter de son propre chef. L'époque était à la décentralisation, je l'ai rappelé, et mon proviseur anticipait les évolutions qu'il pressentait.

Je résistai en soulignant que les titulaires remplaçants étaient affectés par le Rectorat et lui sortait le texte qui en faisait foi. Il revînt à la charge en me disant que les services juridiques rectoraux lui avaient confirmé qu'il en avait le droit. Je ne cédai pas, consultai des collègues plus versés que moi (pas difficile) dans le syndicalisme, contactai quelques syndicats compatissants, mais évasifs.

Bref, j'ai testé pour les générations d'enseignants à venir le management entrepreneurial des établissements scolaires dont rêvent pas mal de proviseurs et que leur laissera espérer la loi Fillon du printemps 2005 !

Reste que ce bras de fer que je mène seul, je ne suis pas syndiqué (c'est un tort, je le sais, aujourd'hui), m'épuise et me pompe une énergie qui serait mieux utilisée si elle était mise au service de mes élèves.

Je suis convoqué par le proviseur qui m'intime l'ordre ("je vous donne un ordre") de prendre la route sans attendre l'arrêté du Rectorat. Je refuse ! Il insiste, me convoque devant témoin (son adjoint) et réitère "devant témoin, Monsieur Sparagano" son ordre. Je tiens bon. Et cela recommence à chaque fois que l'arrêt maladie de mon collègue est prolongé. Je fais observer que son arrêt maladie ne vaut pas ordre de mission (j'ai payé pour le savoir) et ça continue.

Il finira par consentir à me signer un ordre écrit. Je me doute que ça n'est pas légal, mais je suis fatigué. Je résiste encore un peu et continue d'attendre mon arrêté rectoral. Cela durera des semaines et puis surgira la réforme Fillon qui jettera les lycéens et les enseignants dans un mouvement dur et long. Je ne peux pas mener ces deux combats de front. Alors, je choisirai de me concentrer sur le plus important : l'affaiblissement du service public d'éducation. J'accepte le modus vivendi avec mon proviseur et entame un nouveau bras de fer avec le ministère. Bon sang, ce qu'il ferait bon de ne faire qu'enseigner !

La loi Fillon

Après avoir donné toute sa mesure en tant que ministre des affaires sociales dans le traitement du dossier des retraites, le premier ministre nous fait cadeau de François Fillon au Ministère de l'Education Nationale. Nous savons à quoi nous attendre. En fait, nous sommes loin du compte...

La réforme qu'il nous concocte envisage une profonde modification du baccalauréat (la moitié des épreuves en contrôle continu), un pouvoir accru des proviseurs dans un domaine où il n'en avait aucun : le pédagogique, et un tout nouveau pouvoir du monde de l'entreprise quant aux orientations de l'offre éducative.

Les lycéens attachés à l'anonymat de leurs copies de Baccalauréat rejetteront massivement le projet. En outre, une question se pose concernant le contrôle continu : comment garantir le caractère national de cet examen si chaque lycée note en contrôle continu la moitié des épreuves ?

Certes, on pourrait répondre que les collègues d'E.P.S y arrivent bien, eux ! C'est exact, mais de leur propre aveu, c'est une usine à gaz. Les notes sont "peignées" par une commission académique qui rectifie d'autorité les notes "proposées" par les enseignants ! Le système est censé éviter l'injustice d'un professeur notant trop sévèrement ou trop généreusement. Du coup, cette commission compare les moyennes des professeurs notant en contrôle continu et elle rectifie les écarts qui lui semblent trop importants. Soit !

Mais si vous tombez sur une classe particulièrement faible ou, au contraire, très bonne : les moyennes vont se faire rectifier, c'est-à-dire recentrées, alors que c'est la classe qui était en dehors des moyennes habituelles. Je ne suis pas professeur d'E.P.S., mais j'ai eu en tant que professeur de philosophie des classes de niveau très différent. Si j'avais dû noter ma dernière classe qui fut, au lycée de Saint Orens, la meilleure que j'ai eue, j'aurai logiquement atteint une moyenne supérieure, et de loin, à la moyenne habituelle ou à celle de mes collègues et donc à la moyenne des moyennes. Mes notes auraient été rectifiées à la baisse par une commission (si toutefois celle-ci était mise en place sur le modèle de celle de l'E.P.S., ce qui n'est pas garanti), ce qui aurait été une grande injustice pour mes élèves.

Le principe du contrôle continu n'est pas le mal absolu. Je l'ai même pratiqué, à titre expérimental, dans mon lycée autogéré. Il a des avantages certains : éviter que le travail d'une année ne se joue sur une épreuve où le stress, la maladie, le coup de (mal) chance du sujet tiré, risquent de ne pas permettre de mesurer correctement la valeur d'un élève. Ok ! Il a des inconvénients aussi : le risque d'une notation "affective" (dans un sens ou bien dans l'autre), puisque celui qui est noté n'est plus anonyme.

De sorte que la question du remplacement du contrôle final par un contrôle continu mérite un débat serré, technique et contradictoire.

Or, en 2005, il y eu une annonce, mais pas d'étude sur la pertinence de la chose. En fait, il s'agissait, pour le ministre, de faire des économies. Ne pas oublier, à l'époque, nos 4% de déficit (au-dessus des 3% imposés par le "pacte de stabilité" européen).

Le baccalauréat s'est donc retrouvé une variable d'ajustement pour un gouvernement chargé de respecter les engagements présidentiels de baisser les impôts (et donc la dépense publique), tout en ramenant le déficit public à un niveau compatible avec nos engagements européens. On était loin des préoccupations pédagogiques !

D'un point de vue général, d'ailleurs, la réforme Fillon de 2005 s'inscrivait dans une gestion plutôt comptable qu'éducative de l'école. Le baccalauréat coûte cher. C'est vrai et au moment où j'écris ces lignes une étude vient de ramener (telles les hirondelles, le printemps) le débat sur ce vieux bac dont on fête actuellement le bi centenaire ; étude concluant que la notation du baccalauréat est une "loterie".

Cette étude a été réalisée en mars 2008 par l'IREDU (Institut de Recherche en Education), et a porté sur des copies de sciences économiques et sociales. Il en ressort que les variations sur une même copie peuvent être énormes (jusqu'à 10 points) !

Reste que, lorsque l'on connaît de l'intérieur l'organisation du baccalauréat, cette étude montre ses limites. Ainsi, le test a porté sur un large panel d'enseignants, mais sur trois copies seulement ! Or, au baccalauréat, chaque copies est corrigées à l'intérieur d'un échantillon beaucoup plus important (j'en ai corrigé 110 l'année dernière et à peu près autant chaque année), qui permet d'en affiner l'appréciation. De plus, au baccalauréat, chaque correcteur dispose d'un barème (pas en philosophie) qui lui permet de rapprocher sa correction de celle de ses collègues. Pas de barème dans l'étude !

Enfin, au baccalauréat, chaque correcteur vient à une première réunion appelée "commission d'entente", pour se mettre d'accord avec ses collègues sur la manière de corriger tel ou tel sujet. Une deuxième réunion, la "commission d'harmonisation", réunit une nouvelle fois les correcteurs avec leurs copies corrigées. Là, les moyennes sont comparées et ceux qui ont les plus grands écarts sont invités à lire certaines de leurs copies à l'assemblée des collègues. On discute, chacun donne une note à la copie et le collègue ajuste, en fonction, sa note qui n'est toujours pas définitive.

En effet, l'erreur classique consiste à croire que le correcteur est souverain dans sa notation. Mais c'est faux. En réalité, c'est le jury qui est souverain. Les correcteurs proposent une note qui n'est définitive que lorsqu'elle a été validée par le jury qui peut la changer...

Bref, les "filtres" existent et ce genre d'étude qui jette trois copies à des correcteurs isolés n'a pas grand-chose à voir avec l'épreuve en question !

Reste que tout cela est récurrent et atteste d'un profond désir de faire des économies. Ce qui est louable, tant que l'on ne se pose pas la question : à quel prix ?

La loi Fillon, en tentant la réforme du baccalauréat, en aménageant (à la baisse) "la carte académique des langues" (article 19) etc., est apparue en cette année 2005 comme une gestion purement comptable du monde éducatif et la question "Comment faire mieux ?" a été remplacée par la question : "Comment faire moins cher ?".

Or, il me semble que la deuxième question n'est légitime (nous sommes aussi des contribuables) que si l'on n'a pas oublié la première. L'idéal serait qu'elle lui soit subordonnée...

Pour la première fois depuis que j'enseignais, j'ai donc vu des lycées bloqués. Des piquets de grève devant les grilles. Ils étaient tenus par des élèves et des parents, les enseignants ne pouvant se permettre ce qui se serait apparenté à une "faute grave". Il nous restait la grève, nous l'avons faite.

Mon lycée de Pamiers sera bloqué et même occupé par les élèves. Puis, le proviseur arrivera à lever l'occupation et à se barricader à l'intérieur en fermant les portes. Du coup, les piquets de grève lycéens empêchaient l'entrée d'une porte verrouillée de l'intérieur !

Les gendarmes laisseront faire un temps, puis le pouvoir donnera des consignes plus musclées et je verrai mes élèves de Mirepoix se faire courser par une maréchaussée moins rapide (heureusement) qu'eux, autour du lycée. Je découvrirai que la majorité des leaders sont des filles et qu'au moment de résister aux évacuations des piquets de grève, les plus motivées ne sont pas les plus costaudes !

J'en ai d'ailleurs une à la maison et, comme beaucoup d'autres, elle doit à ce ministre d'avoir, à son corps défendant il est vrai, suscité des vocations politiques !

Je me fais un peu de souci au double titre d'enseignant et de père car le mouvement se durcit, les blocages s'éternisent dans une région à la pointe de la contestation, et le pouvoir commence à perdre patience en même temps qu'il perd le contrôle.

Un groupe de lycéens arrivera à pénétrer dans le Rectorat. Les C.R.S seront lâchés sur des gamines de 50 kilos et l'évacuation se fera dans la douleur. Une copine de ma fille se fera attraper par les deux oreilles. Bilan : une oreille d'arrachée. Je n'y étais pas, mais j'ai imaginé la scène : un gaillard de 80 kilos, casqué, botté, avec des genouillères qui fonce sur une gamine, la décolle de terre par les deux oreilles et lui fait traverser la cour du Rectorat. Facile !

La situation se tend. Mon lycée de Pamiers est souvent bloqué et quand il ne l'est pas, les profs sont en grève. Enfin, à la vérité, je trouve que les syndicats mettent beaucoup de temps à relayer nos élèves. Le ministre de la fonction publique tente de temporiser en ouvrant des négociations salariales. Les gros syndicats mordent à l'hameçon et nous ne sommes pas beaucoup à nous déclarer grévistes au début.

Un beau matin que les lycéens bloquaient le lycée, les gendarmes de Pamiers sont venus en force pour ouvrir l'accès. Ils chargent. Pas trop violemment (ce ne sont pas des C.R.S), mais avec efficacité et puis, ils sont du coin et certains gamins les connaissent (et réciproquement).

Je suis dehors avec d'autres collègues et les gendarmes nous font une haie pour passer. Nous sommes quelques-uns à refuser de rentrer faire cours sous protection gendarmesque et avertissons que tant que la maréchaussée est là, nous resterons dehors. Les képis bleus restent, nous aussi !

Or, c'est une avant-veille de vacance scolaire. Le lendemain, j'ai deux heures de cours au lycée de Mirepoix. J'y vais. Il n'est pas bloqué. Je fais cours et je fais bien, car le proviseur de Pamiers vérifiera que j'ai bien effectué ces deux heures. Dans le cas contraire, gréviste la veille des vacances, je pouvais être considéré comme gréviste pendant les vacances et perdre, de ce fait, quinze jours de salaire. Mais j'enseigne depuis trop longtemps pour faire cette erreur...

Le gouvernement lâchera sur la réforme du bac et fera passer tout le reste.

L'école, terrain de jeu de nos politiciens

Comme un bonheur ne vient jamais seul, c'est aussi le moment que choisi le gouvernement pour faire passer (en mars) une loi enjoignant aux professeurs d'histoire de présenter la colonisation sous tous ses aspects, y compris les positifs !

Décidément, à chaque fois que le pouvoir fait des lois sur l'histoire, c'est une catastrophe11.

Pourrait-on imaginer qu'un gouvernement légifère sur la physique ou la chimie ? Non, bien sûr. C'est une affaire de spécialistes ! Passer de la physique newtonienne à la physique quantique ne se fait pas par décret au journal officiel, mais lorsque les physiciens s'aperçoivent des limites d'une théorie et décident qu'il en est une nouvelle qui donne plus de satisfaction (ici, dans l'infiniment petit).

Alors, qu'est-ce qu'a bien pu faire l'histoire pour mériter ça ? Depuis quand un homme politique devient-il historien en recevant un mandat des électeurs ? Quel rapport entre un mandat politique et la vérité historique ?

On me dira que le pouvoir est fondé à décider les valeurs qu'il faut inculquer aux élèves. Soit ! Je suis d'accord. Mais, il ne faut pas confondre la morale et la vérité. Que l'on décide de commémorer l'esclavage à travers une journée nationale. Soit ! Le gouvernement est dans son rôle, mais la vérité sur l'esclavage est affaire d'historiens, pas de politiciens.

Que deux députés du Var, soucieux de flatter leur électorat pied noir, dépose un projet de loi sur les bienfaits de la colonisation est navrant, mais que l'assemblée vote la loi est consternant et me fait penser à ce "ministère de l'histoire" dont parle Georges Orwell dans son célèbre livre intitulé 198412.

En règle générale, je crois que le pouvoir politique doit se contenter d'imposer un cadre, des finalités, et laisser aux enseignants, qui ont fait les études pour cela, le soin de choisir les moyens d'y parvenir.

Apprendre à lire. Ok ! Mais lorsque, plus tard, le ministre Gilles de Robien se mêlera de dire aux instituteurs comment, il se ridiculisera en interdisant une méthode que les enseignants avaient, eux-mêmes, abandonnés depuis plus de 20 ans !

Il arrive même que le pouvoir fasse des dégâts en étant trop précis dans la prescription morale qui relève pourtant de ses attributions. La très récente idée du Président de la République de faire parrainer par un élève de CM2 (10 ans !) le martyre d'un enfant supplicié de la Shoah est, à cet égard, tout à fait significative d'un pouvoir politique qui s'égare.

Dire aux fonctionnaires de transmettre le "devoir de mémoire" est une chose, mais dire comment, en est une autre. Les psychanalystes ont crié au fou, les instituteurs ont dit qu'ils ne le feraient pas, j'ai écrit dans un quotidien ce que j'en pensais en demandant ironiquement si après le dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives), le président déjeunant avec le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) n'allait pas bientôt demander à chaque élève de CM1 d'entretenir personnellement le souvenir d'un petit martyre mort sur les bateaux négriers faisant la traite des noirs. Je suggérais ironiquement de commencer par un test dans les académies de Bordeaux et de Nantes...

Finalement, Simone Weill a sifflé la fin de la (mauvaise) farce et le pouvoir a remballé son idée macabre. En résumé, si les enseignants ont besoin d'une orientation de la part du pouvoir politique (encore une fois, nous ne sommes pas propriétaires du système, mais fonctionnaires de celui-ci), ils n'ont pas besoin qu'on leur tienne la main !

Comme cette année était partie pour être riche en rebondissements, cela a continué et le pape Jean Paul II est mort. Quel rapport, me direz-vous ?

Et bien justement, ce fut l'occasion de découvrir que la laïcité est comme la démocratie : ce n'est jamais acquis une fois pour toute. Des bâtiments publics furent mis en berne et le pouvoir politique, à qui l'on fit remarquer que la République laïque ne saurait être en berne à la mort d'un responsable religieux, répondit avec beaucoup de mauvaise foi qu'il s'agissait d'honorer le chef de l'Etat du Vatican !

Nouvel article dans la presse régionale (Le drapeau de la mairie de Toulouse avait été mis en berne devant moi, alors que je sirotais mon café avec un copain, place du Capitole), où j'expliquais qu'au moment où l'on venait de durcir la loi sur le port du voile à l'école, ce serait difficile pour les enseignants d'expliquer à leurs élèves musulmans que le drapeau de leur école était en berne parce que le chef de l'église catholique était décédé. Je demandais au maire de Toulouse (Douste Blasy, à l'époque) ce qu'il comptait faire lorsque l'archevêque de Canterburry décéderait ou le Dalaï Lama ou le roi du Maroc, qui est à la fois un chef d'Etat et le "commandeur des croyants".

Dans l'atmosphère de ce début du mois d'avril, il était même question que les établissements scolaires emboîtent le pas et suivent l' "exemple" de l'Elysée.

Je me souviens être allé voir alors mon proviseur de Pamiers et celui de Mirepoix. Le deuxième me déclara qu'il n'en était pas question, mais le premier refusa de me répondre et se contenta de me dire qu'il ferait ce qu'il avait à faire... Il est vrai qu'à l'époque nos relations n'étaient plus ce qu'elles étaient, la grève était passée par là, et même nous étions en plein dedans.

J'ai donc informé mes élèves que si le lundi matin, le drapeau du lycée était en berne, je ne rentrerai pas dans l'établissement et ferai mon cours dehors, devant le lycée. J'expliquai pourquoi avec un mégaphone, c'était un jour de blocage !

Le lundi matin, le drapeau flottait bien haut et je rentrai dans un établissement encore laïc...

Cette fin d'année fut cependant pour moi l'occasion de découvrir, grâce à mes élèves, un genre musical qui manquait à ma culture.

J'avais à Mirepoix, dans une de mes terminales scientifiques, un élève, Cyril je crois, que j'avais failli "perdre" en début d'année. Cheveux longs, très longs même, rebelle au système (encore un), il avait abordé la philosophie avec intérêt, mais je savais qu'il avait le profil de celui qui n'était pas parti pour investir le travail nécessaire et finirait par ne plus trop comprendre où nous en étions, se lasserait et décrocherait.

Les premiers signes étaient visibles : prises de notes erratiques, premiers contrôles en décalage avec la bonne volonté à l'oral. Beaucoup de fougue dans des interventions qui attestaient une préoccupation encourageante, mais exigeaient plus, beaucoup plus de rigueur qu'il n'en montrait.

J'avais réussi à l'amener tout doucement à investir plus en lui montrant comment creuser avec profit ses propres indignations de rebelle. Scientifique et musicien, il savait la différence entre l'a peu près et la justesse d'une démonstration ou d'une partition. Finalement, ce ne fut pas si difficile et il était assez content de voir que ses efforts avaient payé.

Pour me remercier, sans doute, du plaisir qu'il prenait en classe, il voulut me rendre la pareille. C'est ainsi, qu'après un cours, il me demanda si je voulais bien lui acheter un billet pour un concert auquel il participait.

J'habitais Toulouse, il le savait et c'est là qu'il jouait avec son groupe. J'achetai le billet et promis de venir. Cela se passait au Havana Café, haut lieu musical des soirées (jeunes) toulousaines. Je connaissais un peu. Le principe était simple : plusieurs groupes se produisaient et le public décidait par ses applaudissements quel groupe serait invité à revenir. Il fallait venir en nombre, comme il me l'expliqua, et nous vînmes à une trentaine d'ariégeois.

Hélas, je n'avais pas demandé quel était son style de musique. J'avoue que c'était, pour moi, un détail ; il s'agissait d'encourager l'un des nôtres !

Le "détail" n'en fut pas un. Plusieurs groupes se produisirent et j'attendais la prestation de mon apprenti philosophe, lorsque vint le moment.

Ce fut une surprise. Je ne connaissais pas le Hard Métal ! Je découvris...

Guitariste, mon élève était aussi le chanteur du groupe. Enfin, "chanteur" n'est peut-être pas le terme adéquat.

En position, le micro caché par des cheveux qui l'entouraient et semblaient l'avoir avalé, le visage caché, il attaqua :

- "Whouâââ-Heueueueu-Rhôrrrrrr... etc." !!!

Tout cela semblait une douleur sortie de ses entrailles, avec des accents caverneux qui n'appartenaient pas à des sons archivés dans ma mémoire. Quelque chose de guttural et de violent sortait à jet continu (comment faisait-il pour reprendre sa respiration ?) de cette masse chevelue oscillante.

Je découvris alors que ce genre musical s'accompagne de la part des spectateurs d'une espèce de transe moderne pendant laquelle les fans se jettent les uns sur les autres dans des mouvements désarticulés avec des trajectoires aléatoires. Ils se "pogotaient" (c'est le terme adéquat que l'on me donna).

Je fus donc invité à aller "pogoter". Je déclinai. L'idée de me jeter épaule en avant sur mes élèves me semblait relever de l'assassinat et puis j'étais aussi curieux que pouvait l'être Claude Lévi Strauss lorsqu'il découvrit ses Bororos dans l'Amazonie brésilienne, dans les années 30 ! J'ai donc fait un brin d'ethnologie urbaine ce soir-là. A la fin d'un morceau, mon "chanteur" a relevé la tête et, avant de jouer le suivant, a déclaré à l'assistance : "Le prochain morceau, je le dédicace à mon prof de philo qui est dans la salle, parce que ça parle de la vie !". J'ai redoublé d'attention, tendu le coup pour saisir la portée du texte : "Whaouâââ-Heueueueu-Rhôrrr... etc.".

Nous avons applaudi à tout rompre. Bien plus tard dans la soirée, il est venu me voir pour me demander ce que j'en avais pensé ! D'autres groupes de Hard Métal s'étant également produit, je pus en toute honnêteté lui dire qu'ils étaient les meilleurs de ce genre que je découvrais. Instrumentalement, ils étaient très au-dessus (leur batteur, un de mes élèves d'une autre classe était particulièrement bon), et je le lui dis en avouant que je n'avais pas saisi toutes les paroles. Il me répondit que c'est lui qui faisait les textes et qu'il me les photocopierait. Il oublia, peut-être, en tout cas, je ne les ai pas eus et c'est dommage, car j'aurai vraiment été curieux de lire ce qu'il avait "chanté" !

C'est donc ainsi que, arpentant les vastes territoires ariégeois, je découvris la tribu des "pogoteurs"...

C'est bientôt la fin de l'année scolaire. Ma quatrième demande de congé de formation vient de m'être une nouvelle fois refusée. Mais ça n'a plus d'importance, car le Rectorat vient de me demander si j'étais toujours intéressé pour aller voir ailleurs. La petite croix que j'ai mise, il y plus d'un an, dans une petite case refait surface. On me demande si j'ai un projet de reconversion. J'en ai un depuis quelques années déjà. Je l'explique. Il convainc.

On m'accorde un congé de formation pour foutre le camp, alors même que l'on me refusait celui pour progresser à l'intérieur de l'Education Nationale ! C'est d'ailleurs le même budget, puisque l'on m'explique que mes mois de formation (10 mois) seront pris dans l'enveloppe de ceux qui servent habituellement à se former pour rester dans l'E.N. Je vais être payé 75% de mon salaire brut pour me former et je reste titulaire de mon poste.

Incroyable, au moment où je pars, l'Education Nationale vient de me donner un poste. Après des années d'errance, on m'accorde un endroit où je pourrai prendre racine, à Saint Orens, dans la banlieue chic toulousaine. Trop tard, après avoir creusé mon sillon, je vais tracer mon sillage.

J'envisage de passer un brevet de capitaine de marine marchande avec une spécialisation de skipper professionnel pour pouvoir travailler avec des associations qui embarquent des jeunes en difficulté sur des voiliers, pendant des séjours dits "de rupture". Je reste dans l'éducatif, mais j'ai envie d'utiliser d'autres cordes de mon arc. Après avoir philosophé en professionnel et navigué en amateur, je vais naviguer en professionnel et philosopher en amateur !

Dernier souvenir de cette année qui aurait dû être la dernière de ma carrière d'enseignant (il y aura un "manque à virer", comme on dit dans la marine à voile) : le vendredi 28 mai.

Ce jour-là, vers la fin de matinée, j'arrive dans la salle des profs de mon lycée de Mirepoix. Un collègue claque à la cantonade :

- "Salut tout le monde et à un de ces jours" !!!

Cela ne sonne pas comme un départ en week-end et puis sa mine n'est pas des plus joyeuses. Je m'enquière de sa situation et là j'apprends qu'il est viré !

Oh, pas vraiment viré, non. Il est "contractuel" et son contrat s'arrête aujourd'hui. Tel Candide, je lui fais remarquer qu'il reste une semaine de cours pour les premières et les terminales.

Certes, mais le Rectorat ne lui a fait signer un contrat que jusqu'au 28 ! Je me mets immédiatement à la recherche d'un autre collègue avec lequel je partage une classe de terminale et que je sais, lui aussi, être contractuel. Vassili est professeur de mathématique, contractuel depuis quelques mois. Il est arrivé pour remplacer un collègue dépressif. Plein d'énergie, il a fait sa place, les élèves l'ont adopté et, pour avoir discuté avec lui, je sais qu'il a fait pas mal d'efforts pour récupérer une classe qui, lassée du collègue dépressif, avait fini par se lasser des maths.

Je reste stupéfait lorsqu'il me confirme qu'il arrête également ce soir même, comme tous les autres !!!

Et la dernière semaine de cours ? Tant pis !

Et les conseils de classes du troisième trimestre qui n'ont pas encore eu lieu ? Tant pis !

Joli message envoyé aux élèves par le ministre (la décision rectorale n'est pas isolée et les services rectoraux ne font que gérer l'enveloppe allouée par le ministère). Finalement, une semaine de cours, ça n'est pas si important que cela ! J'imagine assez bien la réaction des élèves la prochaine fois qu'on leur parlera d'absentéisme...

Autre message envoyé à toute la communauté scolaire : finalement, la présence de certains professeurs au conseil de classe n'est pas aussi indispensable qu'on le pensait !

Comment ne pas être en rage devant le mépris du travail de toute une année ?

Comment demander aux élèves de respecter leurs professeurs si leur employeur lui-même ne les respecte pas ? Tout cela pour économiser une semaine de salaire ! Mais qui calculera le coût de cette économie ?

On parle toujours des mêmes violences scolaires, mais il en est d'autres qu'il va bien falloir dénoncer ; ne serait-ce que parce qu'elles entretiennent parfois un rapport de cause à effet avec les premières !

Les technocrates de la calculette ont-ils chiffré le coût pédagogique d'une telle économie qui méprise les élèves, mais aussi leurs parents et leurs enseignants ?

Ne leur en déplaise, un professeur n'est pas un kleenex. On ne peut pas se moucher dedans, puis le jeter !

Ma colère aurait pu en rester là, mais c'était oublier que nous n'étions que vendredi matin.

L'après-midi, mes élèves de terminale ES m'abordent dans la cours en me demandant :

- "Dîtes, M'sieur, c'est vrai que vous allez nous trier au conseil de classe ?".

Je souris et, un peu moqueur, je leur dis que je ne sais pas ce qu'ils ont encore inventé, mais que je ne suis pas devenu prof pour trier les élèves comme des haricots !

Renseignements pris, ce sont eux qui ont raison. Le Rectorat nous demande de faire une liste des élèves en leur donnant un numéro d'ordre ouvrant droit au redoublement dans l'établissement ! En effet, les places de redoublants sont comptées.

Je m'informe et on m'explique qu'effectivement la terminale ES de l'année prochaine sera bloquée à 24 élèves ! Il y en a 21 en première qui montent. Reste 3 places de redoublants. Il faut donc lister ! Je me dis qu'une classe de 24 élèves, ça n'est pas trop chargé et qu'une dizaine d'élèves en plus, c'est courant. Oui, mais c'est sans compter le seuil fatidique qui oblige à dédoubler certains cours au-delà de 24 élèves (cela induit alors quelques heures en plus). Or, le Rectorat, par souci d'économie toujours, ne donnera pas ces heures. Donc, pas plus de 24 élèves l'an prochain. On nous demande alors de prévoir une liste d'attente avec des numéros, comme à la Sécu !!!

Aux naïfs qui seraient tentés de dire que le redoublement est un droit, le Rectorat répondra :

- "Oui, mais il n'est pas précisé où...".

Tout cela ressemble furieusement à une police d'assurance dont on n'aurait pas lu les petits caractères, à moins que cela ne soit une nouvelle version de la notion de service public.

Finalement, la fin de la journée est arrivée (il était temps) et je me suis dit qu'il y avait sans doute plusieurs façon de privatiser l'Education Nationale, mais que ne pas lui donner les moyens de ses missions n'était pas la moins efficace...


(1) Bien sûr, les professionnels de la calculette ministérielle tenteront de déshabiller Pierre pour habiller Paul et tenteront de prendre aux terminales les heures qu'ils attribueront aux secondes. Mais nous arriverons, peut-être, à les contrer ! Et puis, si nous perdions ce combat contre les comptables du ministère, je ne serais pas effondré de récupérer une heure des sept allouées aux terminales littéraires pour financer cette option qui nous amènerait, sans doute, les littéraires dans les classes du même nom.

(2) Il aurait été pédagogiquement possible de faire plus, mais les créneaux horaires étaient rares et je dus faire tourner les classes dans ces maigres espaces que j'avais réussi à dégager d'emplois du temps assez chargés. Un lycée qui souhaiterait institutionnaliser cette option devrait l'intégrer dès la conception des emplois du temps (pendant l'été) en banalisant une heure réservée à cet effet ; comme on le fait, par exemple, pour les heures de vie de classe (que j'avais d'ailleurs parfois récupérées pour mon projet).

(3) Du genre : Tous les chameaux volent. Or, Hector est un chameau. Donc Hector vole.

(4) On se souviendra que le gouvernement avait supprimé le statut des MI-SE (maître d'internat et surveillants d'externat) pour le remplacer par un statut moins avantageux, celui des "assistants d'éducation", moins bien payés et faisant plus d'heures. De plus, la suppression de 20000 "emplois jeunes" n'était pas compensée par les nouveaux assistants d'éducation. Bref, il allait manquer à peu près 10000 surveillants dans les établissements à la rentrée prochaine. D'ailleurs le ministre ne contestera pas les chiffres, mais se contentera d'en reporter la responsabilité sur le gouvernement Jospin qui n'aurait pas budgété le maintien de ces "emplois jeunes". Tout cela se traduira dès l'automne par quelques jours de grève assez suivis...

(5) Libération du 14 juin.

(6) Libération du 23 novembre.

(7) Platon fut tenté par le rôle de conseiller du tyran de Sicile. Il réitéra l'expérience avec le fils Denis le jeune et n'eut pas plus de succès. Aristote eut Alexandre le grand qui ne l'écouta guère. Sénèque fut le précepteur de l'empereur Néron qui finit par lui ordonner de se suicider (ce qu'il fit en se tranchant les veines). Descartes eut la Reine de Suède, où le philosophe mourut de froid et plus récemment le philosophe Régis Debray, compagnon de route du Che fut tenté par le rôle de conseiller auprès de Mitterrand, qui fit du révolutionnaire un conseiller d'Etat !!! Bref, l'histoire de la collaboration des philosophes avec les hommes politiques est une histoire douloureuse.

(8) Une commission, présidée par le professeur Pariente, fit le tour de la France pour sonder les professeurs de philosophie. Je me rendis à celle de Bordeaux où je représentais mes collègues du lycée de Tarbes. Il en ressortit que préciser un peu le programme pour que chaque élève puisse être sûr que son cours de philosophie (bien que différent de celui d'une autre classe, le cours étant, comme de juste, une création), comporte néanmoins quelques points communs, comme autant de passages obligés pour l'enseignant, était perçu comme liberticide !

(9) Le point de vue fut jugé intéressant, sans doute, et Libération le publia deux fois (le 10 et le 31 mai) !!! Ce traitement particulier n'avait rien à voir avec la qualité, toute relative, de mes propos, mais avec le bazar qui régnait au service des lecteurs et qui m'avait été confirmé par le responsable (Jean Michel Helvig, à l'époque) lorsque j'avais téléphoné pour m'étonner de ce "traitement de faveur"

(10) Lire à ce sujet les excellents livres de François Jullien, philosophe et sinologue. Commencer par Le sage est sans idée (Seuil) et enchaîner avec Le traité de l'efficacité (livre de poche).

(11) Je passe sur l'aspect proprement philosophique de la question qui nous entraînerait trop loin. Mais comment le principe même de la colonisation pourrait-il recevoir autre chose qu'une ferme condamnation de la part d'une démocratie ?
Parce qu'enfin, qu'est-ce qu'une colonisation si ce n'est l'imposition (par la force) de sa culture jugée supérieure à celle de l'autre ?

(12) Dans ce roman, futuriste à l'époque (1948), l'auteur imagine le monde de demain, en 1984. Big Brother, le dictateur, est au pouvoir et pour asseoir son autorité, il imagine un ministère chargé de réécrire en permanence l'histoire afin que ses prédictions ne soient jamais contredites par les faits.
Ainsi, certains politiciens sont-ils régulièrement tentés d'enrôler l'histoire au service de leur projet politique. C'est une erreur et, parfois, une faute. A chacun son métier.

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