I) Introduction
Il existe peu d'approches pédagogiques favorisant la compréhension des émotions chez l'enfant. Rares sont les programmes en contexte scolaire qui ont entrepris une approche globale introduisant spécifiquement la cognition et les émotions. De plus, l'on se heurte à un manque de recherche en pédagogie et éducation sur la compréhension des émotions chez les enfants. Pourtant, de nombreuses recherches ont su démontrer plusieurs avantages du programme de Philosophie pour enfants de Matthew Lipman (PPE) sur les différents aspects du développement de l'enfant, dont les sphères affective et cognitive. Comme il est maintenant raisonnable de penser que la cognition et les émotions sont étroitement liées, nous allons voir en quoi la Philosophie pour enfants pourrait améliorer la compréhension des émotions chez les enfants.
II) La Philosophie pour enfants (PPE)
Nous avançons l'idée selon laquelle l'aspect dialogique de la Philosophie pour enfants pourrait amener une meilleure compréhension des émotions. Par son caractère rationnel, l'acte dialogique de la PPE basé sur le thème des émotions peut permettre de décortiquer ce à quoi les enfants pensent, ce à quoi ils croient, afin de désamorcer ou, simplement, de comprendre les bases de certaines de leurs réactions émotionnelles, voire corporelles et éventuellement, prévoir ou éviter certaines conséquences néfastes ultérieures.
Les enfants, mais aussi les adultes, sont confus dans la compréhension de leurs propres émotions de base (Schleifer, 2007). Cependant, une éducation spécifique pourrait favoriser une délibération consciente et évaluative des émotions. C'est ce que propose de faire la PPE par l'insertion d'une étape rationnelle dans le processus émotionnel, soit la discussion à caractère philosophique et dialogique. Ce moment de discussion pourrait permettre un développement de la compréhension qu'ont les enfants des émotions. Ce développement éducatif émotionnel nous apparait primordial dans le contrôle, la gestion et la modulation des émotions de tout être humain.
Nous présenterons une définition large du programme de PPE, pour ensuite concentrer notre attention sur l'acte de la communauté de recherche et son approche dialogique et rationnelle des expériences.
III) Présentation de la PPE
C'est dans les années 1970 que Matthew Lipman, philosophe américain, conçoit un programme de philosophie qui incite l'enfant à pratiquer la recherche du sens, tout en valorisant son expérience personnelle. C'est dans un contexte de développement des habiletés intellectuelles, dont la pensée critique, parfois considérées latentes et inexplorées, que Lipman écrit une série de romans pour les enfants du primaire et du secondaire. Depuis, plusieurs auteurs s'en sont inspirés dans le but de promouvoir l'apprentissage de la pensée autonome et critique dès le plus jeune âge. Michel Sasseville (1999) expose clairement sa position quant au développement de la pensée critique au primaire dans la pratique de la philosophie avec les enfants : "Les enfants sont capables de manifester les comportements cognitifs qu'on reconnait être traditionnellement ceux des philosophes : dégager les présupposés, envisager les implications, définir, donner des raisons, évaluer ces raisons, classifier, formuler des hypothèses, rechercher d'autres solutions ..." (p.l5).
La PPE se concentre sur le développement de la pensée critique, créative et sur le développement du jugement et des valeurs qui les sous-tendent. La philosophie à l'école se veut aussi un apprentissage au dialogue, celui-là même qui permet la participation de tous au sein d'une communauté. Le programme de Philosophie pour enfants est une activité rigoureuse sur les plans académique et intellectuel en plus d'être bénéfique sur le plan du développement de la personne. Qui plus est, l'idée centrale de ce programme est de créer des conditions qui permettent de penser de façon critique, raisonnable, rigoureuse et originale, tout en abordant des thèmes signifiants pour les enfants par le dialogue avec les pairs. En stimulant le développement intellectuel, moral et affectif, la PPE offre aux participants la capacité de se construire (Sasseville, 1999). Ayant brossé un portrait global du programme de Lipman, voyons maintenant quelles en sont les étapes importantes.
IV) Étapes pédagogiques
Les séances de Philosophie pour enfants comprennent trois étapes essentielles: la lecture, le questionnement et le dialogue. La première étape du programme de Lipman est la lecture à voix haute. Dans certains cas, les enfants commencent à s'identifier aux personnages et aux situations du roman. Cette première étape est aussi un "exemple" de métacognition pour les enfants qui entendent penser les personnages. La collecte des questions représente la deuxième étape du programme de PPE. Suite à la lecture d'un chapitre, les élèves posent leurs questions et expriment les passages ou dilemmes qui les ont frappés. En ce sens, on leur permet d'établir des liens (parfois inconscients) entre les expériences que vivent les personnages et les leurs. C'est un véritable travail d'expression qui initiera l'étape cruciale d'une séance de PPE, soit l'acte dialogique en communauté de recherche.
Cette dernière étape représente l'essence même de l'approche lipmanienne puisque c'est par elle que les élèves peuvent atteindre un déséquilibre cognitif et ainsi, possiblement, une nouvelle construction de sens. En effet, les enfants, stimulés, assistés et guidés par leurs pairs, arrivent ensemble à élaborer des éléments de discussion et à développer de nouveaux apprentissages. Guidés par l'enseignant(e) animatrice de communauté de recherche qui intègre des ambigüités, des dilemmes et des paradoxes au dialogue, les participants rencontrent alors certains obstacles cognitifs qui les forcent à se construire un nouveau sens, découvert au contact des autres, mais acquis de façon "autonome". Cette "zone proximale de développement" (Vygotski, 1985), où un obstacle épistémologique (Bachelard, 1990) se crée, amène chez le participant un certain malaise et c'est ce qui le pousse à réfléchir sur des problèmes jamais complètement résolus. La discussion philosophique est donc le moment clé de la PPE, où les enfants réfléchissent communément à des concepts reliés à leurs expériences existentielles. À partir de leurs réflexions au sein du dialogue philosophique, ils tentent de créer un sens alliant ainsi cognition et émotions puisque la communauté de recherche amène les enfants à exprimer leurs propres conceptions de l'expérience. Les enfants sont donc activement engagés dans le processus d'apprentissage par l'exploration de ce qui est vécu et par l'interaction avec les autres et le monde qui les entoure. L'influence qu'a voulu porter Lipman par le déroulement des séances de son programme est évidente : le dépassement perpétuel de la pensée par le dialogue afin d'en arriver à un impact positif sur l'expérience de l'enfant, et sur celles à venir. C'est dire combien le dialogue est une avenue sensible qui permet de se construire, de mieux penser, de comprendre les autres et de devenir soi-même.
V) Dialogue et connaissance de soi
L'acte dialogique en PPE implique différentes sphères intellectuelles. Il stimule le développement d'une pensée critique au moyen de critères spécifiques de raisonnement et par la recherche et l'évaluation objectives des raisons et de certaines connaissances. Cependant, il est autant question de la formation de la pensée que de la formation de la personne. En fait, le rôle de la pensée est primordial dans son rapport avec l'expérience. Par le dialogue, l'enfant établit des relations entre le monde et ses expériences, entre ce qu'il vit et ce qu'il est. Le sens que chaque individu donne aux choses et à ses expériences est essentiellement centré sur le moi et les émotions, et l'est peut-être même encore davantage pour les enfants : "L'expérience enfantine se situe davantage sur le plan affectif" (Lipman et Sharp, 1984, in Daniel, 1992, p.65). L'enfant est donc particulièrement susceptible de rechercher un sens à ce qu'il ressent et à ce qu'il pense, et d'avoir l'ouverture d'esprit nécessaire pour accueillir une nouvelle compréhension des choses. C'est une compréhension unique de l'expérience qui est mise en avant par l'approche de Lipman qui, tout comme Dewey d'ailleurs, considère que l'expérience est significative si et seulement si le sujet y attribue un sens personnel.
La communauté de recherche en PPE vise le développement global de l'enfant en accordant une place centrale à l'expérience et au vécu de l'enfant. Au sein de la communauté de recherche, l'enfant apprend à prendre contact avec lui-même, avec les autres et avec le monde qui l'entoure : "Ainsi l'échange verbal au sein d'une communauté de semblables conduit à la connaissance de soi et, graduellement, à l'estime de soi." (Ibid. p .34). Daniel ajoute dans son ouvrage Pour l'apprentissage d'une pensée critique au primaire (2005), que : "Le rôle de la philosophie est d'assister les personnes à transcender l'émotion brute ou la réaction instinctive pour atteindre le raisonnable et le responsable[ ...]. Il est donc possible et souhaitable de stimuler les jeunes vers une réflexion philosophique sur les sentiments.[...] Par ailleurs, pour tenter de prévenir le glissement vers un échange anecdotique centré sur les expériences personnelles et particulières, il convient de guider les jeunes vers une discussion conceptuelle, c'est-à-dire centrée sur la compréhension des concepts, ou encore d'utiliser la logique formelle" (p.64).
Bref, la PPE puise à même les émotions et les sentiments des enfants dans le but pragmatique de développer des habiletés liées aux relations de similitudes et de différences, aux relations causales et de contextualisation, pour ne nommer que celles-là, et ainsi reconstruire leur expérience. C'est une véritable praxis intellectuelle (Sharp, 1990 in Daniel, 2005) dont l'influence entre l'émotif et le cognitif pourrait être abordée telle que Frijda (1989) le décrit dans Psychologie des émotions et des sentiments (Cosnier, 1994) : "Les différents types de cognitions donnent lieu à différents types d'expériences émotionnelles et nos cognitions, nos perceptions, font partie des indices qui nous permettent d'étiqueter notre expérience, comme celle de colère, de peur ou de joie". (p.13).
VI) Communauté de recherche : développement de la pensée et compréhension des émotions
Par ailleurs, Lipman mentionne plusieurs types de pensée qui s'inscrivent dans le "bien penser" : la pensée raisonnable, autonome et critique. Concernant la pensée raisonnable, Sharp, 1987, in Daniel, 1992)) s'exprime ainsi : "Cette habileté exige notre pleine capacité à imaginer et à ressentir, ainsi que notre pleine sensibilité" (p.145), puis elle mentionne que "C'est dans le dialogue que nous devenons des personnes" (p.97), et que "l'être humain ne se réalise dans toute sa beauté et sa complexité qu'au moyen de la pensée raisonnable." (p.211). Stimuler une prise de conscience sur nos actes mentaux équivaut en PPE à développer son pouvoir sur sa propre vie. C'est en ce sens que la pensée critique dialogique se veut un moyen pour les enfants d'acquérir une perception de plus en plus claire de ce qu'ils pensent et ressentent, et ainsi de contribuer à une vie plus heureuse.
Le développement holistique et intégral prôné par la PPE s'effectue par la communauté de recherche, noyau grâce auquel l'acte dialogique peut s'établir, qui permet un épanouissement autant émotif que cognitif. Découvrir et améliorer son expérience quotidienne présente et future, devenir un adulte épanoui, contribuer à son bienêtre personnel et social sont autant de principes s'insérant dans la vision de Lipman. La place centrale que l'acte dialogique en communauté de recherche accorde à l'expérience témoigne d'un équilibre entre l'émotif et le cognitif dans le programme de Philosophie pour enfants de Lipman.
Comme nous l'avons vu, l'approche dialogique de la PPE tente de développer dès la petite enfance un regard critique et posé sur ce qui est vécu et ressenti en guidant les enfants vers une meilleure compréhension d'eux-mêmes. Le dialogue en communauté de recherche est le noyau central de cette approche philosophique puisqu'il permet d'identifier, de nommer, de comprendre, de mettre en perspective et de relativiser l'aspect émotif de l'enfant. De plus, il amène les enfants à conceptualiser les émotions afin de mieux les comprendre et, ultimement, de mieux les vivre. En effet, pour Lipman, le jugement est une source d'équilibre alors que la pensée critique facilite le bon jugement puisqu'elle s'appuie sur des critères, est auto correctrice et est sensible au contexte, ce qui permet de traiter rationnellement les émotions (Schleifer, 1992). Le passage par le temps du dialogue portant sur la réflexion est donc nécessaire. C'est alors que l'expérience affective qu'est l'émotion peut devenir une expérience réfléchie. Nous avons nommé ce processus où l'on soumet les émotions à la lumière du dialogue philosophique de la PPE, "processus d'émotions raisonnées" dans le sens où il est orienté vers le questionnement et la réflexion autonome des enfants quant à leurs émotions. Le modèle de Lipman semble répondre à plusieurs importantes préoccupations quant aux citoyens de demain en développant cette sensibilité raisonnée qui leur servira toute se vie durant.
VII) Conclusion
C'est dans le but de respecter la complexité humaine que la PPE traite les émotions (plan affectif) par le dialogue (plan social et discursif) et la pensée critique (plan cognitif). C'est une conceptualisation de l'aspect émotif par le dialogue et la pensée critique. Une façon d'arriver à une révision de ce processus symbolique est le questionnement, le dialogue et l'écoute présents en Philosophie pour enfants. Les apprenants doivent être reconnus comme des personnes dotées non seulement d'une intelligence en développement, mais aussi d'une émotivité en développement puisque la construction des savoirs est de plus en plus considérée comme étant non seulement inséparable, mais influencée par le domaine affectif. C'est pourquoi l'approche dialogique de la PPE nous semble un moyen qui pourrait être efficace dans le développement de la compréhension ou de l'identification des émotions, sans pour autant devenir une aide psychologique ou psychanalytique. Peut-être l'acte dialogique amènerait-il une rationalisation des émotions et ainsi, une conception d'elles moins éthérée? Ainsi, la PPE est une méthode qui concilie émotions et cognition par son approche dialogique et qui pourrait être efficace en ce qui concerne l'amélioration de la compréhension des émotions chez les jeunes enfants (Duclos, 2010). De plus, il serait possible que certains enfants à risques puissent bénéficier du programme de PPE si celui-ci était davantage introduit à l'école primaire. Il est aussi raisonnable de penser qu'une meilleure compréhension des émotions pourrait amener une meilleure gestion des émotions, et ainsi, une réduction des actes violents chez les enfants.