Colloque international "Philosophie de l'enseignement - Enseignement de la philosophie : L'égalité des chances à l'école - Quelle égalité ? Quelles chances ?"
Dans son préambule, l'Acte constitutif de l'Unesco proclame que "les États signataires de cette Convention [sont] résolus à assurer à tous le plein et égal accès à l'éducation, la libre poursuite de la vérité objective et le libre échange des idées et des connaissances"1. L'égalité des chances à l'école, l'autonomie de l'activité académique et le libre partage des connaissances dépendent profondément de la richesse ou de la pauvreté de chaque individu, du pouvoir de l'économie dans la société, des investissements publics dans le système éducatif. L'égalité des chances est toujours indissociable du problème de l'économie.
Concernant la situation actuelle de l'enseignement supérieur au Japon, le pourcentage des étudiants qui accèdent à l'université est heureusement d'environ 60%. Mais en revanche, la majorité des étudiants et leur famille souffrent du grand coût des inscriptions, environ 800000 yen (6700 euros) dans les universités publiques et 1300000 yen (11000 euros) dans les universités privées. Alors que le Japon a signé en 1976 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté par l'Assemblée générale des Nations unies, il continue de réserver sa signature quant à l'article relatif à "l'évolution graduelle vers la gratuité des frais de l'enseignement supérieur". De plus, pour les étudiants, il n'existe pas de bourse (grant), mais un prêt préparé par une Institution Administrative Indépendante (Japan Student Services Organization: JASSO). Au fond, ce sont les parents qui paient les frais d'éducation, le revenu de la famille influençant sensiblement l'accès des jeunes à l'université. Les situations économiques engendrent donc l'inégalité des chances face à l'enseignement supérieur.
Nous commencerons par l'actualité de la recherche et de l'enseignement à l'université. Dans cette "société fondée sur la connaissance (knowledge-based society)", on est pressé d'offrir l'éducation aux étudiants comme une marchandise, étant apparent que l'université même est considérée comme une marchandise.
Au cours de ces vingt dernières années, l'industrie de la connaissance et de l'information a occupé une position centrale dans l'économie. Cette tendance a poussé la recherche et l'enseignement universitaire à fournir des ressources intellectuelles pragmatiques. L'une des causes historiques de cette situation réside dans la collaboration des universités américaines avec les industries.
Depuis longtemps, les universités américaines ont développé la recherche et l'enseignement sous une sorte de tension sociale, à l'aide non seulement de financements nationaux ou étatiques, mais aussi de financements privés (par des entreprises ou des individus). Ce furent les fondations des familles Rockefeller ou Carnegie, à la fin du 19e siècle, et les autorités militaires, de la deuxième guerre mondiale à la guerre froide, qui investirent les fonds de recherche nécessaires aux universités.
En 1980, le Bayh-Dole Act a marqué un tournant important. Cet Acte a en particulier permis aux universités américaines de breveter leurs découvertes et inventions, et ce même si leur recherche est soutenue par des fonds publics. Alors que les revenus des brevets, obtenus suite à des recherches à financement public, étaient placés autrefois sous contrôle du gouvernement, ils relèvent désormais de chaque université ou chercheur.
L'université elle-même est ainsi devenue une entreprise, obtenant ses fonds dans l'économie de marché. Avec l'intensification de la concurrence économique mondiale des années 1980, on s'est mis à compter sur l'université comme centre économique de la connaissance, engendrant l'innovation, transformant l'industrie et activatrice de l'emploi.
Quand commercialisation et marchandisation de la recherche se développent excessivement, on tend plus à en cacher les résultats ou à refuser d'en partager les données. "La vérité pour tous" se transforme alors en "ma propre vérité" et on la vend d'une manière exclusive. Or, si la quête de vérité qu'on poursuit à l'université doit être publique, la poursuite d'un capitalisme académique, notamment dans les sciences de pointe, voit des chercheurs rivaux ne pas partager leurs résultats, voire les dissimuler, pour en conserver le monopole. Cette privatisation de la science ébranle radicalement l'universalité du savoir produit à l'université.
Par ailleurs, aux États-Unis, l'université développe la gratuité de l'enseignement supérieur. Il s'agit d'une éducation ouverte, dite Ressources Éducatives Libres (REL) (Open Educational Ressources (OER), et désigne un mouvement mondial mené par des fondations, universités et enseignants visant à créer et distribuer via internet des ressources éducatives libres et gratuites. Au travers de cette innovation éducative lancée de la Silicon Valley aux États-Unis, l'université a commencé à distribuer gratuitement cours, manuels, logiciels éducatifs, etc.
Non seulement aux États-Unis et en Europe, mais aussi en Chine et au Japon2, etc., des organisations éducatives telles que des universités distribuent déjà beaucoup de ressources, et des consortiums regroupant plusieurs universités ont été établis. Certes, le télé-enseignement existait déjà dans les années 1960, L'Open University (l'Université Ouverte) basé sur la radio-télédiffusion qui fut développé en Angleterre. Mais ces Ressources Éducatives Libres qui pourraient jouer le rôle important d'université gratuite pour tous les citoyens au 21e siècle sont aujourd'hui la cible de tous les regards.
Serait-il alors aisé d'assurer "l'égalité des chances dans l'éducation" tel que le proclame la Charte de l'Unesco, car l'on est à même d'entretenir des services éducatifs libres et gratuits, sans aucune contrainte spatio-temporelle. Alors que l'éducation via internet offre des possibilités infinies, nous ne pourrons pleinement en profiter que par l'assiduité et la responsabilisation de l'apprenant même. Sans une vive motivation, très peu de gens réussissent en parfait autodidacte. La recherche et l'enseignement exigent une certaine contrainte, des directions et un lieu.
La recherche et l'enseignement se développent selon un principe payant ou non. Quant au mot "gratuité", il est dérivé du latin classique "gratuitus" qui veut dire "désintéressé", "sans motif". L'adjectif "gratuit" se dit de ce qui n'est pas fondé, pas justifié, et de ce qui n'est pas déterminé par des considérations rationnelles3. La gratuité de l'enseignement veut donc dire qu'il n'est pas totalement justifié de donner une valeur économique à la relation entre enseigner et apprendre. Nous allons illustrer la problématique relative à la gratuité par l'exemple de Socrate, figure qui incarne la naissance de la philosophie.
L'enseignement et la gratuité : Socrate et les sophistes
À son origine, la philosophie occidentale s'associe étroitement au principe de la gratuité de l'enseignement. Car, en Grèce antique, le sophiste, enseignant privé, demandait une grosse rémunération pour son travail, alors que Socrate initiait gratuitement ses apprenants à la philosophie. Si l'enseignement se fait avec ou sans rémunération, ce n'est pas seulement pour une question économique, selon Socrate, c'est aussi du fait de la raison d'être de la philosophie, qui a la vérité comme objet de recherche.
Depuis la réforme de Solon, au 5e siècle av. J.-C., limitant la mainmise sur la politique par une petite partie des clans traditionnels d'Athènes, la participation politique de la majorité des jeunes citoyens masculins s'est réalisée à tous les niveaux. Les vertus humaines telles que le courage et la prudence étaient traditionnellement décidées par la naissance ou le statut social. À l'époque nouvelle de la démocratie, les jeunes hommes, notamment les fils de riches citoyens, nourrissaient l'espoir d'acquérir ces vertus par l'éducation. Dans un contexte social où l'argent, la connaissance et le pouvoir étaient étroitement associés, on avait besoin du sophiste qui enseignait ces vertus pour pouvoir dépasser les autres.
L'enseignement de la vertu relève traditionnellement de l'enseignement pratique de la poésie, de la musique et des exercices physiques. Le poète était, par exemple, considéré comme un enseignant, car il approfondissait l'essence des grands récits d'Homère ou d'Hésiode, et transmettait les règles d'une vie vertueuse. Par ailleurs, Protagoras introduisit, pour la toute première fois, un système de rémunération, et offrit l'éducation à la vertu d'une nouvelle manière. Les sophistes, y compris Protagoras, ont transmis la connaissance d'une façon efficace, en enseignant l'art de la persuasion. Ils trouvaient naturel d'accepter une rémunération, calculée suivant ce qu'ils enseignaient, comme celle de spécialistes tels que musiciens ou architectes, car ils initiaient à une technique, un savoir-faire.
Aux sophistes, Isocrate, fondateur d'une célèbre école de rhétorique, a fait de nombreux reproches. Il les a critiqués dans la mesure où ils n'offraient pas de connaissances équivalentes à leurs importantes rémunérations et où ils considéraient leurs élèves comme de simples clients sans attendre de résultat à leur enseignement. Aux yeux d'Isocrate, les sophistes étaient des fraudeurs infidèles. Cependant, il n'a pas refusé pour lui-même l'appellation de "sophiste", ni répugné à percevoir les frais de cours de ses élèves.
Or, Socrate, lui, a remis en question les sophistes sous un angle tout à fait différent, et la nouvelle pédagogie des sophistes fait l'objet de critiques dans son oeuvre. Dans Protagoras (313c), Socrate compare les sophistes à des commerçants et s'interroge : "un sophiste, ne serait-ce pas un négociant en gros ou un détaillant qui débite les denrées dont l'âme se nourrit ?" Comme un commerçant, le sophiste n'a pas besoin de connaître l'essence des marchandises qu'il vend. Ils n'a qu'à connaître la façon de vendre efficacement ses marchandises et n'a pas besoin d'apprendre la façon dont elles sont produites. Il excelle à vendre en gros des marchandises produites par quelqu'un d'autre, ou à débiter à sa manière les fragments morcelés du grand savoir. On peut emporter une boisson dans un récipient, et ne la consommer qu'après avoir consulté un spécialiste, mais il est difficile d'emporter du savoir et d'en demander jugement à un tiers4.
Aux yeux de Socrate, le sophiste semble être quelqu'un qui vend une vertu, fait à coup de boniments, sans en questionner le contenu. Il ne cherche pas la vérité, mais offre ingénieusement des articles qui paraissent véritables aux yeux du client. Le sophiste prétend tout savoir, mais en réalité ne sait rien et ne le sait pas. Il donne un prix à ses marchandises sans savoir ce qu'il vend, c'est pourquoi Socrate le qualifie avec dédain de "négoce spirituel, qui fait trafic de discours et d'enseignement relatif à la vertu" (Sophiste, 224d).
L'amour de la sagesse
Socrate avoue qu'il ne tire aucun profit, aucune rémunération de l'enseignement de la vertu. Pourquoi Socrate insiste-t-il si vivement sur la gratuité de la philosophie ? Comment arrive-t-il à conclure que tout le monde ne peut parvenir à entrer sur le chemin de la philosophie, même si chacun peut obtenir des connaissances en dépensant de l'argent ? Selon lui l'amour de la sagesse est radicalement différent du commerce des connaissances.
Certes, la commercialisation du savoir et la nécessité d'une rémunération transforment la relation entre enseignant et étudiant en une relation de commerçant à client. Quand l'élève comme client ne désire qu'acheter de l'éducation, même l'enseignant peut être considéré comme une marchandise. Or, ce n'est pas pour cette raison que Socrate accorde de l'importance aux relations hégémoniques entre enseignant et élève. Il dit en effet : "Des disciples, à vrai dire, je n'en ai jamais eu un seul. [...] Si donc, parmi ceux qui me fréquentent, il s'en trouve qui deviennent honnêtes gens ou malhonnêtes gens, il ne faut ni m'en louer ni m'en blâmer; ce n'est pas moi qui en suis la cause, je n'ai jamais promis aucun enseignement, et je n'ai jamais rien enseigné". Car seul le Dieu sait tout, Socrate n'aide qu'à l'éducation de l'âme. La pédagogie de Socrate commence par une prise de conscience de son ignorance, qui remet en question le statut même de l'enseignant. Aussi, il ne peut demander de rémunération dans la mesure où il est conscient de son ignorance.
On peut dire que Socrate essaie de préserver la liberté de son enseignement à l'aide du principe de gratuité. Dès lors que, dans l'éducation, la nature et l'exercice préalable de l'apprenant sont importants, il tient à garder la possibilité de choisir ses élèves à leur nature. "Quand j'ai reconnu qu'ils n'ont aucunement besoin de moi, je m'entremets pour eux en toute bienveillance et, grâce à Dieu, je conjecture fort heureusement quelle compagnie leur sera profitable" (Théétète, 151b). Si l'enseignement des sophistes subit un échec, c'est qu'ils concluent des contrats avec des élèves en vue de développer les talents de n'importe qui contre rémunération.
La pédagogie de Socrate ne consiste pas en un échange de connaissances contre de l'argent, ni en une transmission de connaissances du maître au disciple, mais en un processus de maturation spirituelle interindividuel. Celui-ci réside dans la conscience de sa propre ignorance et dans un questionnement radical de la vérité, qui conditionne les relations entre enseignant et élève. L'enseignant, comme maître, ne transmet pas ici une doctrine authentique, mais essaie de séduire un élève afin de nourrir son génie de façon maïeutique. Le dialogue avec les autres y est recherché pour faciliter la reconnaissance de sa propre ignorance. Pour Socrate, qui fait une distinction stricte entre sage et philosophe, le philosophe se définit comme quelqu'un qui poursuit concrètement le savoir en se basant sur son ignorance.
Au moment où notre enseignement dépend d'une relation de commerçant à client, comment trouver l'occasion de transmettre le savoir gratuitement aux autres. À l'université, sans doute, le contrat d'enseigner et d'apprendre est rationnellement exprimé sous la forme d'une unité de valeur ou d'un diplôme, mais cette relation contient des éléments d'opacité. Si un apprenant entend bel et bien quelque chose, il ne peut pour autant pas en conclure que tout cela résulte de l'acte d'enseigner. Il est toujours possible de réfuter que ce soit l'apprenant lui-même qui fasse s'épanouir son génie de par sa nature et son inspiration. La question de l'hétéronomie et/ou de l'autonomie de l'enseignement, "apprendre de l'autre" ou "apprendre de soi-même", a un rapport étroit à la relation entre rémunération et récompense.
Selon Karl Jaspers, l'université moderne, visant à ce que professeurs et étudiants apprennent ensemble, est socratique5. Ils peuvent mettre ensemble en question l'institution même où ils cherchent la vérité, s'exposent chaque fois à de nouvelles questions, les soumettent à l'examen, et rénovent ainsi par eux-mêmes. Il faut alors la révérence pour que la pédagogie socratique se distingue nettement de l'éducation pragmatique. "L'idée d'un esprit infini, qui respecterait sa responsabilité devant le transcendant" suscite le sentiment de révérence et rend possible la pédagogie socratique.
Si Socrate pratique radicalement une pédagogie gratuite, c'est afin de réfléchir sur le lien essentiel entre la gratuité et l'amour de la sagesse, c'est-à-dire la philosophie. Cela ne veut pas dire que, si le maître enseigne sans rémunération au disciple, toute hiérarchie en sera dissoute, mais qu'une éducation plus pure sera atteinte. Socrate relève avec justesse les difficultés relatives à l'amour de la sagesse : vente et achat irresponsable de la connaissance, demande excessive de rémunération et relation commerciale entre professeur et étudiant. Ce que nous devons apprendre de Socrate, même en se pliant à une logique de rémunération et de contrepartie, c'est une façon d'entrevoir la gratuité de la connaissance au-delà de tout principe économique, ainsi que le caractère public du savoir qui ne peut appartenir à qui que ce soit de façon exclusive.
La philosophie qui interrompt l'économie
Au Japon, les discussions philosophiques sur la justice sont à la mode. Socrate, lui aussi, souleva un problème de grande importance relatif à la justice. On mit Socrate injustement en prison, prétextant qu'il corrompait les jeunes gens. Ses disciples lui conseillèrent alors de s'échapper de prison en riposte à son injuste condamnation. Dans la société grecque antique où la vengeance est habituelle et naturelle, la justice par représailles avait cours.
Contre l'avis de ses disciples, il refuse de "commettre une injustice par vengeance" et se plie à la décision politique qui lui est imposée. Pour Socrate, qui risque sa vie en préconisant qu'il faille "non pas vivre simplement, mais bien vivre" (48b), la justice consiste justement à mettre un terme à l'économie de la vengeance. Dans La République (I. chap. 6-9), il réfute la théorie de Simonide sur la justice : "C'est qu'il est juste de rendre ce que l'on doit à chacun; en quoi il me paraît avoir raison" (331e). Suivant le mouvement circulaire de la dette au remboursement, on pourrait considérer comme justice l'acte de faire le juste à son ami et l'injuste à son ennemi. Mais si un homme bon fait mal au méchant en suivant cette circulation, il ne peut plus être un homme de justice. Le temps de la justice commence quand on interrompt l'économie de la vengeance selon laquelle il faut organiser systématiquement des représailles contre ses ennemis.
Socrate invente et pratique une nouvelle pensée pour interrompre l'économie de vente et d'achat de la connaissance ainsi que l'économie de la justice par représailles, et ce faisant rompt la chaîne de l'argent et de la violence. Il est remarquable que ce sage, à l'origine de la philosophie européenne, interrompe les principes traditionnels de l'enseignement et de la justice. C'est donc une des tâches de la philosophie que de mettre en relief la question de la gratuité, non seulement dans le domaine de l'économie au sens strict, mais aussi dans les principes d'échanges politiques, éthiques ou culturels6.
L'égalité de l'intelligence - Jacques Rancière, Le maître ignorant
Nous avons vu que l'ignorance joue un rôle important quant à la gratuité de la philosophie dans la pédagogie de Socrate. Prenons ensuite pour exemple la philosophie de l'éducation de Jacques Rancière, une pensée qui affirme plus radicalement le concept de l'ignorance. Nous allons enfin mettre l'égalité de l'intelligence en relation avec la situation actuelle de la société japonaise d'après le 11 mars.
Cet été 2011, l'ouvrage inouï de Jacques Rancière (1987), Le maître ignorant, a finalement été traduit en japonais7, et attiré l'attention du public. Cet ouvrage est un livre philosophique provocant concernant l'aventure intellectuelle d'un lecteur de littérature française, Joseph Jacotot, à l'université de Louvain au début de 19e siècle. Exilé de France après la Révolution, Jacotot essaya d'apprendre le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon. Il ne demanda aux étudiants que de réciter Les Aventures de Télémaque et ceux-ci apprirent magnifiquement le français. Jacotot doute de l'évidence pédagogique selon laquelle il faudrait expliquer systématiquement aux étudiants ce qu'ils doivent connaître et il se mit à enseigner de nouveau ce qu'il ignorait : piano et peinture. Le maître ignorant fait apparaître une intelligence cachée des étudiants. Cet incident provoqua une révolution de la pédagogie de Jacotot, qui avait la conviction que tous les hommes ont une intelligence égale.
On peut énumérer les exemples célèbres de pédagogies consistant à mettre en doute l'autorité du professeur et à respecter la spontanéité et l'activité des étudiants : John Dewey, Celestin Freinet, Paulo Freire ou Ivan Illich. Si l'on perçoit les nuances de la philosophie politique de Rancière au-delà d'une pédagogie amusante, les possibilités théoriques de cet ouvrage s'ouvriront à nous. N'est-ce pas précisément une éducation tendant à tout expliquer aux étudiants qui produit une division entre l'intelligence et l'ignorance, la compétence et l'incompétence, la maturité et l'immaturité. Cette pédagogie ne laisse-t-elle pas alors entrer "l'abrutissement" dans la société de manière à faciliter la subordination de l'intelligence d'un homme à celle d'un autre ? L'inégalité des intelligences ne produit-elle pas une société de l'honneur et du mépris basée sur une comparaison des individus. Rancière fouille ainsi le questionnement essentiel émergant des relations entre l'éducation et la politique.
L'égalité des intelligences que Jacotot mis en évidence par hasard n'est qu'une doxa qu'on ne peut démontrer, cela ne reste qu'un fait, avoir dépassé l'impossible dans sa pédagogie. Cette doxa n'est pas considérée comme un but qu'on doit justifier et atteindre, mais plutôt comme le principe d'une conduite pour l'éducation et la société. Une telle pratique est extrêmement difficile. En fait, ses disciples ont créé des institutions privées afin de tenter "l'éducation universelle" à la manière de Jacotot et leurs activités s'interrompirent au milieu de XIXe siècle. On ne peut qu'y entrevoir l'apparition de l'égalité des intelligences, les mots de conclusion de cet ouvrage sont suggestifs à cet égard : "L'éducation universelle ne réussira jamais, mais elle ne disparaîtra jamais".
Rancière fait une distinction précise entre Socrate et le maître ignorant. La pédagogie de Socrate étant encore considérée comme un bon exemple de l'abrutissement. "Il [=le maître] interroge, il commande une parole, c'est-à-dire la manifestation d'une intelligence qui s'ignorait ou se délaissait. Il vérifie que le travail de cette inelligence se fait avec attention, que cette parole ne dit pas n'importe quoi pour se dérober à la contrainte" (p. 51). Selon lui, Socrate connait déjà la réponse avant de poser une question. Si l'esclave de Menon trouve une vérité mathématique en lui-même, il n'entre que dans le chemin des connaissances, guidé par Socrate, sans connaître de libération intellectuelle. Comme Rancière le remarque, il est vrai que Jacotot réalisa une éducation en tant que maître ignorant, mais il fut quand même maître à l'université avant d'être ignorant. Jacotot ne pouvait-il réussir dans sa pratique éducative par l'ignorance que dans les conditions sociales qui étaient les siennes ou du fait des contraintes institutionnelles de l'époque ? Jacotot et Rancière remarquent que la pratique de l'éducation universelle n'est pas compatible avec des institutions comme l'université ou l'association à but non lucratif. Mais le maître ignorant ne mène de pratique révolutionnaire, même accidentelle, que face aux institutions, et si l'on refuse des institutions plus que nécessaires, cela risque-t-il de réduire les possibilités d'une réforme socio-pédagogique ?
La libération de l'intelligence devant la question de l'existence
Cette égalité intellectuelle, telle que Rancière l'a affirmé avec Jacotot, joue un rôle important dans la société japonaise actuelle. Le 11 mars 2011, les Japonais ont connu une triple catastrophe sans précédent : séisme, tsunami et accidents sérieux dans une centrale nucléaire. Plus de quatre mille disparus à cause du Tsunami, des conditions de vie difficile pour les sinistrés, plus de soixante-dix mille réfugiés suite aux accidents nucléaires à Fukushima, et l'angoisse d'une radioactivité invisible. Le désastre à la fois naturel et humain est encore en cours. Étymologiquement, "catastrophe" veut dire "bouleversement" en grec, le 11 mars a entièrement bouleversé la réalité et l'échelle de valeurs des Japonais.
Après les accidents sérieux de Fukushima, des rumeurs sur la situation de la centrale ou de la diffusion de la radioactivité se sont répandues dans les médias de masse, notamment sur internet ou via twitter. Certes, il y avait des informations sans fondement ou de fausses informations, mais leur apparition n'était liée qu'à la curiosité intellectuelle des citoyens dans une situation catastrophique et au manque d'informations officielles. Face à une telle situation, le 6 avril, le cabinet du premier ministre et la police proposèrent un contre-poids aux informations sans fondement qui attisaient inutilement l'inquiétude du peuple, et suggérèrent même de renforcer la réglementation des médias numériques. De plus, quelques universitaires et scientifiques se mirent à faire une sorte de propagande dans les médias afin de faire taire de fausses rumeurs. Le Professeur Shunichi Yamashita de l'université de Nagasaki, spécialiste de la radioactivité, a travaillé en tant que conseiller en prévention des risques sanitaires liés à la radioactivité, à Fukushima même, juste après le 11 mars. Il a déclaré : "Si l'on est exposé à 100mv de radioactivité, il n'y a pas de problème. Laissez vos enfants jouer dehors." "Les gens avec un grand sourire ne doivent pas être inquiétés par la radioactivité, seuls les gens d'un tempérament trop inquiet sont menacés par la radioactivité". En japonais, nous appelons ces professeurs ou scientifiques "Goyou-Gakusya (savant qui a des obligations envers le gouvernement)", ce qui veut dire qu'il déforme la vérité dans l'intérêt du pouvoir ou de l'autorité, non pas celui des citoyens. Ce sont les universités qui nourrissent ces savants (Goyou-Gakusya) en relation avec le pouvoir politico-économique.
Beaucoup de citoyens japonais doutent des déclarations de ces savants. Ils essaient de s'informer eux-mêmes des effets sur la santé de la radioactivité et de partager leurs connaissances "justes" sur internet. Les publications concernant les accidents nucléaires ou la radioactivité sont considérables à ce jour. Par ailleurs, des universitaires, scientifiques ou artistes à l'esprit contestataire critiquent sévèrement les responsabilités du gouvernement japonais et de la Compagnie d'électricité de Tokyo (Tepco). Ce qui est étonnant, c'est que les frontières entre spécialistes et amateurs, leurs collaborations, se modifient suite au désastre nucléaire de Fukushima. Les citoyens sont plus conscients des perspectives de l'énergie nouvelle, mieux informés sur les questions de santé, ou encore de l'existence. Les connaissances sur la radioactivité ne doivent pas être cachées ou réservées à une élite, mais être partagées par tous. On pourrait même entrevoir une libération active de l'intelligence telle que Rancière l'a affirmée, mais pressée par l'inquiétude sanitaire, notamment relative aux femmes et aux enfants.
Tous les hommes ont plus que jamais une égale intelligence, face aux difficultés d'après catastrophe. De cette égalité intelligente, nous devons peut-être tirer une nouvelle perspective pour notre société, par l'abandon de l'économie du nucléaire.
(1) "Pour ces motifs, les États signataires de cette Convention, résolus à assurer à tous le plein et égal accès à l'éducation, la libre poursuite de la vérité objective et le libre échange des idées et des connaissances, décident de développer et de multiplier les relations entre leurs peuples en vue de se mieux comprendre et d'acquérir une connaissance plus précise et plus vraie de leurs coutumes respectives." Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l'Education, la Science et la Culture.
(2) Parmi les universités japonaises, seules les universités de Tokyo, Waseda, Keio, Meiji et Kansei viennent de commencer l'éducation ouverte par la plateforme iTune-U.
(3) "Gratuité" et "gré (goût, volonté)" partagent d'ailleurs la même étymologie. Par le principe de gratuité, il faut entendre quelque chose d'agréable du fait de sa reconnaissance sociale.
(4) Quant à l'achat-vente, Socrate n'est pas satisfait du fait que les sophistes attendent la reconnaissance des élèves. "Quels maîtres que ceux-là juges, qui vont de ville en ville, et savent attirer maints jeunes gens, quand ceux-ci pourraient, sans rien payer, s'attacher à tel ou tel de leurs concitoyens qu'ils auraient choisis ! Et les persuadent de négliger ces fréquentations, de venir à eux, de les rétribuer, sans préjudice de la reconnaissance qu'on leur doit en plus" (Apologies, 19e). À cette époque-là, on paie principalement en espèce avant d'entrer dans l'enseignement. Les sophistes demandent alors une très importante rémunération d'avance. Pour Socrate, cette rémunération n'équivaut pas au contenu de l'enseignement attendu d'un tel prix.
(5) Karl Jaspers, L'idée de l'université, notamment le chapitre 4.
(6) Comme Jacques Derrida le remarque souvent, l'économie (oikos et nomos) signifie la loi de la propriété de soi par le retour de soi, il serait ainsi le don de soi qui interrompt cette économie. Il reste en effet un épisode sur la vie de Socrate : "Eschine lui [=à Socrate] ayant dit : "Je suis pauvre, je n'ai rien à t'offrir que ma personne; je me donne à toi. - Ne vois-tu pas, répondit Socrate, que tu me fais le plus magnifique présent ?"" (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre II, chap. 5.).
(7) Traduit par Yu Kajita et Yoko Hori, Hosei Daigaku Syupankyoku.