Cette contribution à l'analyse plurielle d'un atelier de philosophie sur le thème de l'Amour, extrait du film "Ce n'est qu'un début", s'inscrit dans nos préoccupations de chercheure en psychologie des apprentissages et de formatrice en Iufm : quel étayage spécifique Pascaline, la maîtresse, met-elle en oeuvre pour favoriser l'apprentissage du "philosopher" auprès d'élèves d'école maternelle ? S'agit-il, pour elle, de s'effacer pour laisser vivre les échanges entre élèves ou au contraire, choisit-elle d'assumer un rôle de médiation plus interventionniste ? Au-delà de données quantitatives témoignant de sa large participation aux échanges, seule une analyse qualitative de ses interventions peut éclairer les fonctions d'étayage de l'activité des élèves que met en oeuvre Pascaline pour mener à bien son projet didactique.
1) Qu'entendons-nous par "fonctions d'étayage" ?
Dans le prolongement des travaux brunériens (Bruner, 1983), nous retenons trois fonctions déterminantes pour penser le transfert de responsabilité (Rogoff, 1990), dans le cadre d'une situation d'apprentissage socialement médiatisée (Vygotski, 1985). Chaque fonction correspond à l'une des trois conditions à réaliser pour que l'apprentissage ait lieu :
- que le sujet apprenant reconnaisse le but à atteindre et accepte d'agir dans la situation didactique proposée ;
- qu'il puisse bénéficier d'une aide contingente (Wood, 1989) ;
- qu'il soit assuré dans sa propre compétence1.
Ainsi, étayer l'activité des élèves en situation didactique suppose-t-il de la part de l'enseignante la mise en oeuvre de trois fonctions distinctes2 en réponse aux besoins des élèves : besoin d'aide à la définition de la tâche3 (fonction d'enrôlement), besoin d'aide à l'élaboration d'une réponse adaptée à la sollicitation didactique (fonction de co-élaboration), besoin d'aide à la reconnaissance de sa capacité à produire seul l'activité cognitive attendue (fonction d'assurance).
2) De quelle "activité cognitive" parle-t-on ?
La mise en oeuvre d'ateliers philosophiques à l'école vise l'apprentissage du "philosopher" défini, à la suite de Michel Tozzi4, comme un "ensemble de processus de pensée spécifiques tels que les processus de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation". Nous nous appuyons sur cette définition pour appréhender l'activité cognitive attendue dans ce type de dispositif et catégoriser les interventions relevant d'une co-élaboration de réponses adaptées à cette exigence didactique.
3) Vers une analyse didactique des interventions de la maîtresse
Sans doute que des professeurs de philosophie et formateurs en Iufm se montrent encore sceptiques quant au maintien de l'exigence philosophique dans les ateliers mis en oeuvre dans les classes par des professeurs des écoles non spécialistes de la discipline. Une analyse exhaustive de toutes les interventions de Pascaline dans la séance consacrée au thème de l'amour tend cependant à prouver au contraire combien l'enseignante a développé de réelles compétences didactiques pour accompagner les élèves dans la production d'une réflexion de type philosophique. En complément de l'analyse didactique proposée par M. Tozzi de cette même séance, nous réalisons, avec Edwige Chirouter5, une étude approfondie du verbatim appréhendé dans son intégralité6. Cette dernière précision est importante car, alors que le film documentaire Ce n'est qu'un début est le produit d'un montage cinématographique, remarquable par son caractère artistique et militant, le projet d'analyser finement des gestes d'étayage mis en oeuvre par Pascaline, exige un accès à la totalité des interactions enregistrées dans la classe7.
Au-delà d'une ingénierie didactique, aussi aboutie soit-elle, ce sont bien les acteurs de la situation qui contribuent à sa réussite. Le verbatim de la séance analysée est de ce point de vue révélateur de réelles interactions au profit de l'avancée de la réflexion. S'il est indéniable que la maîtresse reste très présente dans les échanges, ses interventions témoignent d'une grande contingence avec les propos tenus par les élèves eux-mêmes. Dans le cadre de cet écrit, nous nous contenterons d'illustrer, à l'aune du modèle de référence exposé, quelques éléments d'une compétence professionnelle remarquable en focalisant notre attention sur la négociation de l'entrée en activité des élèves. Un second article à venir8, co-rédigé avec Edwige Chirouter, sera l'occasion d'approfondir l'analyse du verbatim du point de vue des deux autres fonctions d'étayage.
4) La prise en compte du besoin d'enrôlement des élèves
Dans la recherche princeps sur les fonctions d'étayage, Bruner (1983) décrit un besoin d'enrôlement d'autant plus important que les enfants sont jeunes et/ou que l'activité attendue dans la situation d'apprentissage s'avère éloignée de leurs réponses spontanées à la sollicitation didactique. Dans le cas présent, il va sans dire que l'exigence d'une réflexion de nature philosophique auprès d'enfants de 4 ans ne va pas de soi. Aussi Pascaline va-t-elle mettre en oeuvre différents gestes d'étayage pour négocier avec les élèves ce que signifie "faire de la philosophie". Les premiers échanges, que nous considérons dès le retour de récréation, alors que les élèves entrent dans la salle de classe9, relèvent, selon notre grille d'analyse, d'un enrôlement de tous dans l'activité réflexive attendue.
a) Le rappel des règles de "bonne conduite" dans l'espace classe
Ainsi, alors même que les élèves entrent dans la salle de classe après la récréation, Pascaline les accueille sur le seuil de la porte en leur rappelant les règles de "bonne conduite" dans la classe et sans doute encore plus spécifiquement en prévision de l'atelier "philo" qui est, rappelons-le, filmé par une équipe de cameramen professionnels :
0. P : Vous allez vous asseoir. Ismaël tu te souviens de ce qu'on a dit dans le couloir ? Yanis aussi. Théo aussi.
Sans avoir précisément connaissance de ce qui a été dit dans le couloir, cette simple phrase prononcée en dehors de l'atelier philosophique va suffire, à cette époque de l'année en tous les cas10, à contenir suffisamment les élèves, sans que la maîtresse n'ait besoin d'interrompre les échanges dans le décours temporel de la séance qui va suivre. Ce geste, qui passerait inaperçu dans une analyse didactique au sens strict du terme11, prend toute sa signification en termes d'enrôlement des élèves, compris ici d'un double point de vue :
- du point de vue de la maîtresse, comme anticipation des risques d'agitation des élèves, voire de certains élèves en particulier ;
- du point de vue des élèves, comme aide au changement de posture exigé dès l'entrée en classe, posture d'élève telle qu'elle se (re)définit dans l'interaction maître-élèves à plus ou moins long terme sur une année scolaire.
b) La négociation des conditions de l'activité
La séance analysée se déroule en milieu d'année scolaire. Les élèves ont déjà une bonne pratique des ateliers philo et le rituel de la bougie, comme signe de l'ouverture de la séance, est bien installé. Aussi quand Pascaline s'installe sur les bancs pour commencer la séance alors même qu'elle se rend compte qu'elle a oublié de prendre la bougie, elle reçoit avec intérêt la remarque de Yanis (Tr3) :
0. P : j'ai oublié le principal/ j'ai pas oublié quelque chose?
1. Enfants : si / la bougie/
2. Yanis : On réfléchit pas aujourd'hui
3. P: pourquoi tu dis ça?/ sans la bougie tu es pas capable de réfléchir---/pourquoi?
4. [...]
5. P: [...] pourquoi tu réfléchis pas s'il y a plus la bougie?
6. Yanis : sais pas/
7. P: tu sais pas/ t'es pas capable encore?
8. Yanis : fait non avec la tête
9. P: De toute façon on a décidé la dernière fois qu'on la gardait hein/ c'était ce qu'on avait dit/ d'accord
Au-delà d'une injonction verbale, la seule bougie signifie qu'il va falloir "réfléchir" : le rituel étaye l'entrée en activité des élèves. On comprend à travers ce court extrait que la maîtresse a d'ores et déjà inscrit ce rituel dans une dynamique de dés-étayage négocié (Tr8) Elle signifie aux élèves qu'il est tout à fait possible de se passer de la bougie pour réfléchir, mais qu'elle comprend qu'ils aient encore besoin (envie ?) de laisser perdurer ce rituel pour s'engager dans la réflexion philosophique (Tr10).
De la même manière, Pascaline accueille avec beaucoup de bienveillance les interventions de Kyria et d'Inès qui s'inquiètent respectivement du temps consacré à l'atelier (Kyria) et de la possibilité de prendre la parole sans lever le doigt (Inès) :
1. Kyria : Pascaline
2. P: oui
3. Kyria : est-ce que/est-ce que on va faire longtemps cette fois-ci?
4. P: est-ce qu'on va faire...
5. Kyria : longtemps
6. P : ben on verra/ c'est vous/ c'est pas moi qui gérez votre temps hein/ c'est pas moi/ c'est vous qui---/ en fonction des réponses que vous donnez d'accord?
Kyria fait oui avec la tête.
7. Inès : Pascaline/ la dernière fois/ on avait appris/ sans qu'on lève le doigt à parler
8. P: c'est vrai que la dernière fois on avait essayé--- de--- gérer la parole sans avoir à lever le doigt/ ceux qui sont capables de le faire/d'attendre la fin de la parole de l'autre pour parler/ je suis d'accord/ ceux qui n'y arrivent pas/ y lèvent le doigt/ encore
9. Inès : et ceux qui arrivent
10. P : et ceux qui arrivent/ on essaie/ hem/ vous pouvez essayer/ d'accord?
11. Inès : moi je/ j'y arrive
12. P : alors on verra
13. Autre enfant : moi aussi
Les interventions tr16, 19, 21 et 23 marquent l'accompagnement du transfert de responsabilité propre à un apprentissage socialement médiatisé : ce que l'enfant sait faire aujourd'hui avec aide, il saura le faire seul demain dès lors que le "médiateur" favorise l'accès à une activité autonome. Pascaline répond à cette exigence "théorique" en rappelant aux élèves que ce sont eux qui gèrent le temps de l'atelier en fonction de leur participation à la discussion (Tr16). De la même manière, la réponse faite à Inès à propos de la possibilité de ne pas lever le doigt pour prendre la parole marque la volonté de faire évoluer les modalités des échanges vers davantage d'autonomie : les élèves sont invités à juger de leur propre compétence à s'écouter et à parler chacun leur tour dans le respect de la parole de l'autre (Tr19).
c) La reformulation du "Pourquoi on est ensemble aujourd'hui ?"
Pour clore cette phase d'enrôlement, Pascaline incite les élèves à redéfinir l'objet de l'atelier du jour (Tr24). Ces interventions font écho aux propositions des élèves qui montrent déjà une bonne connaissance des finalités des ateliers philo (Tr27, Tr30, Tr32, Tr34, tr37) :
1. P : donc vous savez pourquoi on est à nouveau ensemble aujourd'hui?
2. Enfant : oui
3. Enfant : parce qu'on va faire de la philosophie
4. P : alors ça veut dire quoi faire de la philosophie?
5. Inès : réfléchir
6. Enfant : écouter
7. P : on va écouter/ Yanis?
8. Yanis : on va s'poser des questions
9. P : on se pose des questions sur quoi?
10. Inès : sur l'amour
11. P : ah aujourd'hui c'est l'amour/ mais c'est pas toujours l'amour/
12. Enfant : ou
13. Inès : on change/ des fois on change de sujet/
14.P : dès fois on change de sujet/ on réfléchit on se pose des questions-- sur le monde qui nous entoure/ le monde dans lequel on vit/ hein---/ c'qu'on vit à l'extérieur/ c'qu'on vit en classe/ les questions que d'autres personnes se sont posé/ hein on essaie de réfléchir comme des grands ou comme des enfants/ avec c'qu'on/ c'qu'on sait déjà/ c'qu'on vit aussi à la maison/ alors---++/ la question du jour/ la voici
15. (Pascaline allume la bougie et la pousse vers le centre du demi-cercle formé avec les élèves) C'est quoi l'amour?
Ce n'est qu'à l'issue de ce long préambule que Pascaline allume la bougie : les élèves vont pouvoir philosopher sur le thème de l'amour ! Ce qu'ils font avec beaucoup d'enthousiasme et avec l'aide, ici encore, de la maîtresse qui reste très présente tout au long des échanges.
La discussion à visée philosophique repose sur une dynamique interactionnelle exigeante. Il s'agit de faire en sorte que chacun s'autorise à penser et à prendre la parole, dans le respect de la pensée et de la parole de l'autre, et que tous se sentent investis dans la recherche de sens à la question posée. L'étayage de l'activité réflexive et langagière des élèves dans le décours temporel des échanges poursuit alors deux objectifs en tension et pouvant apparaître dans certains cas contradictoires : comment solliciter la parole de chacun tout en maintenant la dynamique des échanges connaissant la grande hétérogénéité des compétences langagières des enfants de cet âge12 ? Comment reconnaître la valeur a priori de toute pensée émise tout en restant le garant de la formation d'un esprit critique ? Comment faire en sorte que les élèves "s'interrogent sur" et ne se sentent plus "interrogés par" la maîtresse ? Vaste programme !
D'autres courants de philosophie avec les enfants développent une posture d'animatrice en retrait laissant les élèves discuter entre eux, l'adulte s'interdisant d'intervenir pour étayer l'activité réflexive et langagière. L'étude du verbatim de la séance sur l'amour montre au contraire la pertinence des interventions de Pascaline, tant dans la phase d'enrôlement que nous venons de détailler que dans celle de co-élaboration de sens au sein de la communauté de recherche. L'analyse didactique produite ici même par Michel Tozzi l'illustre déjà bien.
Réaction de M. Tozzi
La discussion à visée philosophique (DVP) est une situation didactique d'apprentissage du philosopher. Pour analyser une DVP comme situation d'apprentissage, il faut notamment analyser le rôle des acteurs dans la séance, en particulier celui du maître (de la maîtresse). Pour que cette analyse soit didactique, il faut analyser le rapport entre les gestes de la maîtresse et l'apprentissage visé pour et par les élèves, ici le philosopher. Parmi les gestes professionnels facilitant cet apprentissage, l'analyse des gestes d'étayage ou de tutelle (avec leur référents théoriques comme J. Bruner, L. Vygotsky ou D. Wood), dans leur fonction d'enrôlement, de co-élaboration, d'assurance, est pertinente pour comprendre comment la maîtresse aide les élèves à entrer dans le philosopher.
(1) Cette dernière condition répond à un besoin de validation de la production du sujet apprenant qui, bien que capable de produire une réponse adéquate aux exigences de la tâche, n'est pas encore suffisamment autonome pour s'auto-évaluer.
(2) Définition d'un modèle tri-fonctionnel de l'étayage "Enrôlement - Co-élaboration -Assurance" (Vannier, 2002 ; Vannier, à paraître).
(3) Tâche ici définie à la suite de Leplat (1997) comme "un but à atteindre dans des conditions déterminées".
(4) Voir l'article de M. Tozzi dans ce même numéro de Diotime.
(5) Edwige Chirouter, maîtresse de Conférences en sciences de l'éducation à l'IUFM du Mans et auteur d'une thèse en didactique de la philosophie sur le thème de la littérature de jeunesse support de la réflexion philosophique à l'école primaire (Chirouter, 2008).
(6) Nous remercions à ce propos notre collègue, Carole Calistri, qui nous a transmis une version plus aboutie de la transcription de la séance filmée.
(7) Accès permis par Cilvy Aupin qui nous a fait parvenir l'enregistrement de la séance sur le thème de l'Amour : qu'elle en soit ici chaleureusement remerciée.
(8) L'analyse exhaustive fait d'ores et déjà l'objet d'un article de recherche à paraître courant 2012, dans une revue scientifique, article co-écrit avec Edwige Chirouter.
(9) Le verbatim démarre dès la première intervention de la maîtresse sur le seuil de la classe alors même que l'atelier philo n'a pas encore commencé.
(10) La séance a été enregistrée au mois de février et les élèves ont déjà quatre mois de pratiques philosophiques.
(11) Entendue ici comme centrée sur la tâche à réaliser, soit "philosopher" au sein d'une "communauté de recherche". Nous développons ce double aspect dans un autre texte à paraître, co-écrit avec Edwige Chirouter.
(12) Pas uniquement d'ailleurs à cet âge !