Revue

L'atelier de philosophie comme conversation

Comment les enfants s'apprennent à parler (en philosophant), comment les enfants s'apprennent (à philosopher) en parlant

Comment les enfants s'apprennent à parler (en philosophant), comment les enfants s'apprennent (à philosopher) en parlant

Penser par soi-même 1 ne signifie pas penser seul, et une part importante de notre humanité tient à notre propension sociale/ de socialité, laquelle se manifeste de façon ordinaire par et dans les interactions langagières.

Parmi celles-ci, il y a la sorte particulière qui se déroule dans le cadre scolaire, dont les attendus sont différents (quelque chose y est à apprendre) mais, à notre sens, dont les fonctionnements ne diffèrent pas en revanche fondamentalement de ceux des autres conversations dans un cadre non didactique.

C'est ce que l'on se propose de montrer ici, en convoquant des outils d'analyse des théoriciens de la conversation, dans la perspective d'envisager sous un autre angle la question des apprentissages (en particulier en faisant la distinction de Watzlawick entre contenus et relation, pour faire court ici entre ce qui est à apprendre/ce qui est appris et la relation, et en soulignant la dépendance de ceux-ci à celle-là).

Comme conversation, l'interaction a une histoire, elle est structurée par la gestion des tours de parole et les rapports de place. Comme conversation scolaire, elle est un lieu d'apprentissage, en particulier de la parole.

L'histoire de la conversation, la conversation comme histoire

L'école de Palo-Alto a donné dans la forme, célèbre depuis, de l'axiomatique de la communication2, des éléments de compréhension de cet aspect avec le troisième axiome : "La nature d'une relation dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les partenaires".

Pour prendre un exemple dans l'atelier proposé :

1. P: (chuchote) j'ai oublié le principal/ j'ai pas oublié quelque chose? (en se levant)
2. Enfants : si / la bougie/
3. Yannis : on réfléchit pas aujourd'hui
4. P : pourquoi tu dis ça?/ sans la bougie tu es pas capable de réfléchir---/pourquoi?
5. Enfant : maitresse/ t'as la nouvelle bougie
6. P : ah/ celle qu'on a mis la dernière fois/ pourquoi tu réfléchis pas s'il y a plus la bougie?
7. Yannis : sais pas/
8. P : tu sais pas/ t'es pas capable encore?
9. Yannis : (fait non avec la tête)
10. P : 'façon on a décidé la dernière fois qu'on la gardait hein/ c'était ce qu'on avait dit/ d'accord

Yannis a conservé la mémoire et la signification du rituel mis en place par la maîtresse, et il se manifeste en harmonie avec le souci que celle-ci énonce à voix basse, mais néanmoins très audible : elle a oublié ce qu'elle nomme elle-même "le principal", c'est-à-dire la bougie. On ne s'attardera pas ici sur les intérêts des rituels dans la socialité en classe et pour nombre d'apprentissages, simplement on précise ici que le contrat est le suivant : on va philosopher, c'est-à-dire se livrer à une activité nouvelle et innovante, très atypique, et dans cette activité, on commence par allumer une bougie, ce qui va isoler temporellement et intellectuellement cette activité. Si la bougie n'avait pas d'importance, pourquoi l'avoir introduite? Yannis fait écho à l'inquiétude - à ce qu'il comprend comme étant de l'inquiétude - de la maîtresse, il y a la bougie, "le principal" ; sans bougie, rien d'autre ne peut advenir, rien de la suite prévue, qui comprend la réflexion, le philosopher.

Dans l'histoire conversationnelle, il y a tous les autres ateliers qui ont précédé, dans lesquels la bougie était très importante, et là tout au début la mise en valeur du manque de cet objet important. Ce qui explique peut-être la réponse de Yannis, qui a pu être déstabilisé par le changement - du contrat initial - qui s'exprime dans la question de la maîtresse (et à laquelle nous pourrions presque répondre à sa place : "mais parce qu'on a toujours eu la bougie pour réfléchir/ parce que tu nous as toujours donné une bougie pour accompagner notre réflexion/ ce n'était pas important alors ?"). C'est dire également que les analyses des ateliers de philosophie - quel que soit le courant ou la forme de ces ateliers - impliquent de considérer au minimum l'ensemble de ces ateliers, sans quoi on risque parfois des compréhensions erronées de ce qui s'y dit3.

Les tours de parole et l'enchaînement

Tout comme dans l'ordinaire des échanges conversationnels, la règle est qu'il n'y a qu'un seul interlocuteur qui parle à la fois : règle bien intégrée par les enfants, comme le montre le tour suivant :

58. Mathis : non/mais arrêtez de parler/je parle.

Tout comme dans l'ordinaire des échanges conversationnels, les maximes de Grice4 sont observées (en particulier la pertinence : tous les enfants restent dans le thème de l'échange : le sentiment amoureux) ainsi que l'articulation des tours de parole avec le principe de la paire adjacente, sur le modèle du couple question/ réponse, comme on en a de nombreux exemples :

27. P : ça veut dire quoi faire de la philosophie?
28. Inès : réfléchir
28. Enfant : écouter

ou encore :

47 : (...) pourquoi c'est bien?
48 : parce/parce que/ y en a qui font/vont se marier/ et après ils sont heureux

ou les ratifications :

183. Shana : ben moi je dis que non
184. Plusieurs enfants : moi je dis que si/si/si
185. Théo : s'il te le dit Azouaoui/ c'est que c'est vrai

Cette organisation permet le développement de ce que Frédéric François appelle la reprise-modification5 ;

1. P : alors ça veut dire quoi faire de la philosophie?
2. Inès : réfléchir
3. Enfant : écouter
4. P : on va écouter/ Yannis?
5. Yannis : on va s'poser des questions

C'est-à-dire que chaque enfant intervient (a le loisir d'intervenir, ou non) dans un schéma qui a été ouvert par d'autres (parfois, mais parfois aussi, il est celui qui ouvre une nouvelle possibilité), ce qui permet d'explorer la notion/la réponse demandée : ici réfléchir/écouter/on va se poser des questions, avec une complexification syntaxique ici aidée par l'enseignante, mais dans la Zpd (Zone proximale de développement), puisqu'elle est reprise avec modification-complexification par l'enfant :

37. P : ( ...) c'est quoi l'amour?
38. Azouaoui : l'amour/ ça veut dire que++ les papas après y sont amoureux des mamans
39. P : hum---- Kyria
40. Kyria : hé bien après on doit aimer sa famille/ et ses amis+ et puis+ même ceux qui sont pauvres/ et puis+tout le monde

Dans cet exemple, on peut suivre le déroulement : "les papas et les mamans" , remplacés et enrichis par "la famille/les amis/ les pauvres/ tout le monde" et le passage de l'explication ("ça veut dire") à la loi morale ("on doit aimer"). L'organisation de la conversation en paire adjacente permet de micro-apprentissages de proche en proche, ce qui a l'avantage de proposer à chacun de franchir le pas qu'il est capable de franchir seul (le principe de la Zone Proximale de Développement6 trouve ici une illustration extrêmement pertinente).

Mais on peut également remarquer la prégnance de la paire adjacente en 37 - c'est quoi ? - repris et modifié en - ça veut dire que -, qui signale et une bonne compréhension de la question et une maîtrise de la langue suffisante pour donner une expression sémantiquement équivalente et syntaxiquement proche.

Ce que l'on montre ici à l'aide de rapides exemples est constatable du début à la fin de l'interaction, qui est comme une chaîne dont on ne peut soustraire un maillon (pour l'analyse par exemple) sous peine d'en faire autre chose (et de faire l'analyse d'autre chose) et jamais le terme de texte7, dans son acception étymologique de "tissu/tissé" n'a été aussi plein de sens ici appliqué. On peut le voir de deux manières au moins. Lorsqu'il y a un rappel explicite à un tour de parole qui n'est pas immédiatement précédent :

64. Kyria : hé bien c'est bien l'amour parce que Inès elle a bien dit là et p/ et puis l'amour c'est bien parce que si on a un bébé et puis qu'on l'aime hé ben/ après l'amour/ hé ben on s'aime encore

Inès a parlé vingt tours avant celui-ci :

44. Inès : et moi hé ben/ c'est+ c'est quelque chose qui/beaucoup de petites contorsions, se gratte le cou/ qui est bien mais/ ceux qui sont amoureux/ hé ben/ déglutition / euh/ y y y +++

Et l'on voit également assez bien la façon de Kyria, qui enchaîne sur elle-même et enchaîne sur les autres8, de manière quelque peu compilative, ce qui est sa façon de s'approprier les morceaux de langue mis à sa disposition dans l'atelier, et mettant ainsi elle-même ces morceaux recomposés à la disposition des autres enfants de l'atelier, d'une manière non coercitive, qui en veut et qui le peut (linguistiquement) le prend.

De la même manière, si l'on extrait de sa place l'énoncé de Kyria :

107 Kyria : moi chuis pas amoureux //se9// de Abigaël/ chuis/ chuis/ j'aime Abigaël

on pourrait en déduire que les enfants pratiquent une distinction conceptuelle entre être amoureux et aimer (distinction que nous ferions/faisons nous adultes). Or, dans la conversation de l'atelier, à cet endroit, il est question de la possibilité d'avoir un sentiment amoureux entre personnes d'un même sexe, et la distinction que Kyria explore ici est plutôt celle entre l'amour et l'amitié, comme le prouve la suite

180. P : tu n'es pas amoureuse d'Abigaël mais tu aimes Abigaël/ alors Abigaël c'est une petite fille hein---/ parce que là elle met des petits mots qui sont un petit peu différents/ elle n'est pas amoureuse d'Abigaël mais elle l'aime quand même/ alors explique-nous ça/ explique-nous ça
109. Kyria : parce que une fille/ ça peut pas être amoureuse d'une autre fille++
110. P : alors tu l'aimes comment Abigael?
111. Kyria : reste silencieuse
112. P : est-ce que tu as un amoureux ?
113. Kyria : ben oui (grand sourire)
114. P : c'est qui?
115. Enfants : Yannis
116. Kyria : c'est Yannis

Le rapport des places, les rôles, le jeu

On peut également remarquer certains rapports de places discursifs10 : il y a les enfants qui prennent difficilement la parole et doivent être encouragés par la maîtresse comme Alima en 164-166, et ceux en revanche pour qui la parole est pouvoir/conquête, "sérieusement" ou par jeu ; à ce propos, les interventions de Shana sont exemplaires dans sa lutte pour damer le pion discursif à Azouaou :

178. P: est-ce qu'ils sont encore amoureux/ ton papy et ta mamie?
179. Enfant B : non/ parce que/ mon papy et ma mamie y veulent pas se/ être amoureux
180. P : est-ce que tu sais pourquoi?
181. Azouaou : XXX non
182. P : non tu ne sais pas? l'enfant fait non de la tête tu ne sais pas pourquoi? Shana/ tu as quelque chose à dire à Azouaou
183. Shana : ben moi je dis que non
184. Plusieurs enfants : si/ si/
185. Théo : s'il te le dit Azouaou/ c'est que c'est vrai
186. Enfants : non/ si/si/ attendez
187. P : attendez
188. Azouaou : moi chus plus grand que Shana/ et puis chus plus grand que toi

... lequel finit par se raccrocher à l'argument d'autorité !

En manière de conclusion provisoire, on voit ici, dans un cadre scolaire, un fonctionnement ordinaire de conversation : les aspects coopératifs et les aspects compétitifs, ainsi que les modalités d'échange langagier (paire adjacente et alternance des tours de parole), et on comprend que ceci peut modifier d'une façon plus ou moins importante les différents contenus - de savoirs de tous ordres - qui circulent entre les enfants (comme ceux qui circulent du maître aux enfants) : en effet, comment ne pas prévoir que la position haute d'Azouaou comme leader ne va pas déterminer d'autres enfants à le suivre sur telle ou telle opinion qu'il formulera ? Comment ne pas douter de la force de l'adhésion (verbale) des enfants aux propositions de la maîtresse, qui tient la position haute, à la fois discursivement et institutionnellement ?

Le langage a du jeu, à tous les sens du terme : son usage - dans la répétition par exemple ou dans l'opposition systématique, ce qui renverrait à la définition du rire chez Bergson, pour le caractère "mécanique plaquée sur du vivant" - recèle des plaisirs ludiques, bien connus des enfants, et on aurait alors peut-être tort d'y voir systématiquement la postulation d'un contre-argument.

Il a aussi du jeu, comme on le dit d'une pièce qui occupe par l'usage intensif un espace plus grand que celui, strictement défini, qui lui était attribué au départ.

Enfin, il est terrain de rencontre et d'échange, c'est-à-dire qu'il peut tenir de l'arène ou de la table. Ce sont tous ces éléments qu'il nous paraît important de ne pas perdre de vue ici.

Réactions

1) Réaction de M. Tozzi

Analyse pertinente dans le cadre théorique de l'analyse conversationnelle, qui montre comment fonctionne l'interaction verbale entre enfants dans le verbatim. Approche utile pour la didactique de l'apprentissage du philosopher, car il n'y a pas de pensée réflexive sans langage. En ce sens l'analyse conversationnelle est une discipline contributoire à cette didactique. Mais elle rend selon nous insuffisamment compte de la façon dont le langage et la pensée sont chacun et réciproquement conditions de possibilité de l'autre ; comment la pensée s'étaye du langage pour s'élaborer, et étaye le langage pour qu'il se précise par nécessité intérieure de la pensée. Elle ne montre guère aussi comment aussi on peut inférer d'une production langagière un processus de pensée, car cela supposerait que l'on s'intéresse à la pensée, et pas prioritairement au langage. Quand l'on travaille essentiellement sur les formes langagières, on manque en partie l'élaboration du contenu de la pensée.

2) Réaction d'A. Ahouandjinou

Sur les règles d'échange : "Penser par soi-même ne sous-entend pas penser seul" comme l'exprime Carole Calistri, autrement dit l'autonomie d'une pensée se construit d'abord au sein d'une collectivité.

Or qu'est-ce que la collectivité sinon ce groupe "qui est autre que soi", regroupé selon des intérêts communs ? Une des conditions de possibilité de toute pensée autonome est donc la prise en compte de l'altérité.

Or qu'est-ce que l'altérité ? Et comment la prendre en compte ? L'altérité, c'est ce qui est autre, ce qui est différent. La conversation didactique implique donc à la fois de reconnaître l'autre dans sa différence tant physique qu'intellectuelle. Seule cette reconnaissance préalable ouvre une possibilité d'écoute. Reconnaitre l'altérité c'est finalement s'ouvrir à une possibilité d'écoute. Ainsi, par transitivité, apprendre à penser par soi-même, c'est d'abord apprendre à écouter.

Les règles d'échanges conversationnels impliquant notamment des règles d'écoute (un seul interlocuteur à la fois), me semblent donc constituer un élément fondamental pour l'apprentissage et la construction d'une pensée autonome.

Le philosophe dans la Cité est d'abord celui qui prend acte de cette collectivité, autant parce qu'elle l'a construit en tant que pensée autonome que parce qu'il désire poursuivre et prolonger cet effort.


(1) Doit-on le rappeler? C'est le titre de l'un des ouvrages de Michel Tozzi !

(2) Paul Watzlawick et alii, Une logique de la communication, Points Seuil, 1979.

(3) "Un phénomène demeure incompréhensible tant que le champ d'observation n'est pas suffisamment large pour qu'y soit inclus le contexte dans lequel le dit phénomène se produit", P. Watzlawick et alii, Une logique de la communication, Points Seuil, 1979, p.15

(4) H.P.Grice, Logic and Conversation, in Syntax ans semantics 3 : speech arts, Cole et alii, 1975. Il y aurait sans doute de l'intérêt à déterminer plus finement ces maximes dans la conversation enfantine, mais la place manque ici.

(5) Frédéric François, "Dialogue, discussion et argumentation au début de la scolarité", pp. 83-94., revue Pratiques, n° 28, "Argumenter" (octobre 1980).

(6) Lev Vygotski, Pensée et langage, la Dispute, 1997.

(7) Jean-Paul Bronckart, Activité langagière, textes et discours, Pour un interactionisme socio-discursif, Delachaux et Niestlé, 1997.

(8) Frédéric François, Pratiques de l'oral, Nathan, Théories et pratiques, 1993.

(9) Kyria est une petite fille et elle dit bien "amoureux", par erreur, au lieu de la forme normée "amoureuse" (cette partie de la discussion concerne par ailleurs des différences qui, selon les enfants, tiennent au sexe).

(10) Robert Vion, La communication verbale, Analyse des interactions verbales, Paris, Hachette, 1992.

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