Revue

Québec (Canada) : l'approche de la philosophie pour enfants, une contribution à la construction du sujet

Nous présentons, dans un premier temps, les motivations qui ont mené La Traversée (Centre d'aide et de prévention pour les victimes d'agressions à caractère sexuel de la Rive-Sud de Montréal, Canada), à créer le programme intitulé "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants". Nous poserons ensuite un regard sur un certain nombre de valeurs propres à la communauté de recherche philosophique2, qui seraient susceptibles de soutenir le développement de l'enfant au plan identitaire, dans ses dimensions affectives, rationnelles et morales, et en quoi ces dimensions pourraient avoir une influence sur la construction de l'identité de l'enfant dans une perspective d'autonomie de pensée.

1/ Pourquoi La Traversée ?

C'est dans le contexte de son expertise développée depuis vingt-cinq ans auprès des victimes d'agressions sexuelles, dans le cadre psychothérapeutique des services offerts à La Traversée, que le programme "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants" a vu le jour. En effet, c'est à la suite d'un long processus interrogatif sur la manière dont nous pourrions concevoir une action préventive en relation avec notre mission et les sujets sensibles émanant de nos travaux cliniques. Ce programme est né aussi du besoin d'agir sur un plan autre que thérapeutique devant l'impuissance et l'impossibilité de répondre aux questions posées par tant de victimes : "Pourquoi ? Pourquoi moi ?".

Questions qui les placent dans une quête incessante de réponses toujours vaines et qui les maintiennent le plus souvent dans une position passive, voire dans la souffrance et la tristesse, tout en recherchant, entre autres et surtout, le sens des choses, de la vie et le bonheur.

Ce questionnement domine l'espace thérapeutique de la victime et celui du thérapeute, où chacun, à sa manière, essaie de donner du sens à cette souffrance particulière. Ce travail, qui s'inscrit dans un cadre psychothérapeutique aura une portée bénéfique, entre autres, si la qualité du lien entre la victime et le thérapeute est suffisante pour permettre d'établir une relation de confiance.

Si le programme "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants" est né essentiellement d'un sentiment d'impuissance devant les ravages observés en clinique et d'un manque de réponses, ces derniers ont cependant mobilisé nos forces pour agir en amont de la thérapeutique et, idéalement, en donnant des moyens aux enfants de se protéger et de développer leurs propres forces devant l'adversité, qui parfois menace leur intégrité. Si nous avons privilégié les enfants dans notre approche préventive, c'est que nos constats cliniques révèlent que la grande majorité des victimes ont été agressées très tôt dans l'enfance, entre 5 et 9 ans. Il est devenu pour nous essentiel de soutenir et d'aider les enfants dans le développement et leurs capacités de jugement, pour, nous l'espérons, les aider à se construire en sujets plutôt que de demeurer emprisonnés dans la position d'objet de l'autre, en l'occurrence d'objet sexuel.

Dans le cas d'un enfant victime de violence de la part d'un parent ou d'un adultes, qu'elle soit sexuelle ou autre, sa confiance absolue envers les parents et sa dépendance tout aussi grande envers l'adulte le placent dans une totale impuissance et une grande vulnérabilité qui vont, une fois l'agression faite, le rendre complètement dépendant de son agresseur. La complexité des conséquences psychologiques qui vont découler du traumatisme sexuel va malheureusement, pour plusieurs enfants, cristalliser la position d'objet chez eux. Pour certaines victimes, l'intériorisation de cette position sera telle qu'elles forgeront en partie leur identité comme, par exemple, certaines formes de prostitution utilisées comme sentiment de contrôle de leur propre corps, intériorisé comme objet sexuel, souligne Boris Cyrulnik dans son ouvrage De l'inceste3 :

"Dans ces familles incestueuses, la représentation de l'acte sexuel n'a rien de sacré. C'est un outil, un jeu interactionnel sans grande signification. La société n'a rien à y dire, rien à y voir. L'acte sexuel n'est ni socialisé ni sacralisé, parce que la représentation familiale en a fait un sentiment trivial [...]. Les enquêtes révèlent que 50% des prostituées ont eu leur première relation sexuelle avec leur père. Faut-il en conclure que c'est l'acte incestueux qui les a poussées à la prostitution? Ou bien que la confusion des rôles et la confusion des sentiments, ayant rendu possible l'acte incestueux, ont également permis l'acte de prostitution, plus proche de la représentation d'outil que de la représentation sacrée de la sexualité?"

Si, pour certaines victimes, la prostitution est un des parcours possibles pour transformer leurs histoires, pour d'autres, cela pourra prendre d'autres voies, notamment à travers des relations conflictuelles teintées de violence psychologique et/ou physique autant dans leur vie privée que sur le plan professionnel. Enfin, pour celles qui bénéficient d'une force et d'un environnement affectif suffisamment solides, elles transformeront leur traumatisme sans pour autant requérir une psychothérapie ou se mettre en danger. De récentes recherches démontrent aussi que les conséquences des traumatismes sexuels peuvent également se transmettre d'une génération à l'autre, d'où l'importance de court-circuiter ce phénomène observé en clinique afin de briser le cercle vicieux.

Il s'agit donc dans un premier temps pour La Traversée, d'aider les enfants susceptibles d'être victimes de violence sexuelle, à se concevoir comme un sujet, et le choix de la philosophie pour enfants, comme méthode pédagogique, et plus spécifiquement la Communauté de Recherche Philosophique (CRP) comme pratique du vivre ensemble, s'est avéré un moyen privilégié d'intervention préventive. En effet, nous misons sur la richesse de l'enfant dans son désir de connaissance et ses intuitions pour consolider ses aptitudes aux questionnements, dans le but qu'il puisse se construire son propre jugement de manière autonome, qu'il expérimentera à raison d'une fois semaine tout au long de l'année et les années suivantes.

Si la philosophie pour enfants mise sur la curiosité de l'enfant, La Traversée mise également sur leur intelligence intuitive car, comme nous le voyons dans le cadre clinique, ce dont les victimes nous font part le plus souvent dans le processus thérapeutique, c'est qu'avant même que l'acte n'ait eu lieu, elles avaient eu, à maintes reprises et de manière confuse, l'impression que quelque chose n'allait pas. Cela se manifestait par un ensemble de gestes ambigus, telles des caresses plus ou moins chargées d'affects incompréhensibles pour l'enfant. Ce dernier, ne pouvant s'imaginer une scène sexuelle adulte, n'était donc pas en mesure de prédire la suite des événements.

Il en va de même pour tous les enfants qui se trouvent dans des situations inconfortables plus ou moins graves ou traumatiques. La nécessité d'intervenir auprès des enfants, et ce, au plus près de leurs impressions et de leurs sensations afin de rendre celles-ci plus perceptibles et reconnaissables sur le mode rationnel4, s'est donc imposée pour prévenir la violence. Ici, la raison étant vue comme un moyen de comprendre des enjeux complexes, notamment sur des sentiments et des émotions, elle peut procurer à l'enfant une force lui permettant d'être moins vulnérable. Ainsi, l'activité de comprendre se traduit par une harmonie de soi en tant que sujet de corps et d'esprit, laquelle procure une force, une estime de soi bien réelle. En effet, plusieurs recherches, notamment celle de La Traversée en 2003, démontrent un effet significatif de la pratique du programme "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants" quant à l'augmentation de l'estime de soi des enfants. Dans son ouvrage sur l'Éthique5, Spinoza reconnaissait déjà que nous subissons le plus souvent nos affects, ce qui est particulièrement vrai chez les enfants, et ce, sans bien comprendre ce qui nous arrive. Nous croyons, tout comme lui, que c'est ce qui marque notre servitude. Pour sortir de notre servitude, Spinoza considérait également que cela devait passer par la compréhension de ce qui nous arrive et faire les choix qui s'imposent à nous, de manière spontanée et nécessaire, quant à ce qui est bon pour notre propre nature. Cela exige un travail de reconnaissance de notre nature et la satisfaction de cette reconnaissance a pour effet de donner une force, laquelle nous est nécessaire, nous dit-il, non seulement pour sortir de notre servitude, mais aussi pour devenir un sujet libre.

Cependant, être libre ne signifie pas avoir la possibilité de choisir indifféremment entre le bien et le mal, mais choisir ce qui est bon pour notre nature, ce qui implique une intelligence de notre vie affective. Cette force interne peut donc être mise en corrélation comme une puissance exercée par la raison à comprendre le corps et le monde, permettant au sujet de passer d'une modalité d'existence marquée par la passivité et la servitude à une autre, marquée par l'activité et la liberté. Ce passage de position procure la satisfaction d'être un sujet libre en pleine possession de son corps. En outre, en plus de développer le sens critique chez les enfants vis-à-vis des différentes formes de violence qu'ils peuvent rencontrer dans leur vie et à travers les mises en scène issues des romans philosophiques, il s'agit également de donner aux enfants des moyens de construire leur pensée personnelle avec un sentiment de joie que procure la satisfaction d'être un sujet de plus en plus intégré : corps et esprit.

Notre travail repose essentiellement sur une conception émancipatrice du sujet vis-à-vis des affects subis, et nous y voyons là une corrélation étroite avec le travail effectué dans une CRP, et notre visée de prévention de la violence qui se traduit par des moyens à donner aux enfants qui en sont victimes ou potentiellement victimes, de se séparer du mieux possible de leur état d'objet, en plus d'aider tous les enfants à se concevoir eux-mêmes de manière critique à travers toutes les représentations ambiantes de la société.

II/ La philosophie pour enfants pour contrer la violence

Dans cette perspective, la prévention de la violence prend la forme d'un soutien à la construction de l'identité de l'enfant : à reconnaître et s'approprier ses propres inconforts et malaises à travers un processus philosophique qui lui permettra de se positionner plus solidement vis-à-vis de lui-même et du monde. En donnant un caractère de vérité à ce qu'il ressent par la compréhension qu'il en dégage, en puisant dans la force interne que lui procure la satisfaction de se sentir possesseur de lui-même, en s'émancipant de la servitude avec laquelle il est aux prises, et enfin en s'autonomisant, l'enfant dispose de plus de moyens pour se protéger.

S'il est de l'ordre des utopies de penser que l'enfant pourra, avec le soutien d'une réflexion philosophique, se protéger contre des agressions, il est cependant réaliste de penser que cette démarche pourrait contribuer à développer chez l'enfant une force que nous pourrions qualifier de résiliente. Nous y reviendrons plus tard.

Dans le cas d'enfants victimes ou potentiellement victimes, le travail d'élaboration de la pensée va lui permettre de reconnaître en lui ses malaises, de les prendre comme des sentiments importants à reconnaître en soi jusqu'à s'autoriser une prise de position (parole) personnelle et affirmer ses limites. Il s'agit là encore de renverser la position, de l'enfant objet à l'enfant sujet.

Nous savons, grâce à la littérature sur le développement de l'enfant, que la plupart d'entre eux commencent dès l'âge de 4 à 5 ans à mettre en oeuvre leur identité à travers le test des limites, ce travail de différenciation qui va s'opérer à travers les jeux et des mises en scène, lui permettant de construire progressivement son espace psychique (privé) et son espace public et ce, à travers les sphères permissives ou interdites rencontrées dans son environnement immédiat.

Par exemple, l'enfant de cet âge va commencer à vouloir se cacher pour s'habiller ou encore pour aller aux toilettes alors qu'auparavant, il n'éprouvait aucune inhibition. Le parent, sensible à son enfant, respectera d'emblée la limite posée par l'enfant, mais parfois cette limite ne sera pas nécessairement respectée par le parent pour des raisons pratiques de tous ordres. Dès lors, une invasion s'opère dans le corps psychique de l'enfant, produisant une effraction dans son intimité, elle l'est d'autant plus lorsque l'enfant est violenté, voire agressé sexuellement.

Le processus d'intégration des valeurs singulières de l'enfant quant à ses propres sentiments, tel que l'offre la pratique de la philosophie pour enfants, permet de penser qu'elle participe à la construction et la préservation de l'intégrité de l'enfant. Et si, malheureusement, l'enfant ne parvient pas à se faire respecter par l'adulte, il aura la conviction que ce qu'il ressent mérite l'attention demandée, et saura qu'il pourra être entendu par un autre adulte qui, espérons-le, viendra l'aider. Cette conviction étant la résultante d'une meilleure estime de lui-même et de son expérience pratique acquise, y compris relationnelle, en CRP avec ses pairs et surtout avec les enseignants avec qui il a développé un lien privilégié de confiance.

En effet, si la philosophie pour enfants est d'abord envisagée comme une pédagogie personnelle afin d'aider l'enfant à se construire un échafaudage réflexif pour lui-même, et à poser les questions de manière plus instrumentée, notamment avec les outils de la logique formelle et le langage, la CRP ajoute une dimension humaine, celle des liens tissés entre les enfants et les enseignants dans un cadre où le respect et la confiance sont assignés au départ. Effectivement, la place occupée par les valeurs morales telles que le respect de la parole de chaque enfant, l'entraide entre enfants suggérée et soutenue par l'enseignant qui s'intègre avec le temps (l'enseignant est ainsi devenu davantage un animateur et modulateur de discussion), la valorisation des divers points de vue, le plaisir de la construction commune de sens, le tout sous la supervision de l'enseignant qui assure le maintien de la parole non violente, fait de la CRP un lieu où cette construction réflexive et personnelle peut se développer en toute confiance. Outre les qualités qui précèdent, le climat de confiance établi dans la CRP va permettre à l'enfant de s'auto-évaluer sans crainte, d'établir des relations moins méfiantes, et enfin, de pouvoir compter sur un adulte bienveillant. L'enseignant joue, quant à nous, un rôle déterminant dans l'atteinte des objectifs visés et pourrait contribuer à soutenir la force résiliente chez l'enfant.

Car si la littérature en général démontre que la résilience intervient après un traumatisme, ce qui permet à l'enfant de rebondir, souvent en prenant un modèle adulte extérieur, nous considérons que l'existence préalable de telles relations dans le cadre d'une CRP peuvent devenir des modèles d'identification positifs et constitutifs d'une force leur permettant de faire face aux diverses situations traumatiques qui pourraient survenir.

Pour La Traversée, ces enjeux sont devenus importants depuis l'ouverture de la clinique enfance en 2003. Si déjà, nous savions, par le biais de la clinique adulte, que les agressions sexuelles, incluant l'inceste, se produisaient tôt dans l'enfance, avec la clinique enfance, nous savons maintenant que les agressions se produisaient encore plus tôt.

En effet, depuis 2003, nous avons traité plus de 232 enfants dont la grande majorité, soit plus de la moitié des enfants, a été agressée entre 4 et 9 ans6. C'est dire à quel point une intervention préventive doit commencer tôt même si pour certains, à 5 ans, c'est déjà trop tard.

Outre les enfants victimes ou potentiellement victimes d'une agression sexuelle, il y a tous les enfants qui, un jour ou l'autre, seront plus ou moins exposés directement ou indirectement à des situations violentes : celles entre parents, d'amis ou encore celles qui se présentent à eux au quotidien dans les jeux ou les différents canaux médiatiques.

En effet, selon l'OMS, une personne sur deux est sévèrement traumatisée au cours de sa vie et les autres n'échappent pas aux épreuves que la vie confère. Il s'avère donc important de créer des lieux favorables au soutien affectif, moral et social pour tous les enfants qui, outre les épreuves particulières, sont exposés quotidiennement à des images de violence, manifestes ou symboliques :

"Quand on se penche sur les enquêtes épidémiologiques mondiales de l'OMS, on constate qu'aujourd'hui, une personne sur deux a été ou sera gravement traumatisée au cours de sa vie (guerre, violence, viol, maltraitance, inceste, etc.). Une personne sur quatre encaissera au moins deux traumatismes graves. Quant aux autres, ils n'échapperont pas aux épreuves de la vie7".

Le programme "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants" est destiné à tous les enfants, et vise à les soutenir dans la construction de leur pensée quant à l'évaluation de la violence, ses formes concrètes ou symboliques, ses conséquences autant sur le sujet singulier que sur la communauté élargie et, au demeurant, sur leur propre existence et leur rapport à la vie. Toutefois, si la CRP est vue comme un espace ouvert à la parole de l'enfant, une parole singulière, cette singularité est partagée avec celles des autres, ce qui donne à l'enfant le sens de la communauté, et les conditions dans lesquelles s'exercent la pensée et le jugement de l'enfant et par lesquelles l'autonomie intellectuelle se construit ne sont pas une autarcie. Car l'enfant expérimente, par l'entraide et les liens affectifs tissés dans la CRP, que la compréhension des choses passe par la médiation d'un autre esprit qui cherche lui aussi à comprendre. Penser par soi- même, dans ce contexte, n'est donc pas penser seul et de manière égoïste ; c'est penser par la seule nécessité qui nous est commune de comprendre : se comprendre et comprendre les choses et les autres qui nous entourent, comme le souligne Luc Ferry :

"En m'arrachant à moi-même pour comprendre autrui, en élargissant le champ de mes expériences, je me singularise puisque je dépasse tout à la fois le particulier de ma condition d'origine pour accéder, sinon à l'universalité, du moins à une prise en compte chaque fois plus large et plus riche des possibilités qui sont celles de l'humanité tout entière8".

La communauté de recherche crée par là une solidarité et une réciprocité qui impliquent un lien d'humanité dont la justice et l'éthique dépendent. L'enfant en faisant l'épreuve de la liberté de pensée, la sienne comme celle de l'autre sans pour autant être menacé, outre le fait de donner une force corrélative à de l'estime de soi, crée une complicité dont la CRP deviendra source de plaisir pour soi et pour les rencontres complices faites dans cet espace. Nous estimons que cette dimension ajoutée a également un effet sur le développement moral et peut contribuer à développer une force résiliente autant pour les enfants traumatisés que pour tous ceux qui auront à affronter un jour ou l'autre des difficultés.

Selon Boris Cyrulnik, la résilience "jaillit de l'imaginaire : un enfant traumatisé qui ne rêve pas reste soumis au réel délabrant. Un jour où l'autre, le trauma devient souvenir. Si l'on en fait un spectacle, une réflexion, un éclat de rire, on devient celui qui donne et on répare l'estime de soi [...] La résilience, c'est le fait d'arracher du plaisir, malgré tout, de devenir beau quand même. Mais cela n'a rien à voir avec l'invulnérabilité ni la réussite sociale. Ceux qui ont récupéré sont devenus universitaires ou créateurs. Ceux qui ne s'en sont pas sortis ont souffert du regard social. Plus grave encore, les victimes suscitent le dégoût. [...] C'est moche, la souffrance. Du coup, ces enfants fracassés se sentent doublement coupables. Ils sont heureux d'avoir survécu. Ils en sont même fiers : je suis un héros, car je suis plus fort que la mort. Mais il s'agit d'une fierté honteuse9".

À la question du comment on peut aider un enfant traumatisé, Cyrulnik répond :

"En le faisant parler et dessiner. En le dissuadant de se punir perpétuellement. Ces enfants ont tendance à placer la barre très haut : je dois être un surhomme, se disent-ils. La souffrance les contraint à la bagarre10".

Selon lui, le regard social sur les victimes peut injecter une fierté honteuse. Il devient alors absolument nécessaire d'agir sur ce regard si nous souhaitons aider les victimes. En leur donnant un espace de fierté qui met l'accent non pas sur un fait vécu dont ils ont été victimes dans leur histoire, mais sur leurs qualités à se reconnaître comme des sujets pensants, dignes d'occuper l'espace public, et ce, de manière articulée avec les moyens de la pensée structurée qu'offre la philosophie pour enfants. Il s'agit donc de ne pas cristalliser l'identité de la victime sur l'acte vécu, qui aurait pour effet de la maintenir courbée, notamment par la violence du regard condescendant de la société, ni par une conduite menée par la peur et qui fait le bien à la seule fin d'éviter un mal qu'elle redoute. Attitude qui selon Spinoza ne serait pas conduite par la raison et partant de là, la personne (victime) ne serait pas libre.

Cependant, si ce travail de construction identitaire renverse la position passive en une position active pour le sujet en devenir que représente l'enfant en général, ce travail s'accompagne d'un processus de reconnaissance de l'autre et tend à développer l'empathie chez les enfants11. Cette capacité, développée dans le cadre de la CRP, à se représenter le monde de l'autre et à lui consentir une humanité tout aussi comparable à la sienne, a également un enjeu de prévention de la violence. Cette disposition est associée à la valeur morale pour plusieurs philosophes, notamment Kant, dans la mesure où comprendre chez un autre des affections qui nous sont étrangères, mais dont on en a eu la compréhension par le travail philosophique, est vue comme un principe de réciprocité.

La réciprocité et l'empathie sont, pour Boris Cyrulnik, les vecteurs par lesquels le fanatisme peut être déjoué. En effet, celui-ci explique que malgré une enfance équilibrée, de jeunes adultes, pourtant diplômés, peuvent sombrer dans le fanatisme et la violence. Par l'absence d'empathie, nous dit-il :

"Les Allemands sont devenus nazis, exactement de cette manière : par incapacité de se représenter le monde de l'autre. Pour eux, il fallait être blond, dolichocéphale (au crâne allongé), non juif. Tous les autres étaient des êtres inférieurs. Les terroristes impliqués dans les attentats de New-York avaient été des enfants bien élevés, bien développés, diplômés, mais n'avaient pas appris qu'il existe d'autres manières d'être humain que la leur12".

Si le "Programme Prévention de la Violence et Philosophie pour Enfants" visait, au préalable, à aider les enfants victimes ou potentiellement victimes, ce sont tous les enfants et les futurs adultes qui sont ici conviés dans ce qu'on pourrait appeler l'exigence du vivre ensemble. Exigence manifestement de plus en plus requise par la mondialisation des rapports culturels et politiques. Pour beaucoup, cet idéal du vivre ensemble par les moyens de la compréhension et la connaissance de l'autre est une posture morale, qui contribue à faire du sens à la vie. Luc Ferry dans son livre Apprendre à vivre : Traité de philosophie à l'usage des jeunes générations, nous invite à revenir, entre autres, sur le sens des mots et des concepts et démontre le lien existant entre connaître et aimer ; il s'agit d'une même chose,

"Alors, ce qui par-dessus tout donne un sens à nos vies, tout à la fois une orientation et une signification, c'est bien l'idéal de la pensée élargie. Lui seul, en effet, nous permet, en nous invitant, dans tous les sens du terme, au voyage, en nous exhortant à sortir de nous-mêmes pour mieux nous retrouver. C'est là ce que Hegel nommait l'"expérience" de mieux connaître et mieux aimer les autres. [...] L'esprit élargi parvient, en se plaçant autant qu'il est possible du point de vue d'autrui, à contempler le monde en spectateur intéressé et bienveillant. Acceptant de décentrer sa perspective initiale, de s'arracher au cercle limité de l'égocentrisme, il peut pénétrer les coutumes et les valeurs éloignées des siennes, puis, en revenant en lui-même, prendre conscience de soi d'une manière distanciée, moins dogmatique, et enrichir ainsi ses propres vues13".

Le programme "Prévention de la Violence et Philosophie pour enfants", par sa pratique et les conditions dans lesquelles elle s'exerce ainsi que par sa visée de prévention de la violence, pourrait répondre non pas à un travail thérapeutique au sens d'un traitement psychologique traditionnel, mais en ce qu'il fournit des clés pour donner du sens à sa vie tout en y cherchant, et trouvant, nous l'espérons, le bonheur. Car, comme nous l'avons déjà vu, l'expérience du vivre ensemble, de manière positive, la création de relations d'amitié, de compassion, l'estime tout comme la fierté que cela apporte de se sentir aimable pour soi-même et pour l'autre, la capacité de se faire comprendre et d'avoir un pouvoir sur soi par l'élaboration rationnelle de sa pensée, sont des sentiments solides sur lesquels l'enfant peut compter.

Même si l'enfant ne pourra jamais prévenir, anticiper l'horreur dont il pourrait être victime, il pourra, nous l'espérons, donner suffisamment de crédit à ses malaises et à sa personne pour ne pas demeurer dans l'inconfort. Il pourra également, si un acte devait avoir lieu, reconnaître que malgré l'effondrement de son monde immédiat, un monde tout entier coexiste à côté de lui, sur lequel il pourra se propulser comme sur un tremplin et se projeter dans la vie, avec des figures suffisamment fortes pour contrebalancer le poids de la perte.


(1) La Traversée (Rive-Sud) Inc. est un organisme à but non lucratif qui a pour mandat de venir en aide aux femmes et aux enfants de la Rive-Sud de Montréal, victimes d'agressions sexuelles et prévenir la violence sous toutes ses formes, notamment l'agression sexuelle.

(2) Communauté de Recherche Philosophique : CRP dans le texte qui suit.

(3) Cyrulnik, B., De l'inceste. Édition Odile Jacob. Opus science humaine. 1994.

(4) Rationnel : l'idée étant que les sensations ou les perceptions, aussi confuses soient-elles, sont déjà des fragments, à état d'ébauche, des pensées sur lesquelles se construisent des raisonnements.

(5) Spinoza, B., Oeuvres complètes, trad. nouv., introd. et notes de R. Caillois et al, coll. La Pléiade, Paris, 1954.

(6) Rapport d'activités 2008-2009 de La Traversée, données cumulatives, portrait clinique des enfants, page 26.

(7) Cyrulnik B., "Il y a une vie après l'horreur". Propos recueillis par Sophie Bourkhari, journaliste au Courrier de l'UNESCO, page 4. http://www.unesco.org/courrier/2001_11/fr/dires.htm

(8) Ferry, L., Apprendre à vivre : traité de philosophie à l'usage des jeunes générations. Plon. 2006, page 284.

(9) Cyrulnik, B., "Les enfants se servent des épreuves pour devenir plus forts". Propos recueillis par Marie Huret. L'Express 01.03.2001.

(10) Ibid.

(11) À ce sujet, voir le rapport de recherche "Évaluation des effets du programme. Prévention de la violence et philosophie pour enfants sur le développement du raisonnement moral et la prévention de la violence". Robert, Serge. UQAM. Août 2009.

(12) Cyrulnik, B., Ibid. Il y a une vie après l'horreur.

(13) Ferry, L., ibid

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