Revue

Pour une éthique de l'animation du café-philo

Depuis de nombreuses années déjà (depuis 1997 pour moi, en tant qu'animateur), nous nous donnons rendez-vous pour faire de la philosophie ensemble au café-philo des Phares. Vous savez que ma plus grande préoccupation a toujours été la qualité des débats, puisque ma conviction est qu'ils peuvent toujours être améliorés. C'est pourquoi je me suis intéressé depuis fort longtemps à des questions de méthodologie de la pensée, et aux capacités que je pensais devoir développer pour arriver à un savoir-faire à la mesure de ce défi.

Aujourd'hui, je voudrais aborder une approche éthique, bien que les questions de méthode ne soient pas loin. L'approche éthique implique que l'on se questionne sur ce que l'on doit faire, sur le devoir être de quelque chose, dans la mesure où ce quelque chose dépend de nous, de nos choix volontaires, de nos actes, de notre conduite et de notre responsabilité. Bien entendu, il ne s'agit que de mes idées, elles n'engagent que moi et elles sont sans doute discutables. C'est pourquoi je m'attends à qu'elles soient discutées. C'est dans et par la discussion que l'on pourra avancer.

Si l'on accepte que le principe de cette éthique des débats philosophiques est le désir d'améliorer la qualité des débats (perspective éthique perfectionniste), que lorsque l'on vient au café-philo, on n'est pas là pour faire n'importe quoi, la question du "Qu'est-ce qu'un débat de qualité ?", mérite sans doute un développement à part.

Nous pouvons donner des éléments provisoires. La qualité d'un débat dépend de plusieurs facteurs : le sujet (son intérêt, sa profondeur, ses implications, sa clarté), la qualité des interventions, la cohérence du parcours de pensée qu'on tisse ensemble, l'écoute et l'attention que nous portons les uns et les autres sur chaque intervention, le respect, l'ouverture d'esprit, et même le silence et la concentration de tout le monde (difficiles à obtenir, souvent). Bref, nous sommes tous responsables de la qualité d'un débat. Ceci est très important.

Néanmoins, nous, les animateurs, avons quand même une responsabilité accrue. Et c'est à cela que je voudrais m'attaquer pour le moment. À mon avis, tout à fait personnel, il faut des conditions bien précises pour pouvoir animer correctement un café-philo. En premier lieu, une solide culture philosophique. Il est évident que cela est très important : imaginez un animateur qui ne connaisse pas très bien l'histoire de la pensée, ni les méthodes ni les notions philosophiques ; il ne sera pas à même de comprendre les propos de nombreux participants, qui ont, eux aussi parfois une assez solide culture, des lectures critiques et des réflexions personnelles. Souvent, il faut pouvoir expliquer certaines citations ou concepts utilisés. Ma conviction est que plus on maîtrise les pensées, mieux on peut les expliquer sans technicisme ni jargon.

Il faut aussi une qualité d'écoute : pouvoir entendre et accueillir les pensées et les propos des participants dans leur particularité et dans leurs styles personnels, qui très souvent peuvent aller à l'encontre de nos propres convictions. Une certaine neutralité est donc nécessaire. Cela peut être discuté, car une totale neutralité est peut-être impossible, mais un effort conscient et une vigilance constante dans ce sens sont autant possibles qu'indispensables.

Il faut de la curiosité et de l'ouverture d'esprit, pouvoir être surpris par un propos, considérer toute nouvelle idée comme un défi : qu'est-ce que cette personne veut nous communiquer vraiment ? Qu'est-ce que cela apporte à notre débat ? Cela ne veut pas dire que l'on ne doive pas avoir une certaine perspective critique. C'est pourquoi certaines questions, habilement posées, peuvent nous éclairer tous, à commencer par l'intervenant lui-même. C'est la partie socratique, peut-on dire, même si je trouve la comparaison trop prétentieuse. Cela implique un certain esprit critique : la possibilité de déceler des contradictions dans un propos, ou de mettre au jour des implications et des présupposés que la personne n'a pas toujours au clair dans son propre esprit. L'objectif est de permettre, voire pousser un peu l'intervenant à aller plus loin dans sa réflexion, surtout lorsqu'elle est pertinente et enrichissante pour le débat. Mais lorsque l'animateur interpelle un intervenant pour lui faire préciser quelque chose et encore plus lorsqu'il s'agit de lui faire une objection, il est impératif qu'il redonne systématiquement la parole à l'intervenant si celui-ci considère qu'il a été mal interprété ou qu'il veuille défendre son point de vue. Lorsque cette exigence (sorte de droit de réponse) n'est pas honorée, cela est ressenti comme un abus de pouvoir de la part de l'animateur ; cela inhibe et décourage certains participants, mine le contrat tacite de confiance entre l'animateur (trice) et les participants et finalement, plombe la qualité du débat.

Lorsque je dis que l'allusion à Socrate et à la maïeutique est démesurée, c'est parce que je crois très difficile de faire "accoucher" quelqu'un sur le plan des idées. En revanche, la face critique, celle qu'on appelle "l'ironie" socratique, est, elle, possible. Il s'agit d'une révision et mise en question des idées parfois trop faciles et trop lestées de présupposés. Mais cela exige une grande compétence et une éthique à toute épreuve, c'est pourquoi il est risqué de s'aventurer sans précaution et trop souvent dans cette voie ; il faudrait donc la pratiquer avec parcimonie et professionnalisme, avec bienveillance et respect.

Par ailleurs, nous savons qu'il faut de "l'animation" dans un café-philo, dans le sens d'avoir des échanges vivants et une certaine ambiance. En effet, un des risques majeurs est l'ennui. C'est ce qui arrive lorsque l'on se répète, lorsque l'on a recours à chaque fois à des lieux communs, lorsque la bien-pensance règne et que le moralisme se répand. Tout cela produit une "pépèrisation" du café-philo, si l'on accepte le néologisme. Bref, cela ronronne : ce qui est bien pour les chats, un peu plus ennuyeux pour les humains, désastreux pour un café-philo. Marc Sautet le savait bien, lui qui se servait de l'humour mais aussi, souvent, de la provocation, pour réveiller une salle un peu assoupie. Il pratiquait cela avec talent et charisme, mais pas toujours avec prudence et à propos, ce qui lui valait des critiques et des incidents. Marc s'en sortait plutôt bien, mais ce n'est pas pour cela que la méthode convient à tout autre animateur (trice). Toujours est-il que nous pouvons être tentés, parfois, pour redonner de la vie à un débat, de nous aventurer sur cette voie risquée. Je crois même que parfois nous ne pouvons pas l'éviter. Mais lorsque l'on s'y adonne, l'exigence et la vigilance envers nous-mêmes doivent être redoublées.

Nous devons, avant tout, être sûrs d'avoir compris de quoi il s'agit. Rien de plus regrettable qu'un animateur qui ne saisit pas ou qui interprète mal les propos des intervenants. C'est pourquoi je me méfie comme de la peste des "reformulations" de l'animateur ; la plupart du temps, l'intervenant, pourvu qu'on lui pose la question (ce qui n'est pas toujours le cas), considère ne pas avoir été bien interprété.

De toute façon une reformulation, même bonne, est une interprétation. Il faut le reconnaître. Et il faut déjà s'assurer qu'elle est bonne. Lorsqu'elle est mauvaise, c'est déjà ennuyeux ; mais lorsque l'animateur, après avoir donné une mauvaise version d'un propos, se livre ensuite à une réfutation de ce propos, cela devient attristant, et lorsqu'après cela il ne redonne pas la parole à la personne, sous prétexte de manque de temps ou des multiples demandes de parole, cela devient inacceptable.

Cela pourrait être l'objet d'un développement ultérieur, qui prendra en compte la part des participants, leurs droits, parce qu'ils en ont, une certaine éthique des devoirs aussi. Mais c'est aux participants de mettre une limite au possible sentiment de toute-puissance d'un animateur qui ferait ce qu'il veut d'un débat, distribuant les bons et les mauvais points, objectant ici, réfutant là, et en prime ramenant tout à ses "dadas", à certains philosophes qu'il (ou elle) connaît mieux, etc. Qui n'a jamais vu des choses comme cela ?

Disons-le clairement : l'animateur n'est pas là pour contester les propos d'un ou de plusieurs intervenants, ni pour faire la promotion de ses idées. Si on décide de reformuler ou d'interpréter une intervention, on est soumis à des exigences importantes : si l'on estime ne pas avoir tout à fait compris et ne pas avoir le temps de demander des éclaircissements, le minimum est de s'abstenir de commenter le propos. Si toutefois l'on décide de le commenter, il faut être prêt à redonner la parole pour correction, et si l'on décide en plus de poser une objection, on doit décider en même temps de redonner encore une fois la parole comme "droit de réponse".

C'est difficile tout ceci ? Oui ! C'est pourquoi le café-philo n'est pas toujours un exercice réussi. Une image idéale d'une activité réussie, bien sûr, reste un idéal, c'est-à-dire qu'il ne sera peut-être jamais atteint. C'est le propre de toute éthique et de toute politique : l'idéal n'est pas atteint, mais sans l'idéal la dégradation est assurée. Nous ne sommes pas parfaits, mais nous ne sommes pas obligés, non plus, d'être nuls et de persévérer.

Voilà pour le moment quelques réflexions préliminaires. Elles sont vouées à être développées. Vous pouvez les tester, en nous évaluant selon ces critères, ou selon d'autres. Nous sommes ouverts à la critique ; c'est la moindre des choses, cela nous permet de nous améliorer. Mais j'entends très (trop même) souvent, à la sortie du café-philo, des critiques de vive voix sur tel ou tel animateur (trice), sur tel procédé ou façon de faire. Cela ne sert à rien.

Ici, oui ; cela peut être lu et contesté, cela sert à réfléchir et à débattre. Mais il faut oser. Le site est là pour cela, les articles sont mis sur le mode du blog, pour que vous puissiez participer, nous donner vos éclairages, vos points de vue, vos critiques.

Contact pour en débattre :
http://www.cafe-philo-des-phares.info/index.php?option=com_content&task=view&id=57&Itemid=37

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