Symposium du Cerfee au cours du colloque sur la petite enfance
Après un dossier sur la maternelle coordonné par J.-C. Pettier dans le numéro 49 de Diotime, nous rendons compte d'un colloque sur la question en deux parties.
Les expériences de philosophie avec les jeunes enfants se sont développées peu à peu dans le monde, à partir de la méthode de M. Lipman. La France s'y est mise plus tardivement que dans d'autres pays. Dès 1996, Agnès Pautard à Lyon a fait des expériences à l'école maternelle, que Jacques Lévine et l'Agsas ont théorisées sous l'appellation d'"ateliers philo". Alain Delsol a de son côté à Narbonne, dans les années 2000, mis en place et formalisé, avec Sylvain Connac, un dispositif de type coopératif pour donner un cadre à la pensée réflexive. L'Agem s'est intéressée à ces pratiques innovantes et certains de ses membres les ont promues. Certains Iufm, comme celui de Créteil, ont organisé des formations spécifiques avec Jean-Charles Pettier, et c'est dans la classe de Pascale Dogliani (maternelle de ZEP) qu'a été tourné le film grand public "Ce n'est qu'un début", qui a fait connaître ces nouvelles pratiques à visée philosophique hors du monde de l'éducation. Des revues adaptées à la petite enfance (ex : Pomme d'Api, Piccolophilo) ont élaboré un matériel pour les enfants avec un accompagnement en ligne des maîtres à partir de supports spécifiques. E. Chirouter, de l'Iufm des pays de Loire, a montré l'intérêt pour la réflexion de s'appuyer sur la littérature de jeunesse. Les pratiques de la moyenne et grande section de maternelle, ainsi qu'au CP sont aujourd'hui diverses, encouragées par la formation et analysées par la recherche.
En s'appuyant sur les acteurs concernés (praticiens, formateurs et chercheurs), le symposium voulait faire, après plus d'une décennie, le point sur les pratiques, formations et recherches menées avec des enfants de 3 à 6 ans (maternelle et CP) pour les éveiller à la pensée réflexive.
Plusieurs courants de philosophie pour enfants en maternelle étaient représentés.
I/ Intervention de G. Chambard, formatrice des ateliers philo Agsas-Lévine
"Philosopher est un besoin naturel : dès la naissance, l'enfant étant génétiquement philosophe, il est urgent de considérer l'assouvissement de ce besoin comme un vecteur de croissance.En effet, l'homme, dès son plus jeune âge, est porteur d'"appareils à penser".
- "Appareils à penser", à sa manière, la complexité de la vie.
- "Appareils à penser" sa place dans la société et la place de la société dans son Moi.
- "Appareils à penser" faisant de l'enfant un être actif, capable de s'affronter, en pensée et en réalité, aux aléas de l'existence, et donc de combattre la déraison par la raison.
Force nous est de constater que nous ne savons pas encore utiliser ces appareils à penser le monde, d'où la proposition des Ateliers de Philosophie AGSAS" (J. Lévine).
Mais, à la différence des autres courants de philosophie avec les enfants, avant de privilégier la discussion entre élèves, "notre ambition est que, par les Ateliers de Philosophie, les enfants vivent le plaisir, non de l'aboutissement du concept achevé, mais comme Deleuze nous y invite, du travail intérieur qui correspond à la formation de pré-concepts, c'est-à-dire le plaisir de pénétrer dans le monde de la fabrication du concept".
Ce qui distingue les Ateliers Agsas, c'est son dispositif qui permet à l'enfant d'être centré, en voie directe, sur la Condition Humaine, de l'explorer de façon naturelle, et de réfléchir sur la valeur de la vie que suscite cette exploration. Il permet d'assurer la réussite du voyage en terre philosophique pour tous les enfants.
Après avoir formé un cercle de parole avec l'ensemble des élèves de la classe (ou une demi-classe si cela est possible), le dispositif est clairement énoncé aux enfants. Il comporte huit points :
- des précisions sur le contrat de fonctionnement (volontariat, implication, non-jugement...) ;
- un avant-propos sur le sens du terme "philosophie" ;
- un nouveau statut pour l'enfant ;
- l'annonce que l'enseignant n'interviendra qu'en tant que garant du cadre ;
- l'annonce que la séance ne durera que dix minutes ;
- l'utilisation d'un bâton de parole ;
- le droit de ne pas s'exprimer ;
- l'annonce du thème sous forme d'un mot inducteur.
Dans le souci de permettre à tous les élèves de participer, y compris les élèves en posture de refus par rapport à l'enseignant, à l'école et au savoir, ce dispositif se veut en rupture avec toute activité scolaire :
- le nouveau statut de l'enfant, personne du monde ;
- la présence silencieuse et confiante de l'enseignant ;
- le thème énoncé au moment de l'atelier sous forme de mot inducteur.
En effet l'enseignant dans sa classe fonctionne fréquemment à partir de questions qui induisent l'idée qu'il y a des réponses justes, réponses attendues par l'enseignant qui sera satisfait ou non en fonction des réponses. Evaluation, qui, même lorsque l'enseignant n'intervient pas, est implicite dans le regard de l'enfant.
- le droit de ne pas s'exprimer, clairement énoncé, qui ne sera donc pas interprété comme une non-participation.
Ce dispositif surprend les enseignants qui utilisent d'autres méthodes. Les principales questions qui nous sont posées peuvent se résumer ainsi : quelle est alors la dimension philosophique de ces ateliers, surtout en maternelle, où les enfants ont besoin plus que d'autres d'être sollicités et guidés ? Quelles formes peuvent prendre les ateliers et qu'est-ce qu'un atelier réussi ?
Les Ateliers de philosophie Agsas s'inscrivent dans le temps, et évoluent au cours de l'année. Les premiers ateliers peuvent prendre des formes différentes en fonction du groupe des élèves, de leur âge, de leur culture, de la confiance qu'ils ont dans la parole de l'enseignant, des habitudes langagières dans la classe, de la première prise de parole, des étapes nécessaires en fonction de l'âge des enfants (voir p 63,64 et § 4 de L'Enfant philosophe, avenir de l'humanité ?, ESF, 2008)... Mais nous savons que certaines étapes sont nécessaires et que la forme ainsi que le contenu vont évoluer au cours du temps. Ce qui restera constant, ce sera le plaisir des enfants et de l'enseignant, suscitant un désir de penser, de dépasser les opinions et croyances, de croiser des pensées différentes, ce qui oblige à se questionner pour se positionner et argumenter pour énoncer sa propre pensée.
Un premier atelier peut se présenter sous la forme d'une énumération, d'une juxtaposition d'opinions, de mini-débats, de phases de silence importantes... mais comme nous l'avons dit, rapidement les élèves dépasseront cette étape pour s'engager vers un cheminement plus philosophique.
Revenons sur cette notion de philosophie. Je ne démontrerai pas ici cette dimension dans les Ateliers Agsas. Je rapporterai les propos de Michel Eltchaninoff, qui a assisté à un atelier dans une classe d'une école de la banlieue parisienne. Il écrit dans Philosophie magazine d'avril 2010): "Au cours d'une quinzaine de minutes aussi intenses qu'émouvantes, tant l'on sent que ces moments de penser donnent à ces enfants une estime d'eux-mêmes dont la société tend à les priver, toutes les grandes distinctions conceptuelles sur cette notion difficile sont abordées...". Le mot inducteur choisi par le philosophe juste avant d'entrer dans la classe était "exister". Et un peu plus loin, il ajoute "...les hypothèses les plus fantaisistes sont décortiquées avec sérieux, abordées avec cet esprit rationnel qu'exige la méthode philosophique."
Un exemple
Je donnerai l'exemple d'un atelier proposé aux enfants de GS de maternelle. Installés en cercle, les élèves attendent avec impatience, l'énoncé du thème de réflexion. "Aujourd'hui, le sujet sur lequel nous allons réfléchir est "le temps"", énonce solennellement l'enseignante. "La météo ?" demande un enfant. "Non, l'autre sens du mot "temps".
Une petite fille se déplace alors, retire de sa bouche, les deux doigts qu'elle suçote, et vient mettre sous le nez de l'enseignante trois doigts mouillés. "Que veux-tu me montrer ?" Un petit garçon répond à sa place "Elle veut dire trois minutes"
"Je vois que vous avez compris. Alors on réfléchit."
Pendant quelques minutes, silence. Silence profond, respectueux. Silence chargé de réflexion pour les uns et peut-être d'inquiétude pour les autres, bien que rien ni personne n'oblige à s'exprimer. Puis la parole circule entre les enfants, sans que l'enseignante n'intervienne:
- Le temps, c'est le temps des époques. Il y a plusieurs époques, l'époque des dinosaures et tout ça...
- Le temps, c'est le temps de la vie.
- Le temps, il commence avec les premiers humains.
- Le temps, ça finit jamais.
- ça s'arrête jamais.
- Le temps peut être qu'il s'arrête la nuit.
- Je crois qu'il ne s'arrête pas la nuit, mais qu'il ralentit.
- Comme on dort, on sait pas si ça passe plus vite ou pas, on se rend pas compte.
- Il y a le temps de la vie : on naît du ventre de notre maman, et après on grandit, on devient un papa et après on devient vieux et le temps il s'arrête. Le temps de la vie ça dure longtemps.
- Quand on grandit, on a son anniversaire.
- Quand on devient vieux, on meurt et le temps s'arrête pour nous... enfin, il s'arrête pour celui qui est mort.
- La vie du paradis, on sait pas combien ça dure.
- Pendant la récréation, le temps passe vite. La pendule, elle dit l'heure, et le temps qui passe.
- Dans "Fort Boyard", il y a un sablier pour mesurer le temps. Et ils disent "le temps s'écoule".
- Le temps, il ralentit, l'été, quand c'est les vacances. On peut faire plein de choses.
- Si on est lent pour faire son travail, on n'a plus le temps de jouer.
- Le mercredi, on doit faire attention au temps, pour aller faire du sport, et après à la bibliothèque pour écouter des histoires et des fois on perd du temps et après on est en retard.
- Le mercredi, le temps, il est long, on a plein de temps quand il n'y a pas d'école.
- Avant, on disait quand c'était l'heure de sortir, que c'est l' "heure des mamans". Dans la journée, il y a le temps des mamans, le temps de l'école, le temps de la cantine, encore le temps de l'école, le temps du goûter, et... et le mercredi c'est autrement et le dimanche aussi.
- Il y a aussi le temps que dure la voiture, avant elle était presque neuve, et maintenant, il faut en changer et acheter une autre voiture moins vieille.
Peut-on là aussi retrouver les prémices d'une réelle pensée philosophique ? Certainement, mais ces ateliers sont avant tout un moyen de lutter contre la "désappartenance" caractéristique de la société actuelle, de redonner à chaque élève une "estime de soi" suffisante, de tisser les liens nécessaires entre élèves ainsi qu'entre élèves et enseignant, et de permettre à chacun de goûter le plaisir de la recherche et de la connaissance".
II/ Intervention d'Edwige Chirouter, maîtresse de conférences à l'université de Nantes
"La littérature dite "de jeunesse" est toujours un symptôme de la façon dont une époque se représente le monde de l'enfance. Quand une société considère l'enfant comme un petit être ignorant, dénoué de raison, ou comme petite chose innocente qu'il faut protéger du monde et des préoccupations des adultes - et c'est cette vision rousseauiste de l'enfance qui a prévalu en occident jusqu'à une époque très récente, on ne peut effectivement que lui offrir des récits très édulcorés, ou moralisateurs, sans aucune profondeur et subtilité littéraire ou philosophique. (Exemple : Martine, Tchoupi, Petit ours brun...)
Or, le développement de la psychologie et de la psychanalyse depuis les années 60 - en définissant l'enfant comme un sujet-pensant, porteur d'angoisses et d'interrogations existentielles - a permis à la fin du XXe siècle le développement d'une nouvelle littérature ambitieuse qui aborde des sujets graves et profonds.
En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, B. Bettelheim va vulgariser la vision freudienne de l'enfant (un "pervers polymorphe" qui n'a rien d'innocent) et va ainsi convaincre beaucoup d'éducateurs que les enfants ont des angoisses existentielles profondes et surtout qu'ils sont capables d'interpréter inconsciemment le message latent d'un récit (le conte) pour mieux donner sens au monde et à l'existence.On assiste ainsi depuis trente ans à un phénomène très important d'adaptations intelligentes de ces récits ancestraux
Sortant de l'adaptation et proposant des oeuvres originales,De nombreux auteurs, comme C. Ponti, M. Sendak, T. Ungerer, A. Browne offrent des récits subtils qui abordent des questions métaphysiques universelles. L'album notamment est un genre qui a été révolutionné ces trente dernières années, et qui propose sûrement les créations les plus audacieuses dans tout le champ de l'édition (et pas seulement jeunesse) tant sur le fond que sur la forme. Ce genre n'échappe donc plus aux critères de littérarité appliqués à la littérature générale.
Dernier symptôme de la reconnaissance du très jeune enfant philosophe, la parution de petits manuels de philosophie accessibles dès la maternelle : Les questions des tout petits sur la mort chez Bayard, et bien sur les fiches de Pomme d'Api qui didactisent l'animation d'ateliers philo dès la maternelle.
L'hypothèseprincipale de mes recherches est la suivante : la définition de la littérature comme "expérience de pensée", que développe par exemple P. Ricoeur dans son oeuvre, s'applique désormais à une partie de la création contemporaine : à partir de la lecture de ces oeuvres fortes peut s'amorcer dès l'école primaire un apprentissage du philosopher. On ne peut apprendre à philosopher sans textes, sans médiations culturelles qui permettent la problématisation et la mise à distance de la notion travaillée. Les textes de philosophie classique étant trop ardus pour des élèves du primaire, c'est grâce à littérature qu'on peut leur permettre d'avancer dans cet apprentissage rigoureux.
J'explicite ici cette expression de "simplicité profonde". La simplicité n'est pas l'absence de profondeur. Bien au contraire ! Et c'est justement ce que je voudrais démontrer ici.C'est grâce à la simplicité du texte et de la métaphore que l'album permet aux enfants d'accéder à la complexité de la notion. La simplicité comprend, recèle une complexité que le débat philosophique va permettre de mettre à jour.
Un exemple
Prenons l'exemple d'une séance dans une classe de grande section en ZEP, à partir d'un album jeunesse Laurent tout seul, d'Anaïs Vaugelade (L'école des loisirs). Je voudrais vous montrer comment à partir d'un album apparemment simple et surtout accessible dès 4/6 ans (de par son vocabulaire, sa syntaxe, sa longueur) on peut permettre d'engager une réflexion complexe, problématisée, sur une notion philosophique, ici "Grandir : qu'est-ce qu'être grand?". Nous analyserons :
- le critère " d'appropriation " de la problématique : comment l'identification aux personnages des albums permet à certains enfants d'entrer dans la problématique philosophique, comment elle leur permet d'en saisir les enjeux. Nous verrons aussi en quoi la bonne distance qu'instaure la littérature, entre l'expérience personnelle trop chargée d'affect, et le concept trop abstrait, permet aux jeunes élèves de prendre le risque de penser.
- comment la littérature permet de garantir les critères de rigueur philosophique des échanges. En quoi l'album permet effectivement de faciliter les processus de penser : l'argumentation, la problématisation, la conceptualisation (Tozzi, 1995). Comment et à quelles conditions la littérature permet aux élèves de dégager les attributs du concept travaillé.
Le contexte de la séance : la séance présentée a eu lieu dans une école de la Sarthe (France) classée en zone d'éducation prioritaire. Pour ces 21 élèves de GS, c'est la première année d'ateliers philosophiques à partir de la littérature. J'anime moi-même la séance. La question philosophique posée est la suivante : "Qu'est-ce qu'une "grande personne" ?
Quel est l'intérêt philosophique du texte ? Laurent, un petit lapin curieux, veut découvrir le monde. Il va toujours " un petit peu plus loin " que ne le lui autorise sa mère (il désobéit), jusqu'à fuguer et quitter la maison familiale. Il va découvrir l'euphorie de la liberté, mais aussi la solitude, le doute, puis le bonheur de nouvelles rencontres et la construction de soi. Au-delà de la question de l'autonomie, Laurent tout seul pose toute une série de questions existentielles sur les relations humaines, la juste mesure à trouver dans l'éducation d'un enfant (entre la protection et l'imposition des interdits et l'accompagnement bienveillant dans les premiers pas dans la vie), la nécessité de la transgression à certaines conditions et dans certaines circonstances, la nécessité de se créer un cercle d'amis pour vaincre la solitude. Le cheminement qui mène à devenir une " grande personne " est présenté, de façon toujours implicite et symbolique, comme un chemin complexe, où se mêlent les plus grandes joies et les plus grandes angoisses. Les couleurs dominantes des différentes pages de l'album accompagnent les états d'esprit du personnage. La socialisation de Laurent passe par l'organisation d'une grande fête conviviale où il rencontrera une jolie amoureuse. La fin ne se termine pas non plus de façon trop fermée et caricaturale (" ils se marièrent " etc.), mais par un " on verra " qui laisse à chacun la possibilité d'y transférer ses propres espoirs, aspirations et attentes. Le voyage de Laurent pourra ainsi se référer au voyage intérieur de chacun et ouvrir la voie à une belle méditation sur la construction de soi.
Pour lancer la discussion, je pose la question suivante : "Aujourd'hui on va se poser plus précisément la question : qu'est-ce que c'est qu'une grande personne ? Qu'est-ce que c'est qu'être grand ? Par rapport justement à Laurent tout seul ? En quoi cet album nous aide à répondre à la question ? Qu'est-ce que c'est une grande personne ? Est-ce que c'est bien de grandir ?".
Dans cette toute première intervention, je relie tout de suite le questionnement philosophique à la portée de l'album lu. Les objectifs sont toujours doubles et intimement liés dans la démarche : à la fois construire des compétences réflexives mais aussi faire saisir aux élèves que la littérature peut nous guider et nous éclairer dans notre quête (dont l'emploi du verbe " aider "). Il ne s'agit donc nullement " d'utiliser " la littérature pour philosopher mais de reconnaître pleinement sa dimension heuristique.
Deux grandes problématiques se dégagent de cette séance, qui a duré près de 45 minutes. Celles-ci ne sont pas parallèles, mais s'entrecroisent avec richesse :
- "Faut-il désobéir pour grandir ?" Quelle est la part de transgression nécessaire dans cette émancipation ? et : "Être grand, est-ce la même chose qu'être raisonnable ?". Est-ce seulement notre âge qui nous donne le statut de " grande personne " ou n'est-ce pas plutôt un " état d'esprit " qui nous conduit à plus de sagesse ? (Picasso : "On met longtemps à être jeune.")
Voici deux exemples d'intervention d'élèves pour montrer comment la littérature a aidé les élèves à penser ces problématiques complexes. D'abord "Grandir", c'est pouvoir prendre ses responsabilités et voler de ses propres ailes. Telle est la première idée développée lors de la discussion. Elle est immédiatement émise par Tom après la première question du professeur lançant la séance : "Ben, dans Laurent tout seul, euh, au début, là, il était, euh, chez lui dans la cuisine avec sa maman. Et puis et après, il veut être grand, il veut plus les jouets de bébé, et après euh, il a pas écouté sa maman. Il a dépassé la barrière et le châtaignier, et après, il est parti. Et moi, je pense que être grand on peut décider tout seul, aller tout seul."
On remarquera que Tom fait référence à l'album pour, juste après un bref résumé d'un épisode du récit, tirer spontanément une règle générale : allant de l'exemple à la généralisation, du cas de Laurent, personnage fictif, qui " n'écoute pas sa maman ", à l'emploi du " on " qui marque indéniablement un effort pour attribuer un attribut du concept. On remarquera que Tom n'a pas besoin de passer par un palier intermédiaire, celui de l'expérience personnelle concrète, avant de tirer une règle générale applicable à la vie réelle. L'exemple de la fiction semble suffisamment vraisemblable et parlant pour être immédiatement applicable. Alors même que nous sommes dans un monde imaginaire, les personnages sont des animaux anthropomorphisés, le temps et l'espace sont totalement indéfinis, Tom comprend spontanément que le récit a une valeur exemplaire et qu'on peut en tirer des leçons pour notre réalité. La métaphore littéraire apparaît bien effectivement comme une " expérience de vérité ", un " laboratoire " (Ricoeur, 1994) où les enfants peuvent expérimenter le cheminement qui nous mène à devenir " grands ". Philosophiquement, Tom déduit du récit la nécessité de la transgression pour devenir une grande personne et enfin prendre ses responsabilités. Ici la fiction littéraire sert à la fois d'exemple argumentatif (" dans Laurent... ") et de tremplin pour la conceptualisation..
La problématisation va ensuite être amenée par une élève, Vanessa, qui va introduire de la complexité, en affirmant que ce que ce n'est pas si simple de grandir : elle se sert de la figure littéraire et stéréotypée du loup (pourtant absent de l'histoire) pour argumenter sur l'idée de danger et de risque : "Et ben, moi, je crois pas que, je crois pas que c'est bien, euh, qu'il parte tout seul et qu'il désobéisse à sa maman, euh, parce que si ça trouve il y a un loup qui se promène... ça veut dire qu'il y a un danger...".
Nous voyons bien ici comment les enfants passe de la posture littéraire à la posture philosophique : Parce qu'elle s'identifie au personnage, qu'elle émet un jugement de valeur, qu'elle anticipe une suite possible au récit, Vanessa va pouvoir prendre position dans la discussion, introduire de la complexité et donc problématiser le questionnement. Les différentes postures littéraires permettent de faire avancer la réflexion sur la question posée.
Là encore on voit que les enfants passent indifféremment de l'exemple du récit à la généralisation". Le processus d'identification des enfants au personnage de Laurent leur permet d'entrer dans une discussion animée où l'affect et la rationalité se confondent (les points d'exclamation marquent l'intensité vocale des interventions). On sent les enfants investis dans la discussion. Ils se sont identifiés à Laurent et projettent sur lui leur confiance dans l'avenir (Tom qui doit avoir hâte de prendre ses responsabilités...) ou leur angoisse ou leur perplexité (Vanessa et sa difficulté à entendre l'idée d'une désobéissance nécessaire). Mettant ainsi le problème à " bonne distance ", les enfants peuvent directement tirer des conclusions générales. La pudeur, la timidité ou même la honte qu'ils auraient pu éprouver s'ils avaient dû parler d'eux-mêmes sur une question si intime n'existent pas grâce au " paravent du personnage" (Chirouter, 2011).
On remarque que les garçons défendent plus la position de l'indépendance et de la nécessité de sortir des jupes de la mère alors que les filles insistent plus sur la notion de danger, de risque et pointent la difficulté morale d'avoir à désobéir à ses parents.
Dans les discussions à visée philosophique, la littérature peut très bien effectivement être un " exemple exemplaire " qui, par l'universalité de son propos, a valeur de vérité. Ce que nous retiendrons surtout de l'analyse présentée, c'est que la dimension référentielle de la métaphore semble aller de soi pour les enfants (à aucun moment un des élèves n'intervient pour remarquer le caractère fictionnel des exemples donnés et qui, en tant que tels, " ne prouveraient rien "). Il est vrai que la densité de l'album, la chaleur de ses illustrations, sa capacité à parler à l'imaginaire enfantin, permet d'enclencher l'investissement des enfants dans le débat. L'histoire les intéresse, leur parle et ils ne veulent pas en sortir. De même que l'aspect métaphorique du récit, ses implicites, son sens caché sont suffisamment complexes dans la simplicité, pour que cet album fasse l'objet d'une longue discussion philosophique.
Laurent tout seul aura bien constitué un grand laboratoire où les élèves auront pu expérimenter leur réflexion sur la difficulté d'avancer dans le chemin de la vie et l'accomplissement de soi. Ainsi la portée philosophique du texte aura sans cesse alimenté, renforcé, la réflexion des enfants. Dans et par cette séance, ils auront pu à la fois renforcer leur rapport à la littérature - par la rencontre avec un beau texte, je peux mieux me comprendre et comprendre le monde - et leur relation à la philosophie - je peux dès maintenant m'emparer de ces grandes questions et commencer à réfléchir pour donner sens à mon existence.
Médiation entre soi, soi-même et le monde, le récit, depuis l'aube des temps, a toujours permis aux hommes de faire sens. Dans une société hypermoderne (Lipovetsky, 2009), où les valeurs et les certitudes s'effritent, où la transmission de la culture humaniste ne va plus de soi, il est plus que jamais nécessaire de guider les enfants dans cette quête d'intelligibilité et les aider à penser la complexité. Réconcilier la littérature et la philosophie dès l'école primaire est très certainement une piste pédagogique pour répondre à cette exigence".
III/ Intervention de Michel Piquemal, auteur de littérature de jeunesse
De l'intérêt nous a-t-il dit de philosopher à partir de textes de fiction...
"Lorsqu'on souhaite philosopher avec les enfants, on a besoin d'un point de départ à la discussion. Bien évidemment, l'idéal serait de partir d'un événement qui vient de se produire et a interpelé leur conscience : mort d'un animal, règlement d'une dispute, fait divers dont on a parlé dans les médias...
Mais on n'a pas toujours sous la main un événement embrayeur de réflexions. Aussi, plutôt que d'imposer d'une manière artificielle un sujet philosophique ("On va parler ensemble de la liberté !"), il me semble plus judicieux d'utiliser pour point de départ une lecture de texte.
Cela peut être des fables, des mythes et des contes à forte implication symbolique ( L'Anneau de Gygès de Platon en est sans doute le modèle idéal !). J'en ai rassemblé près de deux cents dans les trois volumes de mes Philo-fables.
Mais ce type de textes ne peut être utilisé avec des enfants petits, qui ont de grosses difficultés à en dégager la dimension symbolique. Le loup et le chien de la fable de La Fontaine resteront toujours pour eux un loup et un chien, et non la personnification des désirs de liberté et de sécurité.
J'ai donc pour ma part, dans le but de philosopher avec des 5/7 ans, inventé un personnage miroir, baptisé Piccolo... C'est au travers de ses petites aventures quotidiennes que le thème philosophique est mis à jour (mensonge, justice et injustice, mort, courage, souffrance, etc.).
Mais de très nombreux albums de littérature jeunesse sont aussi porteurs de questionnement philosophique. La séparation, établie par l'université entre Philosophie et Littérature est totalement artificielle. Un bon texte littéraire est toujours empreint de métaphysique. Il est important de le dire et de le répéter !
Le texte fictionnel a par ailleurs l'avantage d'ancrer le dilemme moral dans les consciences. Notre cerveau est ainsi fait qu'il mémorise mieux lorsqu'il peut "s'accrocher" à une histoire. Cette question de l'ancrage est essentielle, surtout lorsqu'on s'adresse aux enfants. Car c'est grâce à lui que se constitue et se structure une conscience philosophique !
Après avoir réfléchi en débat sur le dilemme d'Antigone, la question de notre liberté morale sera à jamais posée et définie... comme celle du tabou ultime de la mort pour qui a lu et débattu du mythe d'Orphée.
Mais, sans aller chercher dans les grands classiques du patrimoine, des albums-jeunesse comme Ito ou la vengeance du samouraï, Otto, Au revoir Blaireau, Une nuit un chat fixent à jamais dans l'esprit des enfants les problématiques de la violence, de l'amitié, de la mort ou du grandir...
Signalons donc Ito ou la vengeance du samouraï, Evelyne Reberg, Ed. Albin Michel ; Otto, Tomi Ungerer, Ecole des Loisirs ; Au revoir Blaireau, Susan Varley, Gallimard ; Une nuit un chat, Yvan Pommaux, Ecole des Loisirs ; Les philo-fables, Editions Albin Michel ; et la série des Piccolo-philo, Editions Albin Michel (neuf titres parus).