Orientations de la recherche et questions d'enseignement
"En réalité, la vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse, et chacun de ces deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisée étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque chose du second : il en résulte entre un modus vivendi, qui est précisément l'organisation" (Henri Bergson, L'évolution créatrice)
Evoquer philosophie et management dans un même propos, c'est s'obliger le plus souvent à devoir choisir entre parler ou bien au nom de la philosophie, ou bien au nom du management. Ce texte1 voudrait se maintenir à la même distance de l'une et l'autre de ces deux disciplines, sur un territoire improbable donc, tant la distance qui sépare l'une de l'autre semble à première vue lointaine.
Lier philosophie et management dans un même mouvement, c'est aussi faire un double pari : celui de la capacité de la philosophie à éclairer le management d'une part, et d'autre part celui qui consisterait à croire que les organisations, qui auraient dit-on effacé tout à la fois le niveau inférieur à savoir l'individu, cette dimension oubliée (Chanlat, 2007), et le niveau supérieur, celui constitué par le politique, sont aujourd'hui le lieu philosophique par excellence.
L'objectif de cet exposé, dont la nature se rapproche de celui de l'essai plutôt que de la communication scientifique, tient d'abord à sa situation entre les discussions qui se tiennent depuis ce matin (sur la dimension recherche) et celles qui se tiendront cet après-midi (sur la dimension enseignement). Il veut être une occasion d'échanges et de débats avec l'ensemble des participants, managers, philosophes, enseignants-chercheurs en gestion. Nous nous proposons à cette fin d'évoquer les champs de recherche dans lesquels il est aussi bien question de philosophie que de management, pour tenter de dépasser ces premières "figures" de la relation (nous pensons ici à l'éthique des affaires, à l'épistémologie des sciences de gestion, et aux critical management studies) et évoquer ce que pourrait être proprement une "philosophie du management".
Enfin nous voulons poser quelques questions sur cet autre terrain d'application qu'est l'enseignement, à partir notamment de celle-ci : comment les dimensions philosophiques peuvent constituer un socle fondateur, mais aussi inventeur et promoteur, d'un enseignement de gestion plus conscient de ses complexités et de ses responsabilités ?
Ethique, épistémologie et CMS (Corporate Social Governance) en sciences de gestion
Contrairement peut-être au registre pratique de l'enseignement, où la philosophie peine à faire sa place en gestion, l'imbrication philosophie/management comporte plusieurs niveaux en matière de recherche, lesquels ont une histoire et même une actualité.
Le premier de ces niveaux concerne l'éthique des affaires. C'est celui sur lequel nous voudrions insister dans le cadre de cette intervention. Quoique moins bien 'installée' dans les enseignements de gestion en Europe qu'aux Etats-Unis, c'est un enjeu aujourd'hui reconnu comme central dans la formation des managers. Le récent rapport de l' Institut de l'Entreprise/Cercle de l'entreprise et du management/FNEGEà ce sujet souligne grandement ce point et suggère même d'inclure l'éthique dans tous les enseignements dispensés, afin de lutter contre l'ignorance supposée être à l'origine de "certains comportements déplorables antérieurs à la crise". Dans ce document, il est fait référence à une formation "intellectuelle", là où on s'est contenté trop longtemps, dans les écoles et universités de gestion, du quasi-monopole de la formation pratique et technique. Notons toutefois que ce document ambitieux et volontaire ne fait que renforcer d'autres conclusions qui avaient été émises il y a près de vingt ans par le même Institut2, en 1991, et auquel avait participé le philosophe Paul Ricoeur, à qui il est à nouveau indirectement fait référence dans le nouveau rapport. Tout se passant comme si le souhait de voir se développer l'enseignement de l'éthique, dans le contexte français du management, se heurtait, encore et toujours, à un certain nombre de réticentes fortes, parmi lesquelles on trouvera aussi bien le risque de vouloir cautionner moralement le monde 'amoral' des affaires, que le relatif scepticisme quant à l'efficacité même de l'enseignement éthique dans son rapport avec les comportements managériaux réels3.
Qui peut cependant s'opposer à cette idée que l'éthique est un enjeu majeur de la bonne gestion ? Sans même partager la visée socratique (c'est bien la réflexion morale qui donne tout son sel à l'existence), il n'est plus contestable aujourd'hui que les dispositifs, les codes, les pratiques, les croyances, le rôle de la hiérarchie et les valeurs des acteurs de l'organisation sont au centre de multiples questions, auxquelles l'éthique peut apporter son éclairage analytique, normatif ou même plus simplement descriptif. A la question, le management, entendu comme l'ensemble des interactions de personnes dans le cadre organisationnel, a-t-il besoin de l'éthique ?, nous pouvons répondre positivement.
Faut-il ici rappeler que les grands auteurs en sciences sociales n'ont jamais vraiment séparé l'analyse des faits sociaux d'observations éthiques (les sentiments moraux chez Smith, l'éthique du protestantisme chez Weber, la morale laïque chez Durkheim, l'idéologie chez Boudon etc...) ? Aussi pour le manager, comme pour l'enseignant-chercheur, se cacher derrière les techniques, fussent-elles de gestion, ne peut suffire. Sur le respect dû aux personnes et le "climat éthique" de l'entreprise, la gestion des parties prenantes, le développement durable, la performance sociétale entre autres, la prise de position éthique, le souci de justification éthique, sont devenus d'inévitables enjeux de management. Car au-delà des dispositions légales, toujours incomplètes, surannées ou inaptes à rencontrer la complexité qui se joue au quotidien dans les organisations, le manager doit savoir qu'il sera confronté à des choix où ses facultés "d'imagination morale", pour reprendre le terme de Werhane (2002), lui seront, s'il en prend seulement conscience, pour le moins précieuses. Et c'est au pédagogue sans doute que revient cette responsabilité fondamentale de devoir sensibiliser les futurs décideurs aux questionnements éthiques qui les attendent.
Certains textes ont tenté récemment d'établir une vision d'ensemble de ce que pourrait être la recherche en éthique des affaires en Europe (Bevan & Hartman, 2007)4, mais le sous-titre du texte proposé par Bevan et Hartman laisse entendre qu'il s'agit-là d'un "challenge polyphonique", tant est grande la diversité des approches. Les gender studies, les études consacrées à la CSR (Corporate Social Governance), la relation Business & Society, le whistleblowing sont quelques-unes des orientations retenues, auxquelles l'approche philosophique, continentale5, analytique ou pragmatique apporte presque toujours sa contribution.
Du reste, c'est peut-être du côté de la publication d'ouvrages en gestion, au sein des maisons d'édition spécialisées, que l'on voit le plus apparaître cette préoccupation éthique dans le monde de la gestion. Sans doute faut-il y voir davantage une demande de la société dans son ensemble, auquel répond une offre éditoriale. Deux positions sont en effet privilégiées dans ces livres : ou bien c'est l'angle "sociétal" ( Business & Society), c'est-à-dire celui de la responsabilité sociale et environnementale, qui est privilégié, ou bien c'est celui plus classique de l'éthique des affaires ( Business Ethics), à partir de sources essentiellement anglo-saxonnes (cf. les revues Journal of Business Ethics et Business Ethics Quarterly), qui s'intéresse plus généralement aux relations entre le management, les salariés et les actionnaires ( corporate governance, accountability, loyalty, distribution, etc.). Or c'est le premier axe qui a aujourd'hui, en nombre de livres publiés, l'avantage. Notons d'ailleurs que l'éthique professionnelle du décideur est relativement absente. Si l'éthique est bien, on retiendra ici la définition canonique de Paul Ricoeur, cette "vie bonne pour et avec les autres dans des institutions justes" (1990), on notera, corroborant les travaux de Chanlat (2007), que la question de la "vie bonne" aristotélicienne, de ce que l'on pourrait également appeler dans un contexte socratique le " souci de soi" (cf. Foucault, 2008 et ses dernières lectures au Collège de France récemment publiées) ou encore le conatus spinoziste, c'est-à-dire ici la question éthique personnelle, est relativement peu explorée dans le contexte managérial. C'est certainement du côté de l'articulation entre ces quatre dimensions, le soi, les autres, l'institution et la planète que devront à notre sens porter dans l'avenir les agendas de recherche.
Nous serions très incomplets si nous omettions d'évoquer un second champ dans lequel l'intrication de la philosophie et du management apparaît comme un enjeu central. Il s'agit de l'épistémologie des sciences de gestion, où il est question tout à la fois de déterminer le caractère scientifique de la gestion, et de situer plus généralement sa place dans l'ordre de la connaissance scientifique. L'épistémologie en gestion se passionne donc tout naturellement pour les questions de méthodes (lesquelles sont nombreuses en sciences de gestion, exploratoires, descriptives, empirico-formelles, théorico-formelles, recherche-action etc.) dont elle discute les critères de scientificité. Elle tente également de déterminer notamment la place du chercheur par rapport à son objet de recherche, et de séparer ce qui correspond au domaine des faits de ce qui relève du domaine idéologique ou axiologique, constitué notamment par les "valeurs" de l'organisation. Le chercheur positiviste, observateur de la loi naturelle, sera désintéressé, là où le chercheur constructiviste considérera ce désintéressement comme une illusion, l'étude du social comme construction de la réalité laissant toujours une place à l'interprétation du chercheur. On observera dans ces débats le recours fréquent, et naturel ici, aux philosophes positivistes des sciences notamment Popper et Carnap, qui discutent des critères de validité des hypothèses et des résultats obtenus (falsificationnisme poppérien versus vérificationnisme de la signification, issu notamment du Cercle de Vienne). Au sein du courant constructiviste, l'on retrouvera également des philosophes sans cesse mobilisés notamment autour d'analyses phénoménologiques (Husserl, Merleau-Ponty), herméneutiques (Gadamer, Dilthey, Heidegger) ou dites de "déconstruction" des discours, au premier rang desquels Derrida.
Enfin nous voudrions rapidement évoquer le courant critique en organisation studies, non pour le réduire à une place mineure dans le champ de recherche contemporain en management (au contraire nous considérons qu'il s'y trouve les développements les plus stimulants en matière de recherche), mais parce qu'il a été largement discuté avant notre intervention du fait même que "l'esprit critique", et sa promotion, ont été placés comme l'un des enjeux centraux de cette rencontre. Du reste, en répétant combien la posture critique apporte les perspectives les plus neuves dans le champ de recherche en management dans son ensemble, nous ne faisons qu'abonder dans un sens aujourd'hui bien établi : la présence systématique de tracks en critical management studies dans les principales conférences mondiales, la création d'une section spécifique dans l' Academy of Management il y a quelques années comme, à un degré moindre, la promotion d' Organization Studiesparmi les meilleures revues par le Financial Times, sont quelques-uns des indices les plus visibles de la reconnaissance d'un courant qui a fait de son opposition à tout managérialisme, et à son credo du "one best way" et à l'universalisme des solutions qu'il propose toujours aux problèmes de management, son référent commun. Les chercheurs qui s'inscrivent dans ce courant viennent justement contredire cette tendance qui a prévalu jusqu'à aujourd'hui, à savoir la coupure épistémologique entre philosophie et sciences de gestion, qui notait l'orientation radicalement opposée des deux disciplines, l'une étant marquée par son caractère non-scientifique au contraire de l'autre. "Les sciences humaines et sociales portent sur ce qui est : la philosophie morale sur ce qui doit être" explique Ogien dans un article, paru dans L'Année sociologique, qui inverse utilement la question ("La philosophie morale a-t-elle besoin des sciences sociales ?"). "A mon avis" répond l'auteur, qui conteste finalement cette opposition de principe, "c'est une erreur qui provient du fait qu'(ils) ne tiennent pas compte de l'existence de principes du raisonnement moral ("devoir" implique pouvoir" ; "pas de différence normative sans différence factuelle", etc.) et de théories morales (différentes variétés d'éthique des vertus ou de conséquentialisme) qui établissent des passages entre ce qui est et ce qui doit être" (2004). Toutefois, d'une manière générale, il faut rappeler que le courant critique, qui trouve dans la soi-disant 'French Theory' (laquelle regroupe des philosophes aussi dissemblables que Lyotard, Derrida, Deleuze, Foucault ou Baudrillard) une part importante de ses références philosophiques, porte son analyse le plus souvent au niveau politique plutôt que philosophique. Car c'est le rapport politique dominants/dominés qui demeure l'autre point de ralliement de la recherche critique.
Cette omniprésence des relations de pouvoir, cet absolutisme du concept de pouvoir dans les études de management est-elle dès lors exempte de critique ? N'y aurait-il pas, comme l'a noté récemment Luc Ferry dans un dialogue récent avec Alain Badiou, une certaine pauvreté critique de la critique de la domination, ce "schéma qui divise le monde en dominants et dominés ?"6(Lancelin, 2010, p. 33). Faut-il rappeler ici que Foucault lui-même, en particulier celui que l'on présente comme le troisième (après l'archéologue et le généalogiste), celui de l' epimeleia heautou7, ne cessait de dire que ses études l'avaient sans doute trop amené à concentrer ses efforts sur les questions de pouvoir. Peut-être y-a-t-il ici matière à enrichir le terrain critique en mettant dos-à-dos les tenants d'un capitalisme financier, d'un capitalisme centré sur la seule motivation du profit dont un auteur comme Amartya Sen a brillamment dénoncé le simplisme, avec ceux qui concentrent leurs analyses sur l'unique question du pouvoir, comme si toutes les dimensions organisationnelles s'y trouvaient rattachées et forcément réduites. Il faudrait alors transformer notre vision des choses en poussant plus loin la relation entre management et philosophie, essayer de garder avec l'un et l'autre la même distance, avant de formuler ce que serait proprement une "philosophie du management", ainsi que se propose de le faire la revue anglaise qui porte précisément ce nom.
A 'Philosophy of management' ?
Poser l'hypothèse d'une philosophie du management, c'est faire à notre sens le deuil d'une idée parfois affirmée mais jamais prouvée, à savoir l'efficacité de la philosophie en terme de performance. Il n'est plus possible aujourd'hui, par exemple sur un plan éthique, d'essayer de faire croire que "l'éthique paye" et d'essayer de justifier ainsi l'appel au raisonnement et aux grandes oeuvres de la philosophie morale. Se mettre en quête du bien ne peut être seulement une manière détournée d'augmenter la performance, fût-elle accrue au final. Car qui peut le dire ? Et qui peut dire à l'inverse que l'appel aux ressources et au discours de la philosophie dans les organisations nuirait à la logique de résultats ? Personne. C'est bien pourquoi il nous faut justifier la présence de la philosophie pour elle-même. Cette position volontariste nous semble d'autant plus défendable qu'il y a un bien-fondé patent, pour le manager lui-même, à essayer d'accorder ses principes éthiques avec son comportement professionnel (contrairement à la thèse de la séparation défendue, dans un célèbre article de la Harvard Business Review, par Carr). Pour le manager il s'agit alors d'examiner sa vie au travail en introduisant l'interrogation philosophique, et tenter ainsi d'éviter d'être l'esclave de sa fonction ou de sa mission, sur le modèle proposé par Socrate lui-même lorsque celui-ci interroge Alcibiade, lequel s'apprête à prendre des responsabilités importantes dans la Cité : "As-tu jamais eu assez le souci de toi-même ?". Une question qui semble perturber le bel Alcibiade, lequel ne s'était manifestement jamais posé la question sous cet angle... Foucault soulignera d'ailleurs dans ses derniers cours, édités sous le titre Le gouvernement de soi et des autres, combien cette question était centrale dans l'éducation des élites dans la Grèce Antique.
Parmi les nombreuses revues de recherche en management, l'une ( Philosophy of Management Journal) tente actuellement, à notre sens, de relever en partie ce défi. Dans l'appel à contribution d'un numéro spécial à paraître en 2011 intitulé A Unique Role for a 'Philosophy of Management', les éditeurs cherchent à dépasser les terrains habituels d'emploi de la philosophie en management (qu'ils résument avec les expressions de "management critique", de "théorie des organisations" ou "d'études organisationnelles postmodernes"). Ils remarquent en effet que, malgré la contribution essentielle de ces courants de recherche, la philosophie n'y est que rarement exposée en profondeur. Il s'agit le plus souvent de créer un discours qui "sonne" comme celui de la philosophie ('sound-bite philosophy'), mais qui en général ne va pas jusqu'à proposer d'appliquer les enseignements de la philosophie aux pratiques managériales elles-mêmes. La philosophie ne doit-elle rester qu'une source de commentaire des pratiques managériales ? Ou celles-ci doivent-elles s'en inspirer pour radicalement se transformer ? C'est dans cette direction que semble vouloir aller la revue, de sorte à promouvoir une 'philosophie du management', d'englober et d'absorber ensemble les traditions managériales et philosophiques ("to encompass and absorb both philosophical and managerial traditions"). L'objectif de ce numéro spécial serait donc de distinguer la philosophie d'autres disciplines, telles la sociologie ou la sémiologie (qui sont également mobilisées en théorie des organisations), pour en montrer, dans le contexte managérial, la contribution spécifique. Mais l'objectif de ce hors-série est aussi de montrer en quoi, si tel est le cas, les concepts philosophiques dans le cadre d'une 'philosophie du management' s'utilisent d'une autre manière qu'en théorie des organisations, dénommée ici sa "cousine proche". Et les éditeurs de poser quelques requêtes à leurs futurs contributeurs : "Les approches philosophiques du management peuvent-elles être critiques avec le courant critique sans passer pour réactionnaires ? Ce qui amène à s'interroger sur la question de savoir si, et comment, la philosophie du management peut être à son tour critique envers le management ? La philosophie du management est-elle l'hôte ou l'invitée des sciences de gestion ?"8. Il sera intéressant de voir alors quelles seront les propositions retenues de la part d'un comité éditorial où l'on trouve aussi bien Mark Dibben, spécialiste de la philosophie du process ( process-philosophy) ou encore Edward Freeman, un philosophe parmi les plus influents dans le champ du management au niveau mondial, considéré notamment comme le père de la théorie des parties prenantes ( stakeholder theory), à laquelle se rattache à de très fréquentes recherches et de nombreux enseignements de gestion.
Pour notre part, nous voudrions mettre en lumière deux textes qui nous paraissent rejoindre les préoccupations que nous venons d'exposer, l'un par Jacques Bouveresse, lors d'une leçon adressée il y a quelques années aux élèves d'HEC, et l'autre par Yvon Pesqueux, pour des travaux menés, notamment à partir de l'oeuvre de Paul Ricoeur, sur la notion d'entreprise idéologique.
"L'utopie réaliste" chez Bouveresse et "L'entreprise idéologique" chez Pesqueux
Dans un texte prononcé à l'occasion de la remise d'un diplôme de professeur honoris causa, le spécialiste de philosophie analytique Jacques Bouveresse, également Professeur au Collège de France, a posé une question qu'on n'ose guère poser dans les milieux de la gestion, mais qui nous semble, peut-être pour cette raison, redoutable : "Les managers peuvent-ils avoir un idéal ?". S'interrogeant ainsi, Bouveresse s'appuie sur ses auteurs de prédilection, Ludwig Wittgenstein, Karl Krauss - dont il note qu'il avait remarqué en son temps que l'humanité, presque sans s'en apercevoir, a finalement converti les fins de l'existence par la seule préoccupation des moyens de vivre - et Robert Musil. Selon Bouveresse, l'auteur de L'homme sans qualités avait non seulement entrevu l'atrophie d'un monde, notre monde, devenu aussi peu idéaliste que ce soit9, mais plutôt ultra-réaliste radical, mais également la place de plus en plus importante prise par l'industrie, le commerce et l'argent10.
C'est une redoutable question en effet que celle qui se situe à l'opposé des questions habituelles proposées au manager, ce gardien 'réaliste' de la performance organisationnelle. Elle peut aussi provoquer autant qu'elle inquiète, en ce qu'elle provient d'un intellectuel qui semble douter qu'un manager en effet puisse avoir des principes qui s'attachent à quelque forme d'idéalisme ou de romantisme que ce soit. C'est en tout cas le point de départ du philosophe qui reconnaît une manière, celle que choisissent les professions intellectuelles11, de se représenter les professions de chefs d'entreprise, de financiers ou de marchands. Bouveresse remarque pourtant que cette séparation entre les intellectuels (ici les hommes capables d'idéaux) et les marchands (qu'il appelle les hommes de la réalité) s'estompe fort heureusement, au profit d'une meilleure compréhension de part et d'autre. La philosophie par exemple devient attrayante pour le monde de l'entreprise, ce qui pouvait hier sembler inimaginable. "Platon pensait qu'il n'y aurait pas de salut pour l'espèce humaine, tant que les philosophes ne seraient pas rois dans les cités" remarque-t-il. "Aujourd'hui, il semble de plus en plus admis qu'il n'y aura pas de salut pour les entreprises si l'on n'y fait pas entrer d'une manière quelconque et sous une forme ou sous une autre la philosophie, en tout cas une certaine dose de philosophie" (§ 19, 2001). Ce que Bouveresse veut dénoncer, c'est le risque d'un désenchantement absolu, qu'il oppose ici à l' utopie réaliste. C'est cette séparation du travail qui l'inquiète, entre d'un côté les hommes de la réalité, qui nagent jusqu'à s'étouffer dans cette mer "de réalités et de faits" et les idéalistes, ces "intellectuels spécialisés dans ce genre de pressentiments et de jérémiades intérieures".
Si le mot "utopie" semble être l'un des interdits du management, le mot "idéologie" en est certainement un autre. Ce dernier qui tend même à disparaître du discours politique, tant il semble bien que nous vivions dans un monde dénué d'idéologie. Cette tendance annonce le quasi-monopole du discours "pragmatique" dans les organisations (Deslandes, 2010). Une posture ultra-réaliste qui ramène tout aux seuls faits et qui tend à vouloir s'imposer partout comme la règle universelle du management. En réalité, on oublie que le pragmatisme est une idéologie comme une autre (à ceci près, peut-être, qu'elle tend à nier en être une). Or, l'avenir est parfois moins réaliste qu'on se l'imagine, comme on dit parfois que la réalité dépasse la fiction. Il est demandé aux managers aujourd'hui non seulement de gérer les difficultés du présent mais encore d'anticiper et de percevoir les futurs probables. Le seul pragmatisme le permettra-t-il ?
Dans ce contexte, étudions quelques instants le texte de Pesqueux (2004), intitulé "Le point de vue de la philosophie : L'entreprise idéologique", lequel discute précisément la dialectique de l'idéologie et de l'utopie, en tant que constituant les deux bornes de notre imaginaire social, culturel et politique. Cette dialectique, Pesqueux l'explore sous l'angle des entreprises et des organisations pour notamment repousser l'idéologie au sens marxiste du terme, c'est-à-dire l'idéologie en tant que représentation faussée et aliénante du travail humain. L'auteur s'appuie sur une lecture de Ricoeur (1997), revisitée par Chiapello, pour expliquer que "l'idéologie est (ainsi) une forme de réduction des tensions entre les prétentions à la légitimité liée à l'exercice du pouvoir et la croyance en cette légitimité provenant des citoyens." Or, face à la rigidité du discours idéologique, qui apporte à toute organisation sociale, et notamment à l'entreprise, ses "principes de justification", voire son identité, se tient l'utopie qui, par son étrangeté et parfois son excentricité, en stimule la respiration, le mouvement et la transformation.
Ce que l'on tente ici de définir ici, c'est en réalité un management de la conviction et de la discussion, où l'idéologie et l'utopie viennent tour à tour sortir le monde des organisations de l'insignifiance. Pour qu'une organisation fonctionne en effet, il lui faut à la fois s'incarner, se représenter, en particulier au plan identitaire. Cette identité organisationnelle, condition même du lien social, est du reste sujette à de nombreuses études au sein des sciences de gestion (Albert & Whetten, 1985 ; Balmer, Stuart & Greyser, 2009; Gioia, 1998). Avec cette identité, le groupe peut se connaître et se justifier. Mais il lui faut dans le même temps s'assurer que d'autres projets sont possibles, que des alternatives innovantes existent bien, que d'autres voies, parmi celles qui remettent en cause le statu quo, méritent quelque fois d'être explorées. Cette séparation entre l'idéologie et l'utopie est ce qui permet de faire une place à l'imagination, ce qui permet d'ouvrir "à de nouvelles possibilités, de découvrir une autre voie en voyant les choses autrement, le pouvoir d'accéder à une nouvelle règle" (2006b, p. 171)12. Une conception de l'imagination éthique, comme source et reconfiguration de l'action, qui entre du reste en consonance très nette avec la notion d'imagination morale mise en évidence dans le champ de l'éthique des affaires par Werhane (2002)13.
Vers une poèsis de l'action managériale ?
Au terme de ces quelques détours où management et philosophie ont été mis en contact l'un de l'autre, où nous avons proposé toutefois qu'aucun des deux ne soit avantagé ou négligé par rapport à l'autre, peut-être sommes-nous en meilleure situation pour comprendre ce passage du texte de Bouveresse : "Contrairement à ce que l'on dit souvent, les affaires ne sont justement pas les affaires, elles ont plutôt quelque chose à voir avec la poésie et par conséquent avec l'âme elle-même. Il n'est donc pas tout à fait surprenant que, au cours d'une conversation qui a eu lieu en 1905, l'homme d'affaires Rathenau et le philosophe Dilthey se soient trouvés d'accord pour dire que le véritable danger pour l'humanité réside aujourd'hui dans ce que le premier a appelé l'"homme des buts" [ Zweckmensch], étranger à toute espèce de spiritualité, qui s'obstine à essayer de réaliser des fins ou d'atteindre des objectifs qui ne peuvent lui procurer aucune satisfaction réelle." (§ 22, 2001). C'est ici que la philosophie, et notamment la philosophie continentale, toujours habile à mettre au jour les ambiguïtés de la pensée et de l'expérience humaine, peut jouer un rôle essentiel. En particulier dans une période de crise, où la question sur le sens de l'action se pose avec plus d'intensité, où la capacité d'agir intentionnellement, d'être soi-même, peut-être mise en défaut face aux nécessités de l'urgence.
Dans le dernier chapitre de son traité d'éthique, Ricoeur rappelait que ses faveurs vont aux philosophies capables de maintenir ensemble, sans ordre de préséance, théôria, praxis et poèsis. Cette poèsis, c'est le versant poétique et esthétique de la philosophie. Dans l'univers organisationnel, ce versant est celui de la métaphore, des épisodes narratifs et plus encore de l'imagination productive, qui sont autant de possibilités afin de mieux décrypter les évolutions des univers organisationnels, d'écrire l'histoire, bref, d'inventer l'avenir plutôt que de l'endurer. Or le maintien de cette triple dimension, interprétative, narrative et imaginative dans le contexte managérial ne fait que réhabiliter précisément la poèsis,en tant que "création, au sens le plus vaste du mot" (Ricoeur, 1969, p. 456 ; Abel, 2006).
Le philosophe américain Richard Rorty, intervenant en 2006 devant la Society of Business Ethics, expliquait que le plus grand besoin, dans l'univers des entreprises, c'est moins de nouvelles théories morales que la capacité à utiliser les facultés d'imagination de ses membres face à la singularité des dilemmes éthiques (2006). C'est bien grâce aux facultés narratives et à l'imagination productive du management que l'on pourra sans doute réintroduire une capacité d'initiative, apporter un surcroît de sens, redonner une chance à chacun d'intervenir dans le cours des choses. C'est par une poétique de l'action managériale que l'organisation redevient habitable. Et par elle que chacun, dans l'organisation, peut se montrer capable de recouvrer ses pleines capacités éthiques.
Conclusion : quelles conséquences pour l'enseignement de gestion ?
Afin de conclure cette intervention en ouvrant la porte à de nouvelles interrogations, comme c'était son but initial, nous poserons donc trois questions à l'assemblée :
- Comment introduire dans les enseignements de gestion aujourd'hui la question du "souci de soi" dans une approche de l'éthique des affaires qui privilégie, parfois de manière exclusive, le souci "institutionnel et sociétal" ?
- Face au "désenchantement" du monde managérial dans un monde en crise, comment aborder l'enseignement de gestion à partir d'une "philosophie du management" ? Sur quels aspects devrait-il orienter l'attention des étudiants ? Sur la diversité des comportements et des situations rencontrées ? Sur l'apprentissage des grandes philosophies ? Sur la maîtrise des principaux concepts philosophiques qui sont autant de notions managériales14 ?
- De quelle manière peut-on, tout en montrant les apports théoriques (modèle de la décision éthique, climat éthique, TBL, théorie des parties prenantes, performance sociétale...) et pratiques (dans la résolution de dilemmes éthiques, ou la mise en place d'audits ou de codes d'éthique notamment) de la philosophie dans l'univers de l'organisation, laisser une place à ce qui serait de l'ordre de la narration, de l'imagination créatrice, de la poèsis ?
(1) Présentée lors de la Journée mondiale de la philosophie (Unesco, 18 Novembre 2010), cette communication avait pour objectif de présenter dans le déroulé de la manifestation "Manager autrement : entre utopies et réalités", un point de vue intermédiaire entre les débats du matin consacrés à la recherche et ceux de l'après-midi consacrés à l'enseignement. Notre objectif ici était donc, sous la forme d'un exposé bref et aussi simple que possible, de présenter les grands champs de recherche en management dans lesquels la philosophie joue un rôle central, avant d'orienter la discussion vers une notion dépassant ces clivages (à savoir celle d'une supposée "philosophie du management") et de poser quelques questions sur les conséquences que cette dernière orientation pourrait avoir sur les enseignements en gestion.
(2) http://www.institut-entreprise.fr/fileadmin/Docs_PDF/travaux_reflexions/Archives/Responsabilite/Ethique_et_responsabilit_1.pdf
(3) D'où le courant de recherche qui s'est développé autour du "business ethics as practice" (cf. Painter-Morland, 2008b).
(4) Ou par exemple de faire l'analyse de la littérature consacrant l'éthique dans le champ disciplinaire de la gestion des ressources humaines (cf. Hirèche & El Mourabet, 2007).
(5) Ce terme de "philosophie continentale", auquel Ricoeur notamment préférait le terme de "synthétique", s'oppose en réalité à la philosophie analytique, dominante dans les départements de philosophie aux Etats-Unis. La philosophie analytique se rattache notamment à Wittgenstein et à Russel et se consacre notamment à l'analyse du langage. S'agissant de la philosophie "continentale", à laquelle on attache généralement les grands noms de la philosophie européenne du XXème siècle et notamment les français (Foucault, Deleuze, Derrida), est selon cette classification celle qui laisserait une place à l'ambiguïté, qui tenterait de lier tout ensemble savoir et sagesse, et qui considère enfin que le sens est produit par la dynamique sociale où les individus se construisent et se déconstruisent (Painter-Morland, 2008a).
(6) "Et qui est si solidement ancré que personne ne proteste quand une décision de la Cour Européenne de justice demande aux écoles italiennes de retirer leur crucifix, alors que la décision suisse de ne plus construire de minarets est qualifiée de honteuse par une presse quasi unanime. Les crucifix aujourd'hui, même désactivés (l'école publique en Italie est laïque), sont perçus comme les emblèmes de la domination tandis qu'on voit dans le minaret le signe de ralliements des opprimés, l'oriflamme des damnés de la terre. Nous sommes constamment renvoyés à ce grand partage."
(7) Le "souci de soi".
(8) "Might philosophical approaches towards management be critical of the critical without being reactionary? This also leads in turn to the question as to whether a "philosophy of management" may be critical of management. Is a philosophy of management necessarily satellite or host to management ?".
(9) "Nous nageons aujourd'hui en permanence dans une mer de réalités et de faits, dans laquelle nous risquons de nous asphyxier, et nous nous évertuons à retarder le plus possible le moment de sortir la tête pour respirer." (§ 14, 2001).
(10) "Ceux d'entre eux qui ont lu Musil ne pouvaient pas, cependant, ne pas se souvenir ici de ce qu'il a dit à propos de la façon dont, faute de réussir à introduire réellement l'esprit dans la sphère de la puissance, on a essayé de se persuader finalement que les puissances qui gouvernent le monde d'aujourd'hui, l'industrie, le commerce et l'argent, avaient quelque chose à voir avec l'esprit et constituaient peut-être même aujourd'hui l'esprit lui-même" (§ 20, 2001).
(11) "C'est du moins ainsi que les intellectuels ont tendance à se représenter traditionnellement ces dernières" (§ 8, 2001).
(12) " C'est le travail de l'imagination" explique Olivier Abel, "que de rouvrir sans cesse la cité visible à tous les points de vue invisibles qu'elle laisse sur ses bords voire qu'elle a exclus" (Abel, 1996, p. 120).
(13) En particulier lorsque l'application en est étendue, avec The ExxonMobil's alliance model or The Grameen Bank model for poverty elimination in Bangladesh, à des modèles innovants qui tiennent compte de valeurs multi-culturelles et qui font l'objet d'alliances variées qui répondent aux défis de la globalisation (2008).
(14) Ex : la subjectivité, le pragmatisme, l'intuition, la dialectique, l'humanisme, l'identité, le cynisme, le don, l'autorité, la responsabilité...