S'il est un exercice qui a fait souffrir bien des élèves, c'est la dissertation ! Elle demande beaucoup de compétences différentes, et il faut les avoir ensemble au même moment. Pendant bien longtemps, on a pensé qu'il fallait bien connaître la matière, avoir suivi attentivement les cours, et qu'il fallait ensuite faire un plan et... se mettre à écrire. Or il existe plusieurs difficultés.
Les difficultés
1. Mémoriser des idées de façon utilisable est une compétence difficile à acquérir. En effet, la philosophie est faite d'idées et l'école n'enseigne jamais comment les mémoriser. C'est la raison pour laquelle souvent en classe, le professeur voit un élève lever la main et quand, finalement il l'interroge, dire avoir oublié ce qu'il voulait si urgemment nous communiquer. Les idées sont de nature un peu évanescente !
2. Supposons les idées retenues. Quelle que soit la qualité de la compréhension d'un chapitre et/ou de sa mémorisation, il faut transposer ou transformer cet acquis en arguments. Parfois les arguments sont déjà tous faits, mais il est difficile de les remarquer dans un texte, dans un chapitre ou dans un cours. Parfois il faut transformer un texte ou des informations en arguments. Ceci est plus facile quand on est face à un texte écrit que lorsqu'on le mémorise. Le texte est plein d'indicateurs logiques (car, c'est pourquoi...), et l'on apprend, en classe à les trouver, à les entourer et à en analyser la fonction. Or quand on doit mémoriser, on apprend souvent en omettant les arguments. On mémorise souvent mieux des idées (concepts suivis d'une phrase) que des arguments. Faites l'expérience de lire un texte à une classe et de demander de quoi les élèves se souviennent. Après une seule lecture, ils se souviennent de quoi cela parle, c'est-à-dire qu'ils vous diront quelques concepts. A la deuxième lecture, ils vous diront une phrase, c'est-à-dire ce que le texte dit à un endroit, au sujet d'un concept. À la troisième lecture, ils diront deux ou trois phrases. Il faudra bien des lectures pour qu'ils arrivent à remarquer et dégager un argument. Nous ne mémorisons pas facilement un argument.
3. À supposer que nous ayons découvert des théories et/ou des suites d'arguments, il faut encore qu'ils soient utilisables à bon escient et au moment juste dans un processus de pensée ordonné. Curieusement les élèves ne savent pas toujours à quoi sert un argument. Quand ils savent ce qu'il prouve, ils ne savent pas nécessairement s'il est pour ou contre la thèse du devoir. Il est donc très difficile de l'utiliser à un endroit naturel dans une progression.
4. Finalement quel est l'ordre normal, naturel, possible d'une réflexion ? Faute de mieux, c'est-à-dire faute d'avoir compris ou appris, on se replie sur thèse-antithèse-synthèse. Et c'est parfois n'importe quoi !
5. Conclure une dissertation est d'autant plus difficile que l'on ne sait pas trop de quoi l'on a parlé.
6. Il reste l'introduction qui peut être facile, mais qui finit par être souvent l'introduction d'autre chose.
Une fois ces difficultés recensées, en quoi la discussion à visée philosophique (DVP) peut-elle aider à la dissertation ? L'expérience que je veux raconter ici est celle que j'ai vécue dans une classe de 4e (terminale) à Fribourg. J'ajouterai quelques exercices que j'ai expérimentés dans d'autres classes. Les élèves en question n'avaient pas eu d'introduction à la dissertation en Lettres ni en philosophie pendant leur première année de philosophie. J'ai saisi l'occasion des Olympiades de la philosophie pour motiver mes élèves à dépasser ce manque. Un des trois sujets des Olympiades portait sur "Pourquoi un mot peut-il avoir un sens ?". Nous travaillions sur le langage en classe donc le sujet me convenait bien, malgré sa formulation bizarre.
J'ai organisé une première DVP sous forme de tour de table. Le sujet était un déchiffrage de toutes les façons possibles de comprendre cet énoncé étrange (je pense qu'il avait du être traduit de l'Allemand). Les élèves ont ensuite recensé par écrit tous les sens que les uns et les autres avaient trouvés au mot "peut".
La deuxième DVP, portait sur le sujet qu'ils avaient décidé être la meilleure interprétation : Quel rapport y a-t-il entre le mot et son sens ? Le sens du sujet avait été voté. En deux groupes, passant l'un après l'autre sur le même sujet, dans une forme de débat selon la méthode Tozzi1, les élèves ont réfléchi à cette question. La réflexion était riche et profonde par moments. Il y avait quatre élèves qui relevaient des PV, deux pour chaque discussion. Je leur ai demandé de me les envoyer tels quels, sans chercher à mettre en ordre les interventions.
Au prochain cours, je leur ai donné un exercice.
J'ai distribué à chacun un argument (partiel) et lui ai demandé de le corriger pour en faire un argument bien construit et "complet". Souvent il ne s'agissait pas à proprement parler d'arguments, mais d'idées qui avaient été lancées pendant la DVP. Il fallait se demander ce que l'on pouvait prouver avec cette idée. Puis, chercher un exemple approprié, et construire un argument achevé avec une exploitation de l'exemple choisi. Ce travail a donné lieu à des lectures à toute la classe des diverses productions, c'est-à-dire de la version de départ et de la transformation en argument. Souvent l'élève qui reconnaissait une idée de son cru, disait partager l'avis ou pas avec le sens accordé à sa pensée. Pendant ce temps, sans trop s'en apercevoir et en souffrir, nous parlions du sujet !
La troisième DVP a eu lieu sur le sujet du concours. J'ai interrompu arbitrairement la DVP à un certain moment et je leur ai demandé d'écrire tout ce qu'ils auraient voulu encore exprimer, de le reformuler comme des arguments et de me les envoyer par mail. Je n'en ai rien fait. J'aurais pu lancer un exercice que j'ai proposé une autre fois dans des circonstances semblables. J'avais copié-collé tout cela en vrac. Et le devoir en classe avait été un travail de groupe de mise en colonne des arguments pour et ceux qui sont contre.
Avec la classe en question, j'ai donné le copié-collé de tous les élèves et les ai fait travailler sur cette base pour réordonner et simplifier (car certains arguments se répétaient) toute la production. Je les ai fait travailler par groupe de trois à chercher des ordres possibles. Ils devaient travailler à expliquer et justifier les ordres choisis. Certains groupes ont transcrit les arguments sur un transparent en ordre et les ont justifiés en projetant au tableau l'ordre choisi. Les ordres possibles ont suscité des discussions. Cela a permis de mettre par écrit la justification d'un ordre, ce qui a permis une introduction du plan. Je n'avais pas imaginé que ce serait le but de l'exercice !
Il restait à faire un travail sur le sens de l'énoncé. Les élèves ont pu reprendre le travail élaboré sur les sens du mot "peut" dans l'énoncé. Chacun a pu y ajouter les réflexions que tout le travail avait permis de faire.
Je leur ai ensuite demandé de réviser le chapitre et trouver des auteurs et des écoles qui puissent alimenter et/ou corroborer leurs positions. Certains ont fait ce travail plus que d'autres.
Le travail final a servi de dissertation pour que j'aie une note (notre règlement scolaire nous en exige six par an !) et pour que chacun envoie son texte, non-corrigé au concours. Les textes étaient plus différents que le processus ne pouvait donner à croire. Évidemment, les moins bons étaient ceux qui se ressemblaient le plus. Quatre élèves de cette classe ont été sélectionnés dans les finalistes suisses. Une élève est allée ensuite en Finlande, pendant les révisions du bac (!), pour la finale internationale.
Les réflexions que je tire de cette expérience sont multiples. Il est opportun de diviser et répartir dans des travaux différents, des difficultés de la dissertation dont j'ai fait la liste au début de ce texte. Tout d'abord, il faut créer une motivation, et celle-ci s'enracine dans le fait de partir de leurs propres idées. Pour qu'ils en aient, la DVP est bien plus stimulante et ludique que la page blanche solitaire. Ils pensent grâce à, à cause de et face à la pensée d'autrui. Celle-ci est mobilisatrice car elle oblige une précision et un approfondissement de la sienne propre. Discuter permet de découvrir et écouter l'opinion opposée sans avoir besoin de faire ce tour d'équilibriste si peu naturel pour un adolescent qui consiste à habiter l'opinion opposée.
Le travail sur leur pensée pour construire des arguments à partir de leurs prises de positions a été enrichissant : la découverte que l'on peut prouver quelque chose avec leurs idées. Nous avions construit des arguments plusieurs fois. Ils avaient déjà une idée de ce travail. Il s'agissait d'une nouvelle ré-acquisition sous une autre forme de la même chose.
Le travail de mise en ordre a permis de saisir que bien des ordres étaient possibles à condition de les justifier. Or les justifier, c'est découvrir ce que l'on veut faire de toutes nos idées, mais aussi ce qu'elles prouvent, vers où elles vont.
Et la participation au concours a motivé les uns et les autres. En effet, un des quatre vainqueurs était un garçon à qui j'avais, pour le même devoir, mis une note sous la moyenne parce qu'il avait trente-sept fautes d'orthographe ! Le concours valorisait sa pensée, son originalité, et sortait ce devoir du cadre strictement scolaire. Il mettait le garçon dans une situation d'évaluation qui ressemblait plus à celle de la vie. À deux mois du bac, c'était si encourageant ! Les quatre vainqueurs n'étaient pas du tout mes meilleurs élèves ! Cela les a remplis de joie et relativisé l'évaluation en donnant courage aux faibles ! Les quatre étaient invités à deux jours de travail sur l'argumentation. Étant tous les quatre faibles dans des matières importantes au bac, ne voulant ni ne pouvant "perdre du temps", nous avons obtenu des Olympiades que quatre autres élèves participent à ces deux jours. Donc beaucoup d'élèves ont été enrichis par cette expérience. Une élève est allée ensuite, pendant les révisions du bac (!), participer à la finale internationale en Finlande.
L'utilisation dans presque toutes les DVP de la méthode d'observation de M.Tozzi, ainsi que toutes les confrontations entre nous, entre membres de chaque groupe de travail, entre groupes pendant des mises en commun, le travail sur la production des autres que soi, etc. nous a permis de prendre conscience chaque fois de la qualité de nos productions, des compétences que nous développions, et de celles qui manquaient à certains.
Certains ont dit "découvrir que leurs collègues pensaient" ! Ils se sont nourris des idées des autres. Cette classe qui était divisée en petits groupes fermés, peu intéressés par les autres, s'est ouverte. Ceci était un enrichissement. Cela m'a semblé aussi une formation à la vie professionnelle où chacun est obligé de travailler en équipe avec des personnes qu'il n'aurait pas choisies.
Pour établir un bilan, il me semble qu'il faut relever trois aspects :
- Du point de vue des compétences, toute activité philosophique devrait être divisée en les éléments fondamentaux qui la composent, de façon à former à chacun séparément. La dissertation a souffert d'être considérée comme "une" activité alors qu'elle requiert plusieurs compétences indépendantes l'une de l'autre, chacune exerçable en elle-même. Approcher ce travail du point de vue des compétences en jeu, c'est prêter une attention à l'élève et à ses difficultés.
- La pression des programmes ne permet pas, semble-t-il de construire un dispositif de ce genre. C'est ce que croient bien des professeurs. Je le pensais aussi, mais j'ai expérimenté que tel n'était pas le cas. Oui cela a pris un peu de temps (un mois à raison de trois heures par semaine) ; mais, d'une part le succès était supérieur à mes attentes, et par ailleurs nous avons bien travaillé plusieurs compétences philosophiques, mais aussi utiles à la vie dans d'autres contextes. Finalement la motivation presque constante a permis d'aller bien plus loin que nous n'aurions pu parvenir dans l'ennui, la lassitude ou la fatigue habituelle à certains cours.
- Du point de vue de l'apport des nouvelles pratiques à la didactique traditionnelle de la philosophie, ce qui frappe est la richesse de la dimension sociale de ces pratiques. Café, DVP, philosophie en entreprise etc., toutes les nouvelles pratiques valorisent la discussion et l'écoute de l'autre. Or la philosophie a toujours été une discussion entre auteurs, entre écoles, entre courants, entre idées, entre textes. En inventant la dissertation solitaire, l'histoire de l'enseignement philosophique a construit un exercice antiphilosophique par son processus. Evidemment, la dissertation est supposée recréer, ou redécouvrir, ou exprimer une ou plusieurs discussions, mais le processus solitaire isole la personne du contexte de la discussion, pour la mettre dans un milieu aseptique et artificiel. Former à cet exercice à partir des nouvelles pratiques permet de recréer en milieu scolaire, un lieu philosophique naturel.
(1) : La moitié du groupe observe l'autre moitié. Chaque observateur a une tâche. Une évaluation est faite à la fin.