Le 18 novembre 2010, le ministre Luc Chatel a annoncé, lors de la cérémonie d'ouverture de la Journée Internationale de la Philosophie à l'Unesco, qu'il envisageait de "développer un enseignement de la philosophie avant la classe terminale", "d'explorer de nouvelles pistes pour un enseignement anticipé de cette discipline", et de proposer aux professeurs de philosophie d'explorer "de nouvelles modalités d'apprentissage anticipé", et ce, dès la classe de Seconde. Au B.O. du 3 mars 2011, paraissait la circulaire "Philosophie au lycée avant la classe terminale", contenant l'appel à projets et le cahier des charges de ces nouvelles modalités.
Cette annonce a eu un écho médiatique fort, a suscité de nombreuses et diverses réactions, dont celle de l'Acireph, et, semble-t-il, un certain nombre de dépôts de projets par les collègues dans leurs établissements.
La question est de savoir s'il s'agit là d'un piège pour l'enseignement de la philosophie, ou bien d'une chance à saisir, d'une opportunité. Nous pensons que cela vaut la peine d'y réfléchir sérieusement.
Une première source de défiance tient à la mise en oeuvre de cette innovation sur le mode du volontariat et de l'appel à projets, dans le cadre de l'autonomie des établissements. Beaucoup y ont vu le risque que le seul but de cette opération soit de compenser les pertes horaires subies par les professeurs de philosophie, que cela participe à la remise en cause des statuts, des horaires et programmes nationaux, et que cela mette les disciplines en concurrence pour obtenir des heures dans le cadre des DHG (dotations horaires globales des établissements). Ces risques sont sans doute réels, mais concernent davantage la politique d'ensemble que mène ce ministère que le cas spécifique de l'enseignement de la philosophie. Reste que cela conditionne fortement le cadre dans lequel cet enseignement en Seconde se fera, et la nature même des projets qui se mèneront à ce titre. Jusqu'à quel point cette contrainte en menace-t-elle la nature philosophique ?
Deuxième source de préoccupation : la réforme du lycée devant se faire à moyens constants, il n'est pas question de créer les postes supplémentaires qui seraient nécessaires à la création d'un "enseignement d'exploration" de philosophie en Seconde suivi d'un horaire de philosophie suffisant en Première. Dans son discours à l'Unesco, le ministre prend l'engagement de ne pas toucher aux horaires de la terminale tels qu'ils sont actuellement, ce qui explique sans doute l'expression d'"enseignement anticipé" qu'il utilise. Il n'est donc pas question d'une progressivité, ni de créer un cursus de trois ans de philosophie avec des programmes définissant cette progressivité, ce que l'Acireph revendique depuis longtemps. Est-ce une raison suffisante pour refuser de s'inscrire dans cette démarche ?
Une troisième source de préoccupation vient du fait que les deux textes (discours de L. Chatel et circulaire du B.O.) situent l'enseignement "anticipé" de philosophie dans des "approches interdisciplinaires et transversales", avec des modalités très variées : "interventions du professeur de philosophie" dans les enseignements d'exploration "littérature et société", "images et langages", "méthodes et pratiques scientifiques" ; interventions ciblées dans les cours des autres disciplines (l'essentiel du cahier des charges consiste en suggestions de relations avec les programmes des différentes disciplines) ; prise en charge d'une partie de l'accompagnement personnalisé ; de participation aux TPE (travaux personnels encadrés) en Première... Tout cela donne une impression de dispersion ; on a parlé de "dilution", de "saupoudrage", et certains craignent que l'identité du professeur et du cours de philosophie ne s'y perde ; cela fait débat entre nous : à ceux qui disent "c'est mieux que rien, prenons", d'autres répondent "mieux vaut rien que cela".
Pourrait-on considérer au contraire que cela offre la possibilité de poser clairement et concrètement le rapport de la philosophie aux autres disciplines ? La philosophie se dilue-t-elle au contact des autres disciplines ? Ou bien y trouve-t-elle la possibilité de s'attaquer à des questions avec les apports des autres disciplines ? Et si c'était le moment de faire entrer dans la conception même de l'enseignement de la philosophie ce qu'en disait Canguilhem : "la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère" (Introduction de Le normal et le pathologique, PUF Quadrige, p. 7) ? L'état des savoirs et de la pensée aujourd'hui n'est-il pas tel que les seules ressources de la philosophie ne suffisent plus à traiter des problèmes tels que ceux du langage, de l'art, de la justice, de la conscience (pour s'en tenir à quelques unes des notions du programme actuel) ? Ne faut-il pas alors voir dans ces propositions d'extension une occasion pour l'enseignement de la philosophie de retrouver davantage de sens et de vitalité ?
D'autre part, beaucoup de collègues de philosophie ont déjà, dans le passé, fait "des expériences" ou mené des projets avec des élèves de Seconde et Première, souvent en interdisciplinarité. Un certain nombre de projets sont déposés pour la rentrée 2011. En prendre connaissance, les analyser, les confronter est une autre manière de réfléchir aux questions ci-dessus : quels en sont les objectifs et les contenus ? Quel(s) rôle(s) y joue la philosophie, aussi bien dans son rapport aux autres disciplines impliquées que dans la formation des élèves ? Quelles pratiques pédagogiques sont mises en oeuvre ? Quel type de travail est proposé aux élèves ? Quelles modalités d'évaluation, éventuellement nouvelles ?
Faut-il refuser une extension de l'enseignement de la philosophie au motif qu'il n'assure pas la progressivité que nous souhaitons ?
Qu'est-ce que la formation philosophique a à craindre de ou à gagner par l'interdisciplinarité ?
Quel cadre une telle intervention de la philosophie requiert-elle ? Quelles pratiques pédagogiques ? Quelles modalités d'évaluation ?
Quels bilans pouvons-nous faire des expériences déjà menées par les collègues par le passé ? Quels sont les objectifs et les contenus des projets que les collègues volontaires ont proposés, ou proposeront ? Pouvons-nous en dégager des traits communs ?
Acireph : Association pour la Création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement de la Philosophie
Pour plus de renseignements, consultez le site : www.acireph.org