C'était la troisième édition des Septi-journées, organisées par l'Université populaire de Septimanie, à l'occasion du Festival des cultures méditerranéennes de la ville de Narbonne : Horizon Méditerranée. Après avoir mis l'accent en 2009 sur la problématique "De l'origine à l'identité" (voir Diotime n° 42), puis "Culture et cultures" en 2010, cette année était consacrée au thème "Les figures de l'étranger". Nous insisterons sur les aspects plus philosophiques dans ce compte rendu.
Richard Breton avait coordonné une exposition de peintures sur ce thème, avec un récital poétique de l'association des mille poètes sur le regard vis-à-vis de l'étranger, et son ressenti. Le vernissage était suivi d'un café philo.
Le café philo sur "Notre rapport à l'étranger"
Animation : Michel Tozzi ; présidence de séance : Anne-Marie De Backer ; synthèse : Romain Jalabert.
La rencontre entre les cultures dessine toujours la figure de l'étranger : celui qui n'est pas moi, mais l'autre ; ceux qui ne sont pas "nous", mais "eux". Cette figure de l'étranger est complexe, multiple, et ambivalente : d'une part l'étranger fascine par sa différence, son exotisme, qui nous sort du "même" et nous enrichit. Mais précisément parce qu'il est inconnu, il engendre aussi la méfiance, la peur, et souvent le rejet. Dans la rencontre entre les cultures, nous tenterons de nous situer par rapport à ces différentes figures de l'étranger.
Qu'est-ce qu'un étranger ? Qu'est-ce qui le caractérise ?
- La différence, même si elle n'est finalement qu'une différence de plus parmi tant d'autres. Les différences nous caractérisent tous, nous constituent dans nos singularités, fondent nos identités propres ; mais la différence de l'étranger apparaît manifestement pour certains majeure, voire de trop !
- L'aspect relatif, la réversibilité du statut d'étranger, qui fait que nous pouvons tous, selon les circonstances et territoires dans lesquels nous évoluons, nous retrouver dans la position de l'étranger. Nous sommes tous, peu ou prou, étrangers les uns aux autres et à nous-mêmes ! La notion de décloisonnement nous rappelle que c'est précisément ce statut d'étranger, que nous sommes tous susceptibles d'occuper, qui finalement nous rassemble ; l'étrangeté des uns aux autres apparaissant comme un trait commun de l'humanité. Et de nous accorder sur ces mots de Térence, repris notamment par Montaigne : "homo sum, et humani nihil a me alienum puto" ("je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger").
- Le double regard...
Il y a le regard porté sur l'étranger, et qui le constituerait la plupart du temps en tant que tel : certains arrivent à voir comme étrangères des personnes nées en France. Ce regard ne va jamais sans son cortège de sentiments et de réactions contrastés : de la peur, plus ou moins ancienne et justifiée, ou le sentiment d'une menace (personnelle ou collective) ; de l'inconfort, le sentiment d'être mal à l'aise parce que l'étranger viendrait bousculer les habitudes et les évidences de chacun ; de la méchanceté, du mépris, du rejet...
Il y a le regard de l'étranger lui-même, dans lequel nous pouvons lire parfois des pleurs, de l'humiliation selon les circonstances auxquelles il se trouve exposé ; peut-être aussi de la peur : la peur de l'étranger pourrait engendrer de la peur chez l'étranger.
- La richesse (non pécuniaire) dont est porteur l'étranger, et dont je peux réciproquement être porteur pour lui. Voir l'étranger comme une richesse, c'est probablement s'éloigner d'une volonté de l'assimiler et de le réduire au même. Cette figure précieuse de l'étranger s'accompagne d'une prise de risque, d'une aventure nourrie de curiosité et de fascination. Cela dépend de ce que nous recherchons : de l'altérité (éventuellement radicale...) ou du "déjà vu" ? La richesse de l'étranger est aussi celle qui bouscule nos évidences, nos habitudes, celle qui menace de remettre en question ce que nous considérons comme de l'ordre et nous amène à prendre nos responsabilités. Ce qui nous bouscule le plus dans la rencontre avec l'étranger, c'est ce qui nous échappe, ce que nous ne connaissons pas. Plus je vais vers l'étranger et plus mon sentiment d'ignorance s'accroît. Une distance (peut-être nécessaire) se crée, m'effraie, et renforce mon identité.
Si l'étranger c'est l'inconnu, ce que nous ne connaissons pas, ce qui nous éloigne de nous-mêmes et nous permet de devenir autres, alors la rencontre avec l'étranger nous assure de rester en mouvement, en vie. A condition d'accepter de le suivre dans cette zone trouble et inconfortable d'entre-deux, et plutôt que voir chez lui une menace pour nos intérêts égoïstes, peut-être ferions-nous mieux de nous dire que l'étranger est ce qui nous permet sans cesse de nous régénérer pour ne pas dégénérer.
La conférence
Une conférence fut donnée par Sylvie Queval, maîtresse de conférences en philosophie de l'éducation à l'Université Lille 3, sur les "Rencontres des polythéismes et monothéismes en Méditerranée".
Le bassin méditerranéen a vu se développer bien des polythéismes de Thèbes à Babylone, d'Athènes à Rome. Il a aussi vu apparaître et croître les trois monothéismes, judaïsme, christianisme et islam. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer au premier abord, polythéismes et monothéismes ne sont pas étrangers les uns aux autres. Les seconds ont certes supplanté les premiers, mais les premiers n'ont pas été sans influence sur les seconds.
C'est à examiner comment se rencontrèrent les monothéismes et les polythéismes que fut consacrée cette conférence. On comprend mieux le présent si on sait comment il s'est fabriqué au fil de rencontres et de métissages. Comment la religion de l'ancien Israél est-elle devenue un monothéisme ? Comment le christianisme naissant s'imprégna-t-il de la pensée païenne à Alexandrie ? Comment l'Islam réinterpréta-t-il le message de ses prédécesseurs ? Telles sont les questions qui furent abordées.
La table ronde
Une table ronde avait pour objectif de croiser les regards entre sciences humaines et philosophie sur la question. Gilbert Gaudin, en historien, expliquait comment la figure de l'étranger a beaucoup évolué dans le temps à Narbonne, selon notamment les diverses vagues d'immigration qui ont touché la ville.
Marcelle Tozzi-Fréchou, en psychologue, développait une approche psychanalytique du fantasme de l'étranger : "Anecdote : il s'agit d'un vieux monsieur dont la littérature de prédilection est un petit journal "torchon" se repaissant de faits divers horribles qui mettent en scène aussi souvent que possible l'étranger, dans les plus mauvais rôles bien sûr, bref qui cultive le racisme. Voilà que ce monsieur, par ailleurs tout à fait aimable, passager comme moi-même d'une voiture, regardant par la vitre, aperçoit une personne vêtue d'une djellaba, marchant sur une pelouse le long de la route. Ce Monsieur donc, se fait par devers lui, à mi-voix, la réflexion suivante : "Mais, ils se promènent aussi...". Cette réflexion avec les points de suspension qui la prolongent illustre au plus prêt ce que Freud nomma "l'inquiétante étrangeté".
L'équivoque est là présente : "Comment est-il pensable que quelqu'un que je supposais totalement autre, cet étranger pourrait jouir comme moi d'une promenade dans la nature ? Cette similitude là peut aussi en supposer d'autres, elles plus inquiétantes : tous ces comportements mauvais que j'ai l'habitude d'imputer à l'étranger ne sont-ils pas potentiellement dans l'intimité de ce moi que je croyais connaître ?
Le sentiment d'inquiétante étrangeté se rattache à des choses, des événements, des personnes, des rencontres, qui nous font perdre nos repères. Ce qui était familier nous paraît soudain entaché de bizarrerie, tandis que ce qui était étranger comme dans notre exemple, nous paraît familier ; malaise et enchantement accompagnent cette expérience. Cela rend compte de l'essentielle ambivalence qui anime notre rapport à l'étranger : désir d'exotisme et désir de laminer la différence, désir de l'exclure, et désir qu'il s'assimile, de gré ou de force. L'image de l'étranger risque de mettre en péril l'intégrité fantasmée du moi. L'intégrité est à prendre ici au double sens d'unité et d'honnêteté du moi. Ce vécu d'inquiétante étrangeté, dont le pendant est l'inquiétante mêmeté, est porteur d'angoisse.
Face à l'angoisse, il est important alors de mettre en oeuvre des mécanismes de défense.
Cette porosité des limites entre intérieur et extérieur est interprétée par la psychanalyse comme occasion et témoin du retour du refoulé : des pulsions censurées et à ce titre refoulées sont projetées sur l'extérieur où elles prennent figure de l'autre menaçant. Cet autre est alors vécu comme le jouisseur absolu, agresseur, violeur, voleur... Les racines de la xénophobie pourraient se trouver là. La haine de soi, de l'autre en soi, serait la condition de la haine de l'autre. Le leader raciste aurait d'autant plus de facilité à fédérer ce sentiment que chacun sent que le refoulement des pulsions est toujours précaire, et qu'il est alors bien utile de trouver un bouc émissaire.
La xénophobie dans ses formes exacerbées est à considérer comme un symptôme.
Mais que faire d'autre que projeter à l'extérieur sa part d'ombre ? Peut-être apprendre à reconnaître que les pulsions sont avant tout de l'énergie, énergie ni bonne ni mauvaise en soi, mais force qui peut-être utilisée de manière constructive. Cela ne s'apprend pas dans les livres mais à travers un processus, celui du transfert, qui justement s'appuie sur un thérapeute en position d'Autre sur lequel projeter ses sentiments et d'amour et de haine ; processus qui, en fin de compte, devrait ouvrir la possibilité de se réapproprier ces forces vitales.
Freud en son temps avait invoqué la malheureuse histoire d'OEdipe et celle, non moins tragique, de Narcisse pour démontrer que l'être humain avait l'impératif vital de s'ouvrir à l'altérité. OEdipe, sans le vouloir, à son insu a tué son père et épousé sa mère. Lorsque son forfait lui a été révélé, assailli par la culpabilité, il s'est crevé les yeux. Sa descendance n'en a pas moins été frappée de malédiction. Quant à Narcisse, encore plus prêt de l'exclusion de l'autre, la sanction a été pour lui immédiate, puisqu'il s'est abîmé dans l'eau et dans la fascination de sa propre image. Ces deux mythes montrent que ce qui serait le but ultime du désir, à savoir le même, sous la forme du retour à la matrice ou sous la forme du repli narcissique est exclu parce que mortifère. Dès lors le destin du désir est de rester orienté vers l'autre, d'avoir quelqu'un d'autre à qui s'adresser.
Les ethnologues comme les psychanalystes ont montré que la règle d'interdiction de l'inceste assortie de la règle d'exogamie marquait la rupture de tout groupe humain avec la nature et son entrée dans la civilisation. A ce titre on les retrouve de façon constante dans toute société. Cette dynamique hétérogénéisante a un effet néguentropique, par la rupture de la répétition et l'ouverture à l'altérité. L'autre implication est la constitution de subjectivités singulières, non plus d'un troupeau d'individus indifférenciés. L'exogamie s'accompagne de la prescription d'alliance avec un autre sujet, mais aussi une autre famille et un autre groupe social. L'alliance elle-même entend la réciprocité sur les bases de la reconnaissance de l'autre, des autres à la fois comme semblables et comme différents. Les femmes échangées assurent la solidarité entre groupes distincts.
De fait persiste une dose d'endogamie au prétexte d'incompatibilités sociales, politiques, raciales ou religieuses, etc. Pour cela on peut se référer à la littérature, Roméo et Juliette par exemple, mais encore plus surement à des histoires proches de chacun de nous, comme à des comportements d'accaparement de l'enfant par des parents abusifs.
En conclusion, sans doute les bons sentiments ne suffisent pas à aimer et respecter l'autre en tant que tel. Le rôle de la Loi - interdits de l'inceste et du meurtre, prescription de l'exogamie - assure à la fois la séparation, la subjectivation et le lien entre subjectivités. La loi est nécessaire pour apaiser le face à face avec l'autre, en assurant une place à chacun. Si cette loi symbolique fondatrice est nécessaire, elle doit trouver un écho valable dans les législations étatiques. Des lois qui dresseraient des groupes les uns contre les autres, xénophobes, ne seraient autres que lois perverse ou perverties. Elles ne mériteraient plus le nom de Loi".
Et la philosophie ?
Suivaient deux interventions philosophiques.
L'étrangeté de l'étranger
Daniel Mercier, animateur du café Philosophia, tente une explicitation phénoménologique sur l'étrangeté de l'étranger : "L'étranger tient son étrangeté... au fait qu'il ne m'est pas proche, familier, qu'il ne fait pas partie de la maison ; ce qui est étrange dans l'étranger, c'est qu'il n'est pas moi. L'étranger, ainsi défini négativement, se fond dans la catégorie indifférenciante de tous les autres étrangers de son groupe ; nous ne voyons plus les individus, mais tous les "étrangers" sont, de ce point de vue, semblables. Combien de fois par exemple avons-nous entendu dire que les traits du visage d'un noir ou d'un asiatique sont indiscernables de ceux d'un autre noir ?
Il n'est pas "moi" en quel sens ? Sans doute pas au sens du "connais-toi toi-même" de Socrate ; le "soi" dont il est question ici n'est pas celui du représentant de l'humaine condition ; il s'agit d'une part du "soi" de l'individualité de chacun : en ce sens, l'étranger est l'autre en tant que tel, celui qui m'oppose son altérité, sa différence irréductible, c'est-à-dire au fond qui oppose son unicité à ma propre unicité. C'est en ce sens par exemple que Lévinas parle du visage de l'étranger. D'autre part, le "soi" dont il est question renvoie le plus souvent à un "nous", celui d'une identité collective à laquelle j'appartiens. L'étranger est l'envers de l'appartenance.
Le rapport à l'étranger est donc d'abord un rapport d'exclusion logique, au sens de ce qui n'est pas moi, le non moi. Le vécu d'altérité, caractéristique de ce rapport est donc directement lié à la question de l'identité : il se comprend à partir d'un processus d'identification sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Il renvoie donc à un "système de références et de normes" à partir duquel je regarde l'autre. C'est précisément le principe -sans doute universel - de l'ethnocentrisme (qui au départ n'a rien de commun avec un quelconque jugement moral...) selon lequel nous regardons l'Autre avec les yeux du Même. Ce principe est bien entendu réversible ou réciproque, comme l'a montré Claude Levi Strauss : l'impérialiste n'a pas le monopole du regard ethnocentriste. Nombreuses sont les sociétés dites "archaïques" qui se nomment "les humains" dans leur langue ... Levi Strauss, dans Race et Histoire dit que l'humanité cesse aux frontières de la tribu, réservant des noms négatifs aux autres tribus ("mauvais", "méchants, "oeufs de pou"...). A ce titre, nous sommes toujours l'étranger de nos étrangers (...) La signification de "l'étranger" dépend entièrement de la place que l'on occupe dans la situation...
Ce que signifie "étranger" pour l'autochtone (celui qui est "chez lui", qui "reçoit"), et pour l'autre (celui qui n'est pas chez lui mais chez d'autres) est bien sûr très différent : pour le premier, l'étranger est celui qui ne partage pas avec lui son modèle culturel propre, ses manières habituelles de pensées et de vie ; pour le second, être "étranger" signifie la confrontation avec un modèle de vie et un environnement qui, bien loin de pouvoir constituer un asile et une protection comme en tiennent lieu les siens propres, sont vécus comme problématiques, sujets d'investigation permanents, situations difficiles à débrouiller, faute d'avoir les "clés" adéquates. L'étrangeté est aussi de ce côté-là, car l'étranger vit la situation comme un labyrinthe dans lequel il a du mal à s'orienter. Quiconque "est allé à l'étranger" sait de quoi nous parlons... Il est en quelque sorte marginalisé, à la frontière entre deux modèles différents de vie, sans savoir vraiment auxquels des deux il appartient. L'étranger est ainsi un "homme marginal", un "hybride culturel" (Schütz Alfred, L'étranger).
Mais si l'étranger est le "non-moi", il peut aussi, paradoxalement, être à l'intérieur de moi : comme Freud l'a montré dans un texte intitulé "L'inquiétante étrangeté" (voir l'intervention de M. Fréchou-Tozzi) (...) Mais cet "étranger de l'intérieur" déborde le champ psychanalytique du sujet. Les figures de l'étranger sont aussi celles de l'impur, du malade, du possédé ou du fou, de l'enfant, du handicapé, du mécréant...etc. L'étranger vient ici troubler, déranger l'ordre des choses de l'intérieur. Cette étrangeté singulière venue du dedans, peut être perçue comme une force subversive et positive (au sens où elle n'est pas seulement définie négativement) : si nous pensons un instant au monde grec, c'est la figure de Dionysos qui peut ici lui correspondre : l'étranger, c'est aussi celui de l'intérieur, l'altérité qui s'installe au-dedans de la cité ; il incarne le principe du désordre intrinsèque qui vient interpeller les institutions et l'ordre moral. Une pensée comme celle de M. Maffesoli tend précisément à mettre en relief et réhabiliter cette part "démoniaque" ou "dyonisiaque" de l'existence humaine qui puise dans la mémoire immémoriale de notre imaginaire, de façon à dépasser un dualisme moral (qui se traduit par une dénégation du mal et de la mort) qui empêcherait la société d'intégrer ce désordre, et donc de mieux tenir compte de "l'entièreté de l'humain".
Le philosophe lui-même ne peut-il aussi être considéré d'une certaine manière comme un "étranger de l'intérieur" ? La philosophie et l'art peuvent aussi produire de "l'étranger à soi-même" (formule deleuzienne) vis-à-vis de sa propre langue, et plus généralement de son rapport habituel au monde. De ce point de vue "l'atopos" de Socrate (l'atopique est ce qui est hors (de tout) lieu), son "étrangeté", son caractère "inclassable", en fait une figure de l'étrangeté inhérente au philosophe en tant que "daimon", intermédiaire entre le divin et l'humain. Merleau-Ponty, cité par Pierre Hadot, "parlant de l'étrangeté de la philosophie, disait qu'elle n'est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors monde." (Eloge de Socrate, Pierre Hadot). Deleuze, pour sa part, se met du côté de l'idiot comme homme libéré de tout présupposé. Notre vie ne peut y échapper totalement, ne peut empêcher d'être recouverte de poncifs et de clichés qui lissent l'existence, cachent ses singularités, ses souffrances, ses nouveautés incessantes, ses "évènements". Face à cette volonté consensuelle de conformation, qui nous protège de l'étrangeté, nous fait croire en une éternelle répétition du même (c'est un indéniable facteur de confort), le rôle de la philosophie est de se confronter à l'étrangeté du monde. Celui-là n'est pas là pour nous faire plaisir, la rencontre avec lui est nécessairement une épreuve : comme le dit bien Enthoven (dans une vidéo sur "Les nouveaux chemins..." consacrés à Deleuze en juin 2011), même si je sais qu'il arrive ce qui arrive, j'ai affaire à quelque chose de radicalement nouveau, d'inattendu, d'imprévisible...
Nous pourrions peut-être partir d'une utopie : celle du royaume du Même où l'étranger n'existerait pas. Nous serions tous citoyens d'un monde sans aucune frontière... Cette utopie est d'ailleurs dans l'air du temps : ne faudrait-il pas oublier les frontières, à l'ère du "village-planétaire", de la mondialisation, de la "déterritorialisation" ? Mais elle est aussi très "inactuelle", au sens où elle correspondrait à une tentation ontologique aussi vieille que la philosophie, que l'on pourrait appeler "la tentation de l'Un". Pour S. Agazinski par exemple, cette peur métaphysique de la division, de la séparation, serait à l'origine du refus de la réalité de la différence des sexes au profit de l'Homme dans son abstraction. L'humanité serait ainsi hantée par ce grand rêve de la fusion et de l'uniformité. Le mythe biblique de la Tour de Babel peut être interprété en ce sens : tous les hommes se réunissent et se regroupent pour construire une tour qui doit leur permettre de monter au ciel ; il peut préfigurer en ce sens, comme le pense le psychanalyste Daniel Sibony, un monde totalitaire ; heureusement, la dispersion des langues, voulue par Dieu, est une véritable bénédiction, au sens où elle introduit de la diversité dans l'enfermement.
Si nous revenons à cette idéologie "sans-frontièriste", on peut constater qu'elle s'accompagne dans la réalité d'une multiplication des frontières et des conflits frontaliers depuis 1991 (27000 kms de nouvelles frontières tracées...). En réalité, ce discours rejoint celui de ceux qui prétendent "se sentir partout chez eux", c'est-à-dire le discours impérialiste, celui de la non reconnaissance de l'Autre au profit du Même. Car fondamentalement, pour qu'il y ait un "autre", il faut qu'il y ait de la différenciation, de la limite, de la rupture. Il faut des frontières (et non pas des murs ; cf. le livre de R. Debray Eloge des frontières, 2010, Gallimard) pour pouvoir partager, échanger d'une part, et d'autre part être soi-même identifié, "chez soi". L'homme a sans doute besoin d'une demeure à lui, ce qui ne l'empêche pas - au contraire - d'accueillir l'étranger : comme le dit bien R. Debray, pour accueillir, il faut pouvoir ouvrir une porte, être sur le seuil... La délimitation d'un extérieur et d'un intérieur est une dimension fondamentale du vivant, mais aussi de la communauté. Sans ces limites qui identifient et différencient, ce serait le chaos, le "tohu-bohu". La création du monde même, comme le dit Ovide dans son grand poème, est une activité de séparation, de délimitation, de répartition des places et des parts de chacun, qui permet de sortir du chaos originel où tous les éléments sont mélangés. Un ouvrage récent, Séparation et civilisation, développe cette fonction de séparation propre à la civilisation, que l'on pourrait peut-être rattacher à ce que certains nomment "la fonction symbolique" : par exemple, la civilisation produit la séparation entre la science et la religion, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, entre la sphère privée et la sphère publique. Il faut distinguer la bonne de la mauvaise frontière : la bonne frontière, on peut la traverser des deux côtés, faire des aller-retours ; c'est le moyen, pour nous, de reconnaître un autre que nous. Elle atteste qu'aux yeux de chaque partie, l'autre existe. La mauvaise frontière, c'est le mur, une frontière imperméable, non poreuse, synonyme d'enfermement, d'isolement.
Pour reprendre l'idée du visage chère à Levinas, ce qui nous saisit en présence du visage de l'étranger, c'est son altérité qui prend à rebours notre inclination "naturelle" à croire à notre propre primauté : primauté du sujet et de sa liberté, primauté de ses propres horizons, primauté du même, de l'identité. En ce sens, la rencontre est toujours âpre, risquée. La crainte, par exemple, de l'afflux d'étrangers renvoie à l'angoisse banale d'être dessaisi de son identité, de sa place ... Elle nous confronte à notre propre étrangeté ; Mais paradoxalement, cette peur est d'autant plus forte et susceptible de dégénérer en panique (au mieux en phobie sans passage à l'acte, au pire en haine et destruction) que notre identité est par ailleurs source d'inquiétude, que nous nous sentons nous-mêmes fragiles, que nos repères sont chancelants. Ce n'est pas un hasard, au-delà des stratégies d'instrumentalisation de ce thème par le pouvoir, que la question de l'identité revienne aujourd'hui dans le débat public de manière récurrente. L'insécurité - psychique notamment - est le lit de l'explosion de l'intolérance. D'une manière générale, nous pourrions peut-être formuler l'hypothèse suivante : plus l'héritage, l'histoire, l'ancrage des individus sont menacés, plus le risque d'explosion contre l'élément étranger est grand. Comme le dit Régis Debray, l'absence de repères clairs d'identification, produit non pas l'interchangeable et l'anonymat, mais au contraire "du régressif, du barricadé, du soupçonneux. De la carapace identitaire, en réaction à la perte d'ancrage.
Dans le camp du "Même", il y a trois façons de traiter la différence de l'étranger, ou trois variantes du discours ethnocentriste : stigmatiser, absolutiser, occulter (qui sont distingués pour les besoins de l'analyse, mais très imbriqués dans la réalité des pratiques et des perceptions).
D'abord la stigmatisation de la différence de l'autre (racisme, xénophobie). Il est difficile de ne pas regarder l'autre avec les yeux du même. Le préjugé ethnocentriste, c'est précisément la tendance de tout groupe social à se considérer comme l'humanité entière et à regarder l'Autre avec les yeux du même. La stigmatisation consiste à réduire l'autre à ce trait différentiel, cette différence, et à la qualifier négativement. Le racisme en est une de ses manifestations les plus spectaculaires. Cette stigmatisation porte atteinte au principe d'égalité, car il présuppose un rapport supérieur/inférieur, et risque de dénier l'appartenance à une humanité commune. Montaigne montre à quel point il est ridicule de s'instituer soi-même en référence absolue à partir de laquelle apprécier les autres. Et comment il est beaucoup plus profitable de renverser le point de vue et juger de nous à travers ce que nous voyons d'eux : "Au rebours du commun, reçoit plus facilement la différence que la ressemblance en nous". Autrement dit, il est beaucoup plus formateur d'épouser pour un temps leur propre perspective pour mesurer la relativité de la nôtre. C'est toute l'entreprise ethnologique qui est ici anticipée... La véritable connaissance de soi passe par le détour, sinon de la connaissance de l'autre - jusqu'à quel point est-elle possible ? - du moins d'une authentique tentative de rencontre et de compréhension.
Ensuite l'absolutisation de sa propre différence (différentialisme). Elle est souvent le symétrique de l'attitude précédente, et concerne la façon dont on se juge soi-même : la mise en avant, qui peut aller jusqu'à une véritable réification ou sacralisation de ses propres différences, et se traduit souvent par la revendication communautariste ou nationaliste, souvent autre versant de la stigmatisation de l'autre. Elle relève d'une forme de narcissisme qui contribue au repli, à l'isolement et au conflit. Mais elle est souvent liée à un statut de minorité dont l'identité est menacée par une autre communauté hégémonique. Même si la revendication identitaire doit nous rendre méfiant et vigilant par rapport aux dangers signalés, le soutien conditionnel est légitime quand elle est menacée, opprimée. C'est en tout cas la position défendue par Derrida : "la solidarité est souvent nécessaire avec ceux qui luttent contre telles discriminations, pour faire connaître une identité menacée, marginalisée, minorée, pour soutenir telle communauté religieuse soumise à l'oppression...", mais "sans oublier le risque" et "en le réévaluant à chaque instant...". Comment réagit souvent la communauté hégémonique face aux minorités culturelles ? Plutôt que de stigmatiser les différences ("ce n'est pas politiquement correct" et contraire à l'idéologie des droits de l'homme, devenue dominante dans nos sociétés contemporaines, qui promeuvent l'universalité de l'égalité des droits), elle a tendance à les occulter.
C'est le troisième traitement de la différence : l'égalité de droit peut ici être convoquée. Comme nous l'avons évoqué concernant la différence des sexes, il y a aussi un discours qui sinon refuse du moins atténue l'importance de la différence au nom de l'égalité (c'est par exemple notre discours républicain traditionnel) : "nous vous reconnaissons comme êtres humains égaux à tout autre, malgré vos différences , et non dans ou avec vos différences ; ce qui nous intéresse, c'est votre participation à l'humanité commune et à la communauté des citoyens, en tant que celle-ci incarne l'universel des droits propres à tout individu ; mais à la condition aussi de ne pas reconnaître la dimension collective de votre communauté, et donc des droits particuliers à celle-ci.". C'est le reproche que fait Claude Levi Strauss à Sartre : pour Sartre, l'autre est un homme non pas dans, mais malgré sa différence. L'Altérité en tant que telle est un obstacle infranchissable à la compréhension ; mais en fait, elle n'est qu'une illusion, apparence trompeuse d'une similitude plus profonde. Mais cela signifie en réalité pour Claude Levi Strauss le ramener à soi. Nous pourrions dire, prolongeant alors cette critique, que Sartre s'inscrit bien dans la filiation de l'idéalisme transcendantal pour lequel le "sujet transcendantal" subsume en quelque sorte toutes les particularités empiriques pour atteindre une forme de sujet universel. Celui-ci est d'ailleurs associé, au titre de sous-bassement, à l'égalité des droits de l'individu-citoyen de la République. Mais toute la question est de savoir si l'on peut se contenter d'invoquer cet universalisme abstrait de l'égalité des droits pour conjurer les discriminations par rapport à l'étranger...
Le discours de l'intégration proposé aux minorités n'est-il pas alors un discours assimilationniste, sous couvert des habits de l'universel républicain. C'est le débat philosophique qui anime les pays anglo-saxons entre les libéraux et les communautariens (un mot qui fait frémir chez nous tant il évoque l'épouvantail maintes fois brandi du communautarisme !). Pour les libéraux, seuls les individus doivent être reconnus dans l'espace public. Par exemple, le philosophe américain Rorty : "Il faut rêver d'un monde où les cultures ne seraient pas les sources principales desquelles les individus tireraient le sentiment de leur propre valeur". L'argument développé à partir de là est pertinent : on a déjà évoqué le danger de séparatisme, de communautarisme, dans la reconnaissance de l'identité d'un groupe, et comment elle peut privilégier l'identité collective au détriment des individus et de leur "humanité commune". Mais la non reconnaissance à son tour n'est-elle pas préjudiciable, quand l'identité religieuse ou culturelle sont inséparables aujourd'hui de l'identité personnelle de chacun ? Quelqu'un comme Charles Taylor, philosophe canadien représentant le courant du multiculturalisme, considère qu'il faut reconnaître comme un droit aussi important que les droits individuels auxquels souscrivent les démocraties libérales, l'appartenance à une communauté ethnique, religieuse ou culturelle. Une démocratie équitable doit faire en sorte que le besoin de reconnaissance de chacun s'applique également aux aspects collectifs de l'identité. Par exemple, l'égalité n'est pas respectée si la minorité à laquelle j'appartiens n'a pas la même facilité à apprendre sa langue et son histoire que la majorité culturelle. Nous pouvons à ce sujet débattre sur l'exemple de la Corse qui, malgré les résistances répétées au nom de la "République une et indivisible", continue d'approfondir ses spécificités culturelles et langagières ; l'histoire de ces deux dernières décennies est celle d'avancées et de retraits successifs : attribution puis refus de la qualification de peuple corse, processus d'autonomisation dit "processus de Matignon" interrompu avec le départ de L. Jospin, statut régional spécial proposé mais refusé par référendum, reconnaissance officielle de la langue corse et de son enseignement dans tous les établissements, malgré le refus initial de la France de signer la Charte des Langues Régionales Européennes. Le modèle d'organisation multiculturaliste est assez éloigné du modèle républicain classique.... Notre conception républicaine "à la française" (il serait intéressant à ce propos de montrer qu'elle est beaucoup moins radicale dans sa pratique que dans l'affichage de ses principes...) a tendance à élever la langue, l'histoire nationale à la hauteur d'un idéal qui incarnerait l'universel des droits de l'homme (égalité, liberté, fraternité). Mais en réalité, et quelle que soit l'aspiration légitime à cette ouverture sur l'universel, ceux qui parlent au nom de l'universalisme contre le communautarisme ou le différentialisme (absolutisation des différences), au nom du principe républicain contre le principe démocratique, parle aussi au nom d'une constellation elle-même communautaire : la république française, l'unité indivisible d'un territoire national, bref un ensemble de traits culturels liés à l'histoire d'un Etat-nation. D'où cette remarque à la fois simple et très profonde de Derrida : "Quand une communauté est hégémonique, on ne parle plus de communauté".
Peut-être devons-nous avant tout nous prémunir contre ces couples symétriques dont l'opposition des protagonistes ne fait que trahir une profonde identité de comportement, nourrissant ainsi ce contre quoi ils prétendent lutter : souverainisme ou républicanisme contre communautarisme, libéraux contre communautariens, monoculturalisme contre multiculturalisme, phallocentrisme hétérosexuel (une seul libido d'essence masculine) contre communautarismes Gay ou Lesbien, ou encore celui des Femmes... Une profonde méfiance de la différence semble rassembler ces couples de "contraires".
On ne peut opposer les idéaux d'un universalisme abstrait à l'universalité de fait de la réalité ethnocentriste ; Il est toujours plus agréable de rêver à un monde tel qu'on voudrait qu'il soit plutôt que de reconnaître le monde tel qu'il est... Pourtant la philosophie ne consiste-t-elle pas, comme le dit Spinoza, plutôt que de dénoncer, pleurer, ou se plaindre, de comprendre la véritable nature des choses ? Et par exemple commencer par reconnaître que la pluralité humaine est incontournable ainsi que la légitimité de communautés nationales différenciées. Faut-il choisir entre d'une part un "nous" qui écrase le sujet humain au profit d'une identité collective, et d'autre part la référence exclusive au "sujet transcendantal" ou au "tout autre humain" en tant que semblables ? Ou encore au seul "sujet universel" interchangeable de l'idéal républicain ? Alain Touraine, dans son livre Pouvons-nous vivre ensemble ?, propose une réponse équilibrée : une véritable démocratie doit permettre de concilier et de combiner la liberté d'un sujet singulier (cette fois-ci considéré dans son épaisseur empirique), la rationalité d'êtres doués de raison qui nous rassemble et fait de nous des semblables, et enfin la spécificité de nos appartenances culturelles (contre toute tentative d'assimilation). L'assimilation culturelle, qui est la conséquence de la mondialisation telle qu'elle s'est développée jusqu'à présent, ne peut qu'alimenter le développement corrélatif de mouvements intégristes et nationalistes radicaux (...)".
"Nous avons besoin de relations pour nous accomplir, non pour nous définir." (C. Taylor)
Robert Gautier commence par deux remarques concernant l'expression "figures (de l'étranger). "D'abord ce terme peut désigner une représentation (les figures géométriques exemplifient leur définition), ou, dans la langue courante, un visage. Ensuite nous avons choisi "figures" au pluriel car, à mon sens, cela permet d'éviter une disparition de l'étranger lui-même dans la représentation sans nuance, sans visage propre, d'un flot d'immigrés-envahisseurs, représentation proposée par l'Etat et les mass media.
L'étranger possède donc des visages, en d'autres termes il y a des étrangers et des représentations de ces étrangers, les figures. Les repérer, les éclairer et nous éclairer sur les raisons de leur présence, sur les effets divers de cette présence dans un pays, ce me semble, en grande partie le rôle des sciences sociales. Quels pourraient alors être les champs d'intervention de la philosophie ? Pourquoi dirait-elle qu'il y a des représentations empiriques, individuelles, s'appuyant sur des rencontres et des influences non conscientes, qui finissent en généralisations inadéquates, par exemple ? Ou qu'il y a des représentations collectives favorables, morales, puisque le sens de la dignité et du respect sont des sentiments majoritairement partagées, même si pour des raisons politiciennes "on" laisse se développer la xénophobie ? ...
L'une des tâches de la philosophie, se libérant de ces "idoles de la place publique" (Bacon), consisterait simplement à faire remarquer que les manières de voir l'étranger renvoient à deux préoccupations anciennes : l'une morale, l'autre morale et politique : les modalités de la vie commune de ses membres, de l'organisation de la société et de ses institutions.
Socrate au début de son procès déclare qu'il se sent étranger devant le tribunal de sa propre cité, qu'il ne possède pas la langue de ce lieu et demande qu'on le laisse s'exprimer à sa manière, comme l'on ferait pour un véritable étranger. En effet l'enjeu étant la justice, l'important se trouve dans le contenu et non la forme de ce qui va se dire. Et, comme on sait, Socrate n'use pas de rhétorique et se sent réellement étranger au tribunal d'Athènes, différent de ce qu'il faudrait être pour se sentir chez soi, parmi les autres et avec le sentiment que ceux-ci le considèrent comme l'un des leurs. En outre, dans le même temps, il ne demande que le respect dû à n'importe quel étranger, afin de pouvoir être soi et admis à vivre comme il l'a toujours désiré - en l'occurrence questionnant ses concitoyens sur le courage, la beauté ou les fins de la République, la justice.
Socrate appartient à cette catégorie d'étrangers qui choisit de demeurer dans cette cité et non une autre (il refusera l'exil et l'évasion). Il n'appartient ni à la catégorie de ceux qui reviennent régulièrement ("les oiseaux migrateurs") ni à celle des visiteurs (pour l'occasion d'un évènement particulier, comme les J.O.) (...) Ce début de plaidoyer de Socrate nous offre deux figures de l'étranger : l'étranger isolé ou solitaire, qui doit inspirer compassion, et l'étranger vivant avec les siens au milieu des citoyens du pays de son choix et non dans un quartier particulier - dans l'Athènes antique, il n'y a pas de quartier réservé au xénos. A travers ce procès, Socrate et ses exigences exemplifient une double problématique :
- morale : comment, dans la relation intersubjective, reconnaitre l'étranger dans son humanité (l'universel), et dans son altérité (le singulier) ?
- politique : quelle(s) politique(s) de reconnaissance est-il possible d'instituer, afin de permettre à la pluralité des communautés et de leurs membres résidant ici et maintenant de vivre dans le respect réciproque ?
Pour répondre à la problématique morale, on peut envisager plusieurs approches. L'approche par l'intuition, c'est-à-dire par une connaissance immédiate, ne dépendant pas d'une réflexion préalable. Elle vient du fait de voir un être humain différent de soi, de la perception. La perception est le plus souvent prise pour de la passivité, mais on ignore ainsi le fait qu'elle introduit une relation entre celui qui voit et celui qui est vu et qu'il y a échange de regards (fuite du regard compris). Le regard permet d'interagir avec autrui, il efface la figure de l'étranger pour en dévoiler le visage. S'il semble possible dans la relation de face à face de mettre "l'éthique entendue comme responsabilité" en préalable, thèse de Lévinas, il semble aussi possible de découvrir une figure d'autrui, qui bien qu'elle ne dépende que de nous-mêmes, demeure indépendante et absolument respectée. Autrui s'aborde par le visage, donc, et immédiatement me regarde. Lévinas utilise les deux sens de cette expression (il me voit et "sa responsabilité m'incombe"), pour bien montrer qu'il n'y a pas pour lui d'abord une subjectivité, déjà là, puis une éthique. La responsabilité structure la subjectivité (elle est pour autrui avant d'être pour soi), ainsi se font la proximité avec autrui et "le lien avec autrui [qui] ne se noue que comme responsabilité". Se fait aussi la dissymétrie, c'est-à-dire que l'exigence de responsabilité n'attend pas de retour, de réciprocité - "La réciproque, c'est son affaire.", avec toutes les conséquences que cela entraine. Etre responsable du tort subi, même si, pour les autres on réclame justice.
Cette conception frappe par sa beauté, rappelle Socrate (subir l'injustice, plutôt que la commettre), et s'appuie sur une transcendance : "Autrui, par sa signification, antérieure à mon initiative, ressemble à Dieu" (Lévinas, dans Totalité et infini).
Mais il est possible de se fonder sur notre expérience et constater que malgré notre égoïsme, nous savons aussi être bienveillant envers autrui et éprouver, spontanément, de la "pitié" (Rousseau) ou de la "sympathie" (Hume) envers lui. Ce constat de nos expériences affectives - si changeantes - n'est pas suffisant, il y manque l'appui de la raison. Il faut reprendre la distinction kantienne entre homme et chose, et le sentiment que dans la différence il y a aussi du même. Ainsi à la manière de Kant, on peut affirmer que parmi les êtres, la possession de la raison (ne serait-ce que potentiellement) caractérise l'humanité, tandis que son absence est le propre des choses (sans inclure les animaux), ce qui nous impose de "ne jamais agir hostilement contre" l'étranger.
Ensuite on peut mieux montrer que le sentiment spontané ne peut se passer de la raison, car s'il est bien présent, "[c'est de lui-même [dont chacun] a l'intuition.", c'est seulement au terme d'une interaction longue qu'une relation fondée en raison pourra s'établir. L'intuition que l'un possède que l'autre est son alter ego, va entrainer le désir réciproque de se faire admettre comme des sujets conscients, comme des êtres devant se faire, réciproquement respecter dans leur singularité. Cette démarche est conflictuelle selon Hegel, mais elle ne supprime pas la possibilité du dépassement de la situation inégalitaire (dans un conflit il y a un perdant et un gagnant), elle en est la condition. L'un et l'autre (soi et autrui), dans la mesure où ils effacent l' "inessentiel" présent dans leur singularité, le désir naturel (besoin), parviennent à la reconnaissance réciproque, comprenant ce qui leur est commun (la raison, l'amour) et rétablit l'universel.
Le problème de l'articulation du singulier et de l'universel prend également place dans le champ d'une philosophie morale et politique. A l'extension du domaine du commerce, elle fait correspondre une extension du droit de circulation des individus (Hobbes au XVIIème) et d' "hospitalité universelle" (Kant, XVIIIème). Dans la logique du contractualisme, on peut affirmer un "droit de s'offrir à faire partie de la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre. Car à cause de [sa] forme sphérique, ils ne peuvent s'y disperser à l'infini" (Kant). Ce cosmopolitisme logique et légitime conserve toute sa valeur aujourd'hui.
Mais ensuite lorsque l'Etat-nation semble réel et achevé, appuyé sur une conception de la démocratie qui inclut, entre autres, les droits évoqués, la problématique morale et politique s'enrichit. Sa réflexion ne peut plus s'attacher seulement aux injustices économiques et sociales, et aux inégalités qui en découlent. Cet Etat, maintenant post colonial, avec ses nouvelles responsabilités, représente une société différente dans sa composition et les représentations qu'elle se fait d'elle-même. Si en réalité elle a toujours été multiculturelle - c'est le propre des empires - aujourd'hui cette histoire et son cours actuel introduisent de nouvelles responsabilités. A la problématique de la justice dans la redistribution des richesses communes ou de l'égalité politique s'ajoute la problématique de la reconnaissance culturelle des groupes qui forment la société contemporaine. Les droits de circuler, de s'intégrer s'accompagnent de nouveaux droits qui doivent être respectés tant pour la qualité de l'existence des hôtes que pour celle des étrangers. L'Etat doit trouver, en respectant les valeurs de la démocratie, les moyens de respecter les différences. Comment dépasser l'opposition entre des droits individuels en général, les droits de l'homme, et des droits collectifs qui garantissent les appartenances d'un individu à un groupe, quel qu'il soit (ethnique, religieux, culturel, gay...) ? Comment dépasser aussi cette contradiction inhérente aux droits collectifs, en ce sens qu'en permettant le maintien de l'individu dans son groupe, on limite simultanément ses possibilités d'émancipation ?
Rappelons que par reconnaissance, on entend ici, la volonté ou le désir des membres d'un groupe d'appartenance de se voir respectés, considérés comme "sujet social" (A. Honneth), proportionnellement au mépris, à l'humiliation dont ils sont l'objet. Le sujet social, outre ses exigences d'égalité et de justice, veut prévenir le mépris dont il est l'objet. Suffit-il d'accorder des droits spécifiques ? De définir le Bien ? C'est-à-dire suffit-il de faire partager une vision commune du monde, des valeurs partagées par tous, des coutumes et tout un héritage culturel en garantissant sa transmission pour assurer les conditions d'un bien-être - ce qu'Aristote appelait le Souverain bien. En ce cas on renforce ou rétablit un lien social fort à l'intérieur d'une communauté et on assure son homogénéité. Mais on la sépare aussi de ses voisines et on doit alors organiser la coexistence des appartenances au sein de la société. Par exemple au Canada, sauf erreur, le Québec doit imposer la connaissance du français à tout nouvel arrivant afin que cette communauté ne disparaisse pas et puisse transmettre sa culture. Mais ce sont donc les immigrants qui voient disparaitre la culture qui les a formés, leur a donné la force, le courage et l'esprit de liberté pour chercher une vie différente ou meilleure. En outre lorsque l'on confond société et communauté, on rassemble sur la base de l'appartenance, prise à tort pour l'identité, et l'on se sépare d'autrui, on l'exclut. Bref on organise l'égoïsme collectif.
Faut-il s'en tenir au Juste ? C'est-à-dire s'accorder sur des principes juridiques de coexistence entre les membres qui composent la diversité de la société, indépendamment des conceptions, des valeurs, etc. propres à chacun. Ce Juste étant constitué par les principes démocratiques sur lesquels le consensus est général, globalement les "droits de" qui organisent les libertés et les "droits à" qui visent la sécurité sociale. La revendication du Bien appartient aux communautariens, celle du Juste aux libéraux. Ces deux solutions nous laissent dans l'impasse, puisque d'une part on ne peut négliger les appartenances ni en faire abstraction et que d'autre part il n'est pas question de dévaloriser les libertés individuelles. Peut-on envisager avec A. Renaut "que parmi les droits individuels, il y ait des droits de l'individu à l'identité culturelle" ? Selon lui, "c'est alors l'individu lui-même qui se reconnait dans une appartenance, et non pas un groupe qui lui impose ses valeurs ; ce ne sont pas des droits collectifs." Cette proposition vise "la logique de l'uniformisation" pour permettre au droit aux différences d'exister pleinement. Cependant il est requis d'une part que l'on puisse absolument s'abstraire des conditions de sa socialisation afin que le choix d'une appartenance soit réel, d'autre part que la communauté à laquelle on choisit d'adhérer existe encore, à moins qu'il ne faille la recréer (mais ce n'est plus la même, elle peut être idéalisée par exemple) ou l'imaginer. Il me semble que l'on conserve la tension entre homogénéisation et individualisme, que l'on retombe dans les difficultés précédentes en en créant de nouvelles.
On peut essayer d'y échapper en précisant nos représentations : l'étranger ne peut pas apparaître comme un individu désenchâssé (figure libérale) ni comme un intrus (figure extrémiste). Je pense qu'on doit l'envisager du point de vue qui rassemble l'individuel et le collectif et qui fait que, comme tout un chacun il élabore son identité personnelle en se socialisant et en prenant conscience de ce qui lui est propre. "[L]a genèse de l'identité individuelle passe généralement par des stades d'intériorisation de schémas standardisés de reconnaissance sociale : l'individu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires d'interaction" (A. Honneth). La construction de l'identité personnelle du moi permet de concevoir les exigences de justice et de reconnaissance, car lorsqu'autrui ("les partenaires d'interaction") manifeste des réactions négatives ou hostiles, cette construction est gênée, perturbée. Sans considération ou respect, aucun individu, autochtone ou étranger, ne peut accéder complètement à l'estime de soi ni à l'intégration sociale. L'intégration, l'inclusion dans la société que l'on choisit est un droit, on l'a vu dès l'exemple de Socrate, et passe par "l'institutionnalisation de principes de reconnaissance", d'après Honneth, dans trois domaines de l'existence où se trouvent les conditions de "l'épanouissement personnel". Il différencie des "sphères de reconnaissance", la sphère de l'affectif, pour les relations familiales (double nationalité, regroupement familial), d'amour, d'amitié, par exemple ; la sphère du droit en ce qui concerne l'égalité et la liberté, non seulement juridiques, mais encore réelles ; la sphère des accomplissements en faveur de la société (travail, art, et toute forme de contribution à l'ensemble social).
Ces distinctions permettent d'affiner notre approche de l'étranger, puisque nous comprenons alors que ce qui est nécessaire à la formation de son identité, de son autonomie et de sa qualité d'existence, dépend, comme pour tout être humain, de ce qui se produit dans son histoire personnelle dans les trois domaines que l'on vient d'envisager. Mais nous pouvons aussi comprendre que la reconnaissance ne se limite pas à l'identification de l'autre comme alter ego, et qu'il doit y avoir également une reconnaissance morale de sa dignité et une reconnaissance sociale de ses apports, qui lui confère l'estime à laquelle il a droit de prétendre. Cela représente une réponse possible à notre deuxième question : quelle(s) politique(s) de reconnaissance est-il possible d'instituer, afin de permettre à la pluralité des communautés et de leurs membres résidant ici et maintenant de vivre dans le respect réciproque ? Comme pour notre première question, c'est l'inessentiel qui doit être démasqué et rejeté".