Expérience de discussion à visée philosophique dans le but d'une prévention primaire de la violence au collège1
Introduction
À l'heure de parution du documentaire filmique Ce n'est qu'un début (Aubin, 2010), l'expérience tentée par l'équipe éducative du collège de Gerzat pourrait s'approprier ce tire de film. La coïncidence n'est peut-être pas fortuite. Dans la lignée de ce qui paraissait jusqu'alors impossible avant ce tournage d'images d'enfants-élèves de quatre ans accompagnés par leur enseignante à penser et à réfléchir sur des thématiques philosophiques (Pettier & Dogliani, 2009 ; Pettier, Dogliani & Duflocq, 2010), le film ouvre la voie du possible conformément à ce qui parut essentiel à un philosophe américain, Matthew Lipman (Lipman, 1980 ; Decostre, 1985 ; Leleux, 2005). Ces pratiques se développent depuis 15 ans grâce à la mise en place d'ateliers-philo au primaire (Rispail, 2007, Galichet, 2007). Elles parviennent aujourd'hui au collège.
Philosopher au collège est-il possible ? Nous avons fait le pari que oui et que cela ouvrait sans doute à des bienfaits insoupçonnés. La condition de réussite de la démarche innovante entreprise tient probablement du suivi de l'action par des études ou recherches associées. Parions que ce ne sera pas une fin : Matthew Lipman est récemment décédé. Le courage des enseignants qui mettent en place ce qui a fait l'objet d'un travail pionnier doit être encouragé et accompagné.
C'est la présentation de ce projet ambitieux qui est à l'origine de notre contribution : "Et si un peu de philosophie contribuait au bien-être des adolescents ? La discussion, telle que pratiquée dans la lignéethéorique de Lipman, ou selon des dispositifs innovateurs proches de cette philosophie pratique pionnière,concerne, de notre point de vue, la santé de nos adolescents, voire celle de nos sociétés à venir.
I/ Le projet Philosopher au collège
La problématique d'ensemble du projet repose sur l'hypothèse centrale suivante : pour éviter d'enkyster la parole des élèves sur des conflits de classes, ou la gestion des tracas du quotidien, il s'agit d'élever la parole des écoliers-collégiens sur des thématiques qui les transportent dans des univers de réflexion plus neutres, tout en conservant leur dimension fondamentalement humaine. Les discussions animées par des enseignants de plusieurs disciplines, émergent d'un matériel ad hoc prévu pour orienter le dialogue dans une visée philosophique. Eu égard à l'expérience des quinze années de recherche en ce sens (voir ci-après) la discussion, comme praxis (Daniel, 1992/1997, 2005) favorise des raisonnements situés, l'activation d'exemples, de contre-exemples et de définitions qui composent comme ils organisent progressivement le raisonnement des collégiens. Accepter les vues de l'autre pour intégrer autrui dans ses modalités de raisonnement n'est chose facile pour personne : cela débute par une acculturation possible dès quatre ans, mais cela reste délicat pour encore bien des adultes de nos sociétés éduquées.
A) Le soutien financier du Rectorat de l'Académie de Clermont-Ferrand
La visée du projet est de prévenir ce que l'on nomme la violence primaire, soit celle qui désamorce le conflit avant qu'il n'advienne. C'est en ce sens que le projet a pu être soutenu par les services du rectorat de l'Académie de Clermont Ferrand. L'inscription d'un projet Philosophie, dans le cadre du financement du CESC peut surprendre. La philosophie entre-t-elle dans les prérogatives de santé scolaire et/ou publique ? "Le comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) s'inscrit dans le pilotage de chaque établissement scolaire du second degré, conformément aux dispositions des articles R 421-46 et 421-47 du Code de l'éducation. Il est une instance de réflexion, d'observation et de proposition qui conçoit, met en oeuvre et évalue un projet éducatif en matière d'éducation à la citoyenneté et à la santé et de prévention de la violence, intégré au projet d'établissement. Le CESC organise le partenariat en fonction des problématiques éducatives à traiter". Comme le rappellent ces éléments, le projet fut introduit dans le cadre du pilotage de l'établissement, assuré par Mr Slusarczyk en qualité de principal adjoint sur cet aspect. En second lieu c'est bien l'idée que Philosopher par la discussion peut-être une modalité efficace de prise de recul sur ses propres pensées et agissements, telle que reconnue par les chercheurs (Daniel, 2003/2009), que le lien entre Penser et Santé est tenté.
La santé scolaire repose en partie sur l'évitement des conflits sociaux. Non au sens d'une mise en place de non-violence systématique : les collégiens comme les enfants ou les adultes assurent parfois par le conflit une stabilisation de bonnes relations sociales. Mais le conflit est aussi un signe, qui donne rarement d'autre occasion que de passer par la réparation ou la compréhension du fait, s'il ne s'effectue que par l'acte physique : violence verbale, racket, altercation physique, agression, etc. La pratique de la discussion aide seulement les collégiens à résoudre des conflits en les dépassant : il y a aussi des conflits psychiques à résoudre, des contradictions de surface à lever, des techniques de description de situations qui permettent une gestion différenciée des actes d'agression provoqués ou subis. L'usage de la parole en est un parmi d'autres. Par l'intermédiaire de la discussion avec des pairs d'âges, les collégiens transforment leurs manières de voir le monde, manières qu'ils ne peuvent élaborer ni tout seuls (il faut le collectif des pairs), ni en famille (les milieux sont inégalitaires sur ce plan), ni au sein de l'enseignement disciplinaire dispensé. Ce dernier ne permet pas d'aborder les aspects proprement humains de l'existence auxquels chacun se confronte : l'estime, la joie, l'intimité, le bonheur, l'apitoiement, la mort (Auriac & Vacher, 2010), l'idiotie, l'amour, la beauté, etc.
B) Participants
Le collège A. France de Gerzat, selon l'analyse du Principal adjoint, présente les caractéristiques d'un milieu propice à l'expérimentation de la philosophie. Tout d'abord, sa situation à la périphérie urbaine de Clermont Ferrand -capitale auvergnate-, son classement en zone sensible, son effectif important d'élèves (Sept cents collégiens dont soixante-quatre élèves de SEGPA), son équipe conséquente d'enseignants (cinquante-trois professeurs) représentent des caractéristiques de représentativité intéressante. Ensuite la forte valeur ajoutée de l'impact de l'équipe éducative sur cette population parmi les plus défavorisées quant aux résultats scolaires constitue une caractéristique tout aussi intéressante : les professeurs sont des acteurs clefs de la réussite. Ils sont des partenaires de l'équipe éducative sur lesquels on peut compter. Les professeurs se sont d'ailleurs engagés dans le projet facilement (voir plus loin). Enfin, constat non des moindres, il règne dans ce collège un sentiment de violence quotidienne qui réclamait des ambitions si ce n'est de solution au moins d'amélioration et/ou de réflexion au sein de l'équipe éducative. En son sein, l'adhésion au projet d'une des deux conseillères d'éducation, de la documentaliste et de l'infirmière de l'établissement contribue au rayonnement possible de l'entreprise projetée.
C) Protocole
Deux des axes fixés par le CESC ont été pris en compte :
- Contribuer à l'éducation à la citoyenneté ;
- Préparer le plan de prévention de la violence.
Le protocole d'ensemble a été envisagé pour proposer des actions pour aider les parents en difficultés et lutter contre l'exclusion ; et aussi définir un programme d'éducation à la santé et à la sexualité et de prévention des conduites addictives. Le choix d'un échantillon d'élèves s'est opéré en tenant compte de ces axes. A quel âge convenait-il de proposer des ateliers-Philo ?
Pour déterminer le cadre pratique du projet, trois phases se sont déroulées : une phase de lancement ; une phase de formation initiale ; une phase de mise en oeuvre. La phase de lancement a consisté, suite à l'attribution de fonds du Rectorat, en une présentation de l'intention d'expérimentation aux professeurs intéressés. L'ensemble des professeurs fut convié à une réunion d'information. Cette phase a permis l'engagement de principe d'une quinzaine d'enseignants vivement intéressés par le projet, et ce, toutes disciplines confondues : mathématiques, lettres, éducation physique, histoire-géographie, musique, langues vivantes.
La phase de formation a pu être organisée auprès de ces professeurs volontaires, dès le mois de juin 2010, afin d'anticiper l'organisation du projet sur l'année scolaire suivante (2010-2011). A la mi-juin, une première approche a consisté à présenter aux enseignants les principes de la démarche de Matthew Lipman, les orientations pratiques correspondant à la mise en place de ces ateliers dans le primaire. A la fin-juin, un deuxième moment de formation a consisté à consolider les représentations des enseignants pour qu'elles correspondent à la faisabilité pratique du projet. La démarche de formation a permis aux enseignants de se projeter et de décider de leur participation.
Mis à part quelques désistements dûs aux changements administratifs de certains collègues, les enseignants déclarés initialement volontaires sont ceux qui ont participé au troisième moment de formation (septembre 2010). A cette occasion, les enseignants, en concertation avec l'équipe éducative, ont convenu d'une expérimentation transversale sur tous les collégiens fréquentant la classe de 5e. Ce moment de la scolarité présentait de nombreux avantages : en 5e les élèves sont déjà acculturés au collège, au plan positif comme négatif d'une fréquentation de la violence quotidienne et du statut de collégien comparativement à leur passé au primaire. La 6e eut été moins probante sur ce plan. La classe de 4e, moment de l'orientation, comme le niveau de 3e avec ses obligations d'examens (brevet des collèges), semblaient moins propices. Le niveau de 5e fut aussi envisagé en pensant qu'en cas de réussite du projet, les collégiens pourraient suivre des ateliers-Philo durant une, voire deux années supplémentaires.
Sur la base de ce choix, le troisième moment de la phase de formation initiale a eu lieu en septembre. Il a consisté en une formation très pratique où les enseignants ont pu observer des pratiques professionnelles de collègues du primaire (vidéos), disposer d'ouvrages spécialisés commandés par la documentaliste, d'une revue critique quant aux préparations de séquences clef-en-main pour comprendre la teneur des dispositifs d'ateliers-philo.
La phase de mise en oeuvre a débuté par une constitution des équipes en juillet : 14 professeurs intervenants dans sept classes de 5e se sont engagés volontairement pour mettre en place hebdomadairement des ateliers-Philo comme modalité d'échange et d'utilisation de l'heure de vie de classe. Ils ont décidé de travailler par doublette, préparant les séances de chaque atelier ensemble, l'un animant et l'autre étant présent à chaque atelier. Le maintien ou changement de rôle (animateur versus observateur) est envisagé.
D) Perspective
En terme de perspective, à plus ou moins long terme, le projet d'implémentation de la philosophie auprès de collégiens en zone sensible devrait pouvoir :
- à court-terme consister en un bilan sous la forme de progrès qualitatif et quantitatif auprès des élèves (voir plus bas) et une évaluation de la transformation des représentations des professeurs sur leur manière de faire classe (transfert de la pratique d'animation à leur pratique didactique) ;
- à moyen-terme, un suivi des élèves est envisagé sur la classe de 4ème, et ce, comme précédemment évoqué, en fonction du bilan global du projet dès qu'il sera abouti ; puis une extension aux autres niveaux de classes : 6ème, 4ème et 3ème ;
- à long-terme, l'analyse des données verbales par des chercheurs, si elles peuvent être recueillies (Le projet est effectivement encadré par des chercheurs).
II/ L'accompagnement des chercheurs
A) De la philosophie au philosopher
L'expérience innovante qui fait l'objet de cette expérimentation en collège s'inscrit dans la lignée des travaux de recherche menés par E. Auriac-Slusarczyk, au sein de l'IUFM d'Auvergne, en partenariat avec M-F. Daniel, qui travaille, quant à elle, au sein de l'université de Montréal (Québec). Cette dernière est directrice du comité éthique de l'Université de Montréal. Les travaux scientifiques de ces chercheurs reposent sur l'exploitation des vues théoriques et pratiques de M. Lipman, fondateur de la démarche d'application de la philosophie auprès de jeunes publics scolaires.
Leurs études poursuivent plusieurs pistes dont :
- la formation d'enseignants (Auriac-Slusarzcyk & Maufrais, 2010) ;
- la mise en place et le suivi d'ateliers de discussions à visée philosophique dans le cadre de l'école primaire (Auriac, 2006) ;
- la recherche d'impacts majeurs de ces pratiques sur le plan du développement langagier, cognitif et social (Auriac & Daniel, 2005, Auriac, 2007, Auriac-Slusarczyk, 2007).
Trois projets subventionnés sont en lien avec le développement du projet qui est conduit au collège A. France sur l'année 2010-2011. Le premier, dirigé par Daniel, en tant que philosophe, consiste à modéliser la pensée critique sur un empan de développement allant de quatre ans à douze ans. Deux autres projets, financés respectivement par la MSH de Lorraine, projet dirigé par Specogna, psychologue et Lecaire-Halté2, spécialiste en éducation, et par la MSH d'auvergne, projet dirigé par Auriac-Slusarczyk, psychologue, et Blasco-Dulbecco3, linguiste, ont pour objectif de constituer une base de données à destination de la communauté des sciences humaines, illustrant la spécificité des oraux tenus à l'occasion de ces discussions en ateliers-Philo (voir Auriac-Slusarczyk, Claquin, Leclaire-Halté, Specogna & Vinatier, à paraître ; Claquin, Lefièvre, Le Tellier, Perrodeau & Auriac-Slusarczyk, à paraître). Pour l'instant, les données de ces trois projets concernent essentiellement une collecte de discussions au primaire. A ce titre, le projet en collège complètera les données recueillies, en étendant l'étude des impacts de la philosophie au plan cognitif, social et langagier, à l'âge des treize ans.
Pourquoi cantonner la philosophie en terminale ? C'est le questionnement récurrent, qui, depuis les travaux pionniers de Lipman dans les années 80, ressurgit en lien avec le déploiement inégal des pratiques de discussion à visée philosophique à compter des années 95 sur l'ensemble des continents (Etats-Unis, Europe, Asie). Le débat est régulièrement placé au centre de controverses scientifiques, qui animent la réflexion sur l'intérêt, les limites ou les spécificités de ces pratiques. Que libère de plus une réflexion visant le philosophique par rapport à des méthodes de communication de groupe prisées dans le champ de l'éducation à la santé ? Telle est la question principale.
B) De l'enseignement en tant que discipline à l'adaptation au jeune public
Au plan institutionnel, les pratiques de discussions à visée philosophique se sont développées en France depuis les années 1996 environ. Soutenues par l'UNESCO, à partir de 1995, l'implémentation de la philosophie à l'école est recommandée pour asseoir la démocratie. Pas moins de onze colloques sur les Nouvelles Pratiques de la Philosophie se sont tenus annuellement à Paris, sous l'égide de l'UNESCO. Est-ce un hasard ? Si l'on entrevoit ces pratiques de manière globale, de Mathew Lipman (1980) à Myriam Revault-d'Allonnes (2006), on est passé d'une initiative originale à la commercialisation. Que s'est-il passé en l'espace de vingt-cinq ans environ ? Y aurait-il changement de mentalité concernant l'accès de tous à la philosophie ? Bien entendu, l'inspectorat de philosophie, ne voit pas toujours d'un oeil serein ce développement de pratiques où des enseignants, non formés à la philosophie, se réclament de la philosophie. On assiste ainsi à un mouvement contradictoire : une résistance de l'inspectorat face à l'extension d'un réel marché qui concerne les parents comme les enseignants. La parution des Goûters philosophiques (Labbé & Puech, 2000, 2001), de la collection des PhiloZenfants (La liberté, c'est Quoi ?, Savoir, c'est quoi ?, Brenifier & Lemaître, 2004, 2005) témoigne d'un engouement qui doit être analysé.
De notre point de vue, il serait dommage que le secteur de commercialisation permette au seuls enfants issus de milieux bourgeois un accès à des lectures qui ne peuvent être accessibles à tous si elles ne font pas l'objet d'une étude en classe. Mettre la philosophie à la portée de tous, et c'est l'essence même du soutien de l'UNESCO, c'est réduire, si on le peut, les inégalités entre élèves (Bautier & Rayou, 2009).
Peut-on facilement mettre la philosophie au niveau des mentalités enfantines ou adolescentes ? En tant que discipline, la philosophie se définit par l'étude de corpus de textes écrits par les philosophes. En ce sens, inutile de dire que la philosophie n'est pas accessible à des esprits trop jeunes, les textes de philosophes, eu égard aux modalités langagières et figures de raisonnement les caractérisant comme des références culturelles qu'ils supposent, sont difficiles d'accès. La récente collection, à destination d'enfants de jeune âge (moins de 12 ans) mettant à disposition des récits de mythes philosophiques célèbres adaptés par des philosophes (Jay, Ledru & Bathélémy, 2010 ; Valée & Schepers, 2010) dément d'ailleurs quelque peu ce point de vue. Par exemple le mythe d'Aristophane ou Au commencement de l'Amour est adapté par Bruno Jay, docteur en philosophie et Samaranda Lupu, helléniste4. Déjà, l'ouvrage de Delsol (Delsol, 2008) allait dans le sens d'une mise à disposition d'une culture philosophique (théorie, modèle ou mythe) auprès du jeune public. Il n'est ainsi ni impossible ni absurde d'acculturer la jeunesse à savoir qui est Kant ou Schopenhauer avant la terminale. Des ouvrages présentant une accessibilité aux grands thèmes de la philosophie sous la forme de dialogues sont d'ailleurs, eux-aussi, proposés (Brenifier, Cocles & Million, 2001, 2002) pour rendre accessible par les professeurs de philosophie une matière difficile enseignée sur un temps très réduit. Enfin, la dernière collection en date, Les petits Platons, adressée au jeune public, cible directement une connaissance des grands noms de la philosophie : Platon, Descartes, Kant, etc. (Mongin & Moreau, 2010, Mongin & Schwoebel, 2010). Alors, si Platon est souvent employé comme nom cible de collection ou comme thème, d'ouvrage d'accroche5, est-ce que philosopher c'est connaître Platon ?
C) Philosopher... plus que faire de la philosophie
Plutôt qu'ancré sur la discipline philosophie, l'esprit de la pratique de la discussion philosophique, réclame selon le fondateur Mathew Lipman, d'exercer sa capacité à penser. Philosopher, c'est d'abord penser et non pas lire des textes de philosophes. Or pour penser, l'exercice de la parole est important. C'est en ce sens que Lipman a défendu l'idée que l'on gagne à penser en collectif (production de points de vues multiples) et en exerçant sa prise de parole publique (usage d'expressions, qui entendues, peuvent être revues, corrigées, complétées, modifiées, contrecarrées, spécifiés, distinguées, etc., la liste serait longue). Roger-Pol Droit, précise, d'une manière proche que "commencer à penser exige une pratique du décalage, du pas de côté, du changement d'optique" (Droit, Post-face). Son ouvrage indique que la philosophie peut-être quotidienne, ce qui exclut de la penser comme réservée à des élèves de terminale, et même aux professeurs de philosophie. Discuter au sein d'une communauté de recherche philosophique, c'est ainsi asseoir un raisonnement prononcé tout haut qui puisse servir à l'autre pour progresser dans un point de vue collectif sur un sujet délicat : qu'est-ce que le bonheur ? Peut-on devenir fou ? Pourquoi les filles ne se comportent pas comme des garçons ? La philosophie propose un cheminement là où la réponse n'existe pas. C'est, par excellence, l'école du questionnement (voir plus bas).
Du côté des linguistes et du rapport pensée-langage, François indique : "ce n'est pas la même chose d'amener quelqu'un à faire un choix et de l'amener 'seulement' à changer de point de vue. En se limitant à ce dernier aspect, on peut distinguer l'argumentation qui me modifie complètement. A l'opposé, celle qui renforce mon point de vue initial. Entre les deux, celle qui me révulse. Celle qui constitue un point de vue dont je tiens compte sans le faire mien. Celle qui constitue un 'os', un obstacle dont je ne sais quoi faire en aucun sens. On ne peut pas faire la liste a priori. Noter seulement toute la diversité des façons dont la parole de l'autre peut être en nous". (François, 1994, pp.60-61).
L'usage de la parole ne s'arrête pas à une mise en mots. La mise en mots révèle toujours une structure de raisonnement, que ce dernier soit ébauché ou très organisé. Tel est l'intérêt du lien pensée-langage. L'usage de la parole, en collectif, ce que Lipman nomme une "communauté de recherche", offre à l'évidence davantage encore : ma parole, ma mise en mot, celle des autres est sans cesse recyclée par les modes de compréhension (ou incompréhension) de ce que je déclare. C'est en ce sens que la communauté discursive provoquée par la prise de parole collective autour d'une question, qui vaut que l'on en parle, provoque cette "diversité de parole(s) de l'autre en nous". Plutôt que de détailler ce processus décrit dans de nombreuses publications (Leleux, 2005, Tozzi, 2007, Auriac-Slusarczyk & Maufrais, 2009, pour exemples), nous illustrerons ce qui se passe dans les ateliers-philo à l'aide de paroles d'élèves.
D) Paroles d'élèves
Au plus proche de l'âge des élèves du projet du collège A. France de Gerzat, soit des 5ème, nous illustrons ce que peut recouvrir un atelier-philo pratiqué dans le cadre scolaire. Les paroles furent recueillies dans le cadre des projets scientifiques cités précédemment. Une enseignante de CM2, expérimentée6 et experte (elle est maître-formatrice) a conduit régulièrement des ateliers-philo durant l'année 2009-2010 dans sa classe de CM2 (centre ville de Nantes).
Les élèves, suite à la présentation de supports déclencheurs variées (objet -un chronomètre, des clefs, des angelots -, lectures de mythes, lecture de contes, etc.) entrent facilement dans la formulation de question, qui, déjà représentent l'aboutissement de raisonnements : ce sont alors de vrais questionnements.
En voici quelques exemples : La vie nous est-elle prêtée ou donnée? Pourquoi certains hommes sont possédés par l'argent ? Pourquoi collectionne-t-on les pièces ? Est-ce que l'argent nous sauve d'un danger ? Pourquoi y a-t-il des têtes sur les billets ? Que se passerait-il si tout était interdit ? Ces questionnements ont fait l'objet d'une formulation de questions intermédiaires qui a conduit à la sélection de la question qui sera l'objet de la discussion : Pourquoi l'argent prend-il une si grande place dans notre vie ? Voici les questions intermédiaires qui ont porté la question finale, qui ont fait l'objet d'un vote pour choisir celle qui retenait le plus d'adhésion : est-ce que l'argent nous rend aveugle ? La richesse rend-elle heureux ? Et si l'argent n'existait pas ? Pourquoi la richesse nous mène-t-elle à la solitude ? Est-ce que la richesse est vraiment utile ? Pourquoi l'argent prend une si grande place dans notre vie ? Pourquoi un simple bout de papier représente-t-il autant? Est-ce que l'argent peut nous rendre égoïste ? L'argent symbolise-t-il l'escroquerie ? S'il n'y avait pas d'argent serions-nous encore des barbares ?
À travers ces exemples, on aperçoit ce qui dessine les contours du raisonnement collectif à l'oeuvre chez des élèves habitués à discuter philosophiquement. Leur questions ne sont pas rhétoriques, mais ancrées dans le réel, elles témoignent des incertitudes humaines qui réclament, pour peu qu'on le désire des éclaircissements. La discussion sert alors seulement à s'aventurer dans une clarification possible des présupposés et raisons qui justifient telle ou telle vue sur le sujet. Les questions posées spontanément par ces élèves en début d'année, suite au dépôt d'un chronomètre, placé au centre d'une table par l'enseignante, étaient les suivantes : est-ce que l'univers a une fin ? Quels secrets referment les boîtes ? Peut-on se confier à une boîte ? Y a-t-il un avant et un après dans l'univers ? Qui a inventé la géométrie ? Est-ce qu'il se passe quelque chose quand on ne regarde plus la boîte ? Arriverons-nous à aller au delà de la voie Lactée ? Avons-nous un intérieur et un extérieur ? Est-ce qu'on voit tous pareil ?
Dans ces formulations, les premières de l'année-philo, on sent déjà toute la curiosité des élèves qui s'incarnent dans leurs prises de paroles. Parler, philosopher avec des élèves, de primaire ou collégiens, c'est aussi apprendre à connaître, voire reconnaître leurs manières de voir. Enfin, ces prises de paroles, fondées sur des raisonnements implicites plus ou moins complexes, donnent lieu à des tentatives de raisonnements pensés tout haut comme le suivant : "Isabelle : - si tout était interdit on mourrait parce que ça ferait un déséquilibre ; Emmanuèle : - je suis d'accord avec Agathe, car si tout était interdit ça serait interdit de mourir et de vivre ;
Bernard : - je ne suis pas d'accord avec Emmanuèle car ça s'annulerait comme on ne peut pas vivre ni mourir" (extraits de discussion, projet Diasire, 2010).
III/ État du projet et perspectives
Le projet concernant les élèves de 5e étant en cours, nous indiquons seulement quelques éléments de bilan provisoire.
A) L'engagement des professeurs
L'inconnu fait peur. Mais si on laisse la possibilité à la curiosité de s'exprimer, alors l'humain s'en empare. Présenter la discussion philosophique comme une voie (voix) possible dans la prise en compte du tourment adolescent, qui plus est dans un contexte médiatique porteur, a sans doute beaucoup aidé à l'engagement des professeurs. La curiosité a alors été plus forte que la peur. Dans cette action innovante, l'intérêt des professeurs au départ était double :
- s'engager dans un processus permettant à leurs élèves d'améliorer leur bien-être en progressant dans un raisonnement construit collectivement
- mais aussi aller vers une amélioration du climat scolaire dans le but de favoriser les enseignements/apprentissages dont ils ont la charge.
Engagé par curiosité, leur peur s'est alors rapidement déplacée. D'une simple peur de l'inconnu, les enseignants sont passés à la peur de se trouver face à des élèves qui refusent la discussion (par manque de pratique, par défiance, par manque de confiance envers l'autre, etc.). Ensuite, rassurés par les premières séances, la peur s'est déplacée vers celle de mal faire (de ne pas apporter le bon point de départ, ne pas relancer la discussion à bon escient, laisser des élèves en dehors de la discussion, etc.). Puis, au bout du compte, la peur semble s'accrocher au fait de ne pas maîtriser les tenants et les aboutissants de la discussion. L'engagement perdure au fil des séances, et même s'il est trop tôt pour tirer de quelconques conclusions, la curiosité comme la demande de formation demeurent présentes dans ce souci constant d'avoir des réponses à leurs différents questionnements. Le chemin est encore long.
Toutefois lorsque les enseignants se posent la question de la maîtrise des tenants et aboutissants de la discussion, ils s'engagent déjà vers une activité d'introspection praxéologique qui mettra peut-être en jeu leurs pratiques quotidiennes.
B) Le suivi en termes de formation et de recherche
Le suivi de l'expérimentation se situera au plan de la formation comme au plan de la recherche. Au plan de la formation, il est prévu des temps de regroupement de l'équipe des animateurs d'ateliers-philo. Parmi les temps forts, ne comprenant pas des rencontres avec les chercheurs sur demandes des enseignants, deux auront lieux. Le premier a consisté en une formation dispensée aux professeurs et une conférence publique donnée par Mme Daniel, professeur et directrice au Centre Ethique de Montréal, adressée aux professeurs comme aux parents des élèves du secteur, le 15 novembre 2010. La deuxième, sous une forme équivalente, verra intervenir Michel Tozzi, spécialiste de ces questions en tant que didacticien de la philosophie, responsable du projet à l'UNESCO (Tozzi, 2007). Il sera associé à la phase
d'échanges sur les pratiques effectives qui est prévu à partir du mois de janvier 2011 (voir ci-après). Mme Frieden, enseignante à l'HEP de Fribourg -équivalent des IUFM en Suisse- a accepté de faire profiter de son expérience les enseignants.
Le suivi de cette expérimentation, outre la formation continuée des enseignants, repose sur l'aménagement de tests passés en début puis en fin d'année par chaque élève de 5ème. Non que ce projet soit élaboré dans une perspective de recherche, mais les chercheurs ont néanmoins accepté de mettre à disposition de l'équipe éducative une batterie de test pour suivre les élèves sur le plan de la motivation scolaire. L'un des tests concernant une évaluation de la mise en place de l'esprit critique (Auriac-Slusarczyk, Adami & Daniel, 2011), celui de Giancarloet Facione (Facione & Facione, 2007) dans sa version française (Daniel & Auriac, 2008) a été administré en octobre 2010. Selon l'accord des professeurs, des enregistrements de séances sont envisagées afin que les chercheurs disposent d'éléments sur la qualité du suivi et que les professeurs bénéficient de retour sur leurs pratiques en cas de prolongation possible de l'expérimentation.
L'intérêt de disposer de repères quantitatifs portant sur le parcours scolaire de ce niveau de 5ème permettra, selon un aménagement comparatif avec les cohortes des élèves des années précédentes, ou de l'aménagement d'un groupe contrôle dans un collège de secteur équivalent, de vérifier si ces ateliers sont responsables d'un éventuel tassement des inégalités, au sens donné par les chercheurs en sciences de l'éducation (Bautier & Rayou, 2009). Cette vérification est en cours d'étude, la constitution d'échantillons représentatifs n'étant pas encore totalement résolue. De même, est actuellement à l'étude une modalité de vérification complémentaire permettant d'évaluer l'évolution des représentations des professeurs sur leur pratique de classe. Il faut attendre un premier niveau de bilan, qui sera opéré vers la mi-février afin d'engager éventuellement ce processus en accord avec les professeurs engagés.
Conclusion sommaire : ce n'est qu'un début !
Puisque "Ce n'est qu'un début...", il est délicat de conclure. Aussi, la lecture récente d'un article nous parait correspondre à l'esprit d'ensemble de la démarche innovante présentée. Alison Gopnik, professeur de psychologie cognitive et professeur de philosophie associée à l'université de Californie, à Berkeley, qui vient de publier un livre au titre accrocheur, Le bébé philosophe (Gopnik, 2010) explique dans la revue Sciences Humaines qui consacre une publicité à ses travaux : "L'atout vraiment décisif des êtres humains, en terme d'adaptation évolutive, réside dans leur habileté à créer de nouveaux mondes" (Gopnik, in Dortier & Patry, 2010, p. 45, voir aussi Gopnik, Meltzoff & Khul, 2007) Donner à des adolescents le temps et l'occasion de partager des vues sur le monde, avec des adultes, par ailleurs leurs professeurs mais pour l'heure leur interlocuteur, est sans doute un moyen important de parvenir à les décaler de la réalité quotidienne : car pour désamorcer les conflits... ne faut-il pas seulement se décentrer un peu de sa réalité ?
Penser comporte des risques : oser, échanger, s'opposer, avancer, clarifier. Tout devient conquête. Il faut alors du courage, celui des enseignants, qu'il soit salué au final, pour se lancer dans pareille aventure. Nos élèves ne réclament-ils pas de la part d'adultes ce courage?
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Mme Janine Batisse, qui a pris une part active dans le soutien du projet auprès des services rectoraux au printemps 2010, ainsi que pour sa présence dans la phase pratique de lancement du projet, en juin 2010.
(1) Intervention au Colloque national des formateurs IUFM en éducation et santé, Paris 2008
(2) Projet Diarecol : Dialogue, REflexion Ecole, MSH Lorraine - 2009-2010.
(3) Projet Diasire : DIAlogue Signification REflexion, MSH Auvergne -2010-2011.
(4) Le mythe de l'Anneau de Gygès est présenté et commenté par Catherine Vallée, agrégée de philosophie, auteur notamment de Hannah Arendt, Socrate et la question du totalitarisme, Paris, Ellipses, 1999. Information prélevée sur le site des éditions du Cheval Vert.
(5) La caverne de Platon est le mythe philosophique qui a initié la collection éditée aux Éditions du Cheval vert.
(6) Elle a éditée un jeu de cartes "Chantier de Philosophie", imaginé, testé et réalisé en trois langues (français, anglais et espagnol) avec ses élèves de CM1-CM2 de l'école A. Braud à Nantes très intéressant. Informations sur les sites : http://toutalacriee.free.fr et http://petit.alphonse.free.fr/