Revue

Synthèse des enjeux

Le vendredi 19 novembre 2010, dans le cadre de la Journée mondiale de la philosophie, et à la suite des 10èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, s'est tenu à l'Unesco le colloque "Philosophie de l'enseignement - Enseignement de la philosophie : de la transmission des savoirs à la formation des compétences", organisé par le Collège International de Philosophie (CIPh-CIRTEP), l'IUFM de l'Académie de Créteil (Université Paris-Est Créteil) et Philolab.

En présence d'un public nombreux et manifestement intéressé, cinq interventions se sont succédées, ponctuées par une table ronde regroupant l'ensemble des intervenants1. Cette table ronde a été l'occasion de ressaisir les enjeux du colloque, et de prolonger la confrontation des points de vue, reprenant les perspectives divergentes, voire opposées, qui au cours de la journée ont été proposées, et nourrissant ainsi un réel échange entre les intervenants, ainsi qu'avec la salle.

Nous voudrions retenir ici, de façon nécessairement rapide, les axes de problématisation qui nous ont paru décisif dans ce colloque, et qui ont porté essentiellement sur le statut des "compétences" dans le système scolaire (européen en général, français et suisse en particulier), sur leurs finalités et leur critique possible.

Les interventions

1) Angélique del Rey ("Le succès mondial des compétences dans les politiques éducatives : histoire d'un détournement")2, définissant la compétence comme "le processus par lequel nous mobilisons efficacement un ensemble de ressources à la fois cognitives, affectives et motrices, en situation de vie", a d'abord montré l'intrication entre le discours sur les compétences et la logique de l'adaptation au monde social : la révolution copernicienne dans le savoir, qui consiste non plus à faire tourner l'élève autour du savoir, mais à mettre l'élève au centre du système scolaire, conduit selon elle, au final, - c'est là tout le paradoxe - à le mettre au service de nouvelles stratégies compétitives. Faire de l'élève un sujet souple, adaptable, voire malléable, voilà in fine la finalité de la logique des compétences : or le projet de rendre l'élève libre revient à le rendre manipulable - en le conduisant à adhérer librement à ce à quoi on veut le contraindre. En effet, même si le discours de l'apprentissage par compétences n'est pas né de l'économie libérale elle-même (il se nourrit en pédagogie de l'expérimentalisme de Dewey, ou plutôt d'une forme tronquée de cet expérimentalisme), on ne peut s'étonner de son enrôlement par la planification de l'économie de l'éducation, et par les nouvelles pratiques managériales, qui voient dans le "capital humain" ou "capital cognitif" la plus grande source de compétitivité qui soit. Aussi la logique des compétences serait-elle au coeur d'un détournement, celui de "l'esprit de l'école dite "active", celle qui se préoccupe de l'activité de l'élève et de son émancipation, en son contraire".

Voilà donc ce qui ferait le succès des compétences aujourd'hui en pédagogie : leur convenance avec la logique économique actuelle, qui voit comme une aubaine à la fois la constitution du sujet qu'elles promeuvent (l'élève compétent), et la pratique de l'éducation qu'elles impliquent : une praxis (ayant sa fin en elle-même) transformée en un processus productif (une poiesis au service de fins extérieures), à même d'être évaluée positivement.

Néanmoins, on peut se demander si la reconfiguration, ou plutôt l'investissement dans le discours des compétences de forces managériales visant à la gestion de l'humain, est un destin pour toutes les recherches et pratiques concernant les compétences scolaires. Ne peut-on penser, au coeur même du travail pédagogique, une résistance possible à la logique économique dont les forces innervent, ou empoisonnent comme on voudra, bien des activités aujourd'hui, scolaires ou autres ? Former un sujet compétent, est-ce nécessairement former un sujet compétitif ? Angélique del Rey précise elle-même que la pédagogie Freinet a pu investir le champ des compétences, en y voyant la possibilité d'intensifier la créativité des élèves.

2) Il y a sans aucun doute dans le discours des compétences une perspective morale, ou éthique (la compétence a d'ailleurs pu être comparée à l'hexis aristotélicienne, entendue comme disposition pratique et durable) : cette perspective manifeste le désir, en pédagogie, de s'occuper précisément de ce que l'élève reçoit de son apprentissage, de ce qu'il comprend et peut faire de son savoir. Avec l'apprentissage par compétences, il s'agit effectivement de se placer du point de vue de l'élève (Michel Tozzi : "Une approche par compétences en didactique de l'apprentissage du philosopher ?"), afin d'encourager celui-ci à s'impliquer authentiquement. Promouvoir le paradigme de la compétence, non pas au détriment de celui du savoir, mais en complément de lui, c'est retrouver, autant pour le maître que pour l'élève, la question du sens de l'enseignement. C'est pourquoi on ne confondra pas, par exemple, l'apprentissage par compétences et la pédagogie par objectifs (PPO), qui certes ont en commun le souci des capacités que l'élève peut mobiliser dans une situation donnée, mais qui se distinguent en ce que la PPO relève d'un paradigme behavioriste reposant sur le conditionnement : assimilant la compétence à une performance, à quelque chose qui se voit matériellement, qui est mesurable quantitativement, la PPO se caractérise par une obsession de l'évaluation, dérive à laquelle échapperait justement la logique des compétences, plus souple, plus intégrative, soucieuse de ne pas découper abusivement les savoirs et les savoir-faire, convoquant toujours la mise en oeuvre d'une tâche complexe et non parcellisée.

3) Tenter de comprendre pourquoi l'élève ne comprend pas, ne pas se réfugier dans un discours désincarné mais concevoir le savoir en situation (Nathalie Frieden : "En quoi former des élèves et des enseignants à des compétences modifie la didactique de la philosophie"), tel est le souci de l'apprentissage par compétences : s'y affirme un désir de transparence, d'authenticité et de mise en pratique vivante de l'activité philosophique.

4) Néanmoins, n'est-ce pas justement cette morale de la transparence à soi, et du contrôle des effets de l'acte éducatif sur l'enfant, qui rend possible l'investissement de l'idéologie managériale dans la logique des compétences ?

Et d'un point de vue proprement pédagogique, ne peut-on penser que le sujet en philosophie se construit aussi dans une logique de la confrontation, de la lutte et de la résistance ? La logique des compétences ne rêve-t-elle pas d'un sujet plein, bienheureux, accompli dans l'acquisition de ses dispositions, alors que ce qui manque au sujet compétent, ce serait le manque justement (Nicolas Piqué et Jean-Pierre Carlet : "La compétence et l'oubli du sujet") ? Il s'agirait donc de ne pas oublier le travail du négatif à l'oeuvre dans toute pratique éducative, qui instaure pour le sujet une rupture, un décentrement et partant un arrachement par rapport à l'illusion d'une individualité autonome ou autosuffisante.

Il faudrait ainsi faire toute sa place, dans l'acte éducatif, à l'événement, au "déclic", au passage à la qualité - à ce pas de côté de l'élève qui se fait en lui, malgré lui, et de façon non maîtrisable. Le processus de transformation de l'élève ne saurait être ainsi saisi dans une grille de compétences qui voudrait en mesurer (en maîtriser et en "métriser") toutes les étapes : ce serait répondre à une demande d'observation et de mesure qui tendrait à ossifier l'esprit lorsqu'il est en devenir, à spatialiser la dynamique de l'apprentissage, en somme à découper (et donc briser) l'unité d'un mouvement. Contre la volonté de transparence à l'oeuvre dans la formation des compétences, il faudrait dès lors préserver une certaine opacité de l'acte éducatif : ce qui revient peut-être à délaisser la dimension "utile" du savoir, pour que l'élève soit rendu sensible à la question du "vrai" ou du "beau" pour lui-même - telle serait la dimension centrale de l'acte éducatif en général, et de l'enseignement de la philosophie en particulier, que l'apprentissage par compétences aurait tendance à oblitérer.

D'un point de vue pédagogique, la question concernant les compétences devient donc celle-ci : ce qu'on gagne en repérage des difficultés, en souci de l'efficacité, en rationalisation des moyens pédagogiques, ne le perd-on pas en finalité éducative, c'est-à-dire en réelle émancipation de l'élève comme du maître ?

5) L'avènement du paradigme de la compétence dans le monde de l'éducation relève sans aucun doute de la crise du paradigme de la transmission verticale des savoirs. Grâce aux compétences, se pose la question de la mobilisation du savoir non seulement dans la vie professionnelle, mais plus globalement dans la vie affective, soucieuse du monde tel qu'il est. Faut-il donc ne saisir les compétences que dans une perspective utilitariste et pragmatiste ? Leur usage doit-il être compris seulement en termes d'utilité ? La question se pose de savoir si la logique des compétences peut être compatible avec la formation d'un sujet qui soit engagé de façon critique dans le monde, à la fois social et culturel, et ce au sein d'une école qui puisse véritablement devenir lieu de création et d'événements de pensée (Jean-François Nordmann : "De l'acquisition des savoirs au développement des compétences : l'Ecole en défaut persistant de sens ?"). Avec l'apprentissage par compétences, ou peut-être sans lui, il s'agit donc de penser le passage, dans l'acte d'éduquer, d'une configuration ancienne d'assujetissement (marquée par la figure du devoir-être et d'une destination universelle) à une nouvelle forme de subjectivation - la formation d'un "sujet actif critique".

N.B. : l'intervention de J.-F. Nordman sera publiée dans le prochain numéro de Diotime.


(1) Y étaient également présents Jean-Charles Pettier (IUFM de Créteil), et moi-même, qui animais cette table ronde. Les intervenants, par ordre de passage, furent : Angélique del Rey (professeur de philosophie au Centre Médico-Pédagogique pour Adolescents de Neufmoutiers en Brie), Michel Tozzi (professeur émérite en sciences de l'éducation à l'Université de Montpellier 3), Jean-François Nordmann (ancien directeur de programme au CIPh, maître de conférences à l'IUFM de l'Académie de Versailles/université Cergy Pontoise), Nathalie Frieden (maîtresse d'enseignement et de recherche à l'Université de Fribourg, Suisse), Nicolas Piqué (ancien directeur de programme au CIPh, maître de conférences à l'Université de Grenoble 1) et Jean-Pierre Carlet (PRAG à l'IUFM de Grenoble).

(2) A. del Rey est l'auteur de A l'école des compétences. De l'éducation à la fabrication de l'élève performant, La Découverte, 2010.

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