Revue

Allemagne : les approches didactiques de la philosophie

La philosophie est enseignée en Allemagne, comme en France, selon le paradigme problématisant, et non selon le paradigme dogmatique ou historique (Tozzi 2005/2006). Mais ceci ne détermine bien sûr pas encore une didactique de la philosophie. Une approche didactique, comme le terme sera utilisé ici (Pfister 2010 : 177), est un modèle didactique qui essaie de répondre aux questions suivantes : a) dans quel but doit-on enseigner et apprendre ? (finalité et justification) ; b) qu'est ce qui doit être enseigné et appris ? (contenu) ; c) comment doit-on enseigner et apprendre ? (méthode) ; d) comment doit-on examiner ce qui a été appris ? (méthode d'examination). Depuis la fin des années 1970, différentes approches didactiques de la philosophie ont été développées en Allemagne : principalement l'approche de la théorie éducative par Wulff D. Rehfus et l'approche dialogico-pragmatique de Ekkehard Martens (Kledzik 1999), plus récemment l'approche dialectique de Roland W. Henke. On pourra citer en quatrième lieu l'approche par les compétences qui est envisagée par les hollandais Karel van der Leeuw et Pieter Mostert dans leur ouvrage en langue allemande ; une approche par les compétences qui se distingue de celle d'auteurs francophones comme France Rollin et Michel Tozzi ou encore Nathalie Frieden. Le but de cet article est une brève présentation de ces différentes approches1.

L'approche de la théorie éducative

L'approche de la théorie éducative, qui a été développée par Wulff D. Rehfus (1980 ; 1986 ; voir dans Diotime l'article de Kledzik 1999), se base, comme son nom l'indique, sur la didactique de la théorie éducative (bildungstheoretische Didaktik), développée par Wolfgang Klafki depuis les années 1950. Une des idées principales de la didactique de la théorie éducative est que l'enseignement consiste dans la rencontre de la nouvelle génération avec des biens éducatifs de la tradition culturelle. Rehfus applique cette idée maintenant à l'enseignement de la philosophie. Selon cette didactique de la philosophie, l'enseignement de la philosophie consiste à amener les élèves à comprendre les problèmes philosophiques ainsi que les solutions proposées dans l'histoire de la philosophie à travers la lecture de textes de grands philosophes. La philosophie est tout d'abord une formation de l'esprit. Il en suit, premièrement, que l'enseignement de la philosophie n'est pas fondé sur la méthode du dialogue ; et deuxièmement que l'enseignement de la philosophie n'a pas de finalité pratique directe. En ces deux points l'approche de Rehfus diffère fondamentalement de celle de Martens.

Pour justifier l'enseignement de la philosophie Rehfus fait appel à une théorie de la création d'une identité personnelle2. Rehfus constate une crise profonde de l'identité personnelle dans le monde moderne, c'est-à-dire depuis Descartes. Pour combattre la crise et soutenir la construction d'une identité personnelle, l'enseignement philosophique est capital selon Rehfus. C'est à travers la lecture de textes philosophiques que l'adolescent apprend à construire son identité.

En cours, en lit par exemple les Méditations de Descartes. Le professeur commence par introduire une problématique et incite les élèves à exprimer des opinions. Ensuite, on passe à la lecture du texte, dont le but est la compréhension de l'argumenation de l'auteur. Le professeur explique, les élèves posent des questions. Ensuite on passe à la discussion de l'argumentation : est-elle bonne ? Y a-t-il des présupposés ? Quelles conséquences s'en suivent ? Finalement, selon Rehfus, les élèves doivent reconstruire la complexité de l'argumentation pour se construire leur identité.

Cette approche soulève plusieurs problèmes. Premièrement, la justification de l'enseignement comme construction de l'identié personelle ne semble pas être une spécificité de la philosophie, car on pourrait dire que la construction de cette identité se fait aussi dans les langues, les sciences sociales, et même en mathématiques et dans les sciences naturelles et aussi (et peut-être principalement) en dehors de l'école. La philosophie ne semble donc guère nécessaire à ce processus. D'autre part on pourrait aussi dire que la philosophie n'a pas nécesairement cette finalite ; en classe de philosophie, il s'agit d'apprendre à philosopher, quelles que soient les conséquences pour l'identité personnelle.

Deuxièmement, la méthode proposée ne semble pas assez prendre en compte les intérêts de élèves à aborder des questions qui les préoccupent. Les questions existentielles des élèves sont des questions philosophiques, mais ces questions ne sont pas souvent traitées dans des textes argumentatifs de l'histoire de la philosophie, ou du moins elles occupent une place peu importante. La méthode ne permet pas non plus des activités qui laissent plus de liberté d'expression et de créativité aux élèves. Il faudrait donc, pour prendre en compte les intérêts des élèves, élargir l'approche de la théorie éducative.

L'approche dialogico-pragmatique

L'approche dialogico-pragmatique, qui a été développée par Ekkehard Martens (1979 ; 1986 ; voir dans Diotime l'article de Kledzik 1999 et Martens 2006), se base, comme son nom l'indique, sur la didactique du dialogue développé par Karl-Hermann Schäfer et Klaus Schaller dans les années 1970. Martens n'applique pas simplement cette didactique à l'enseignement de la philosophie, mais démontre que l'enseignement de la philosophie doit être dialogique par nécessité conceptuelle. La philosophie est dialogique car c'est dans le dialogue que se constitue la philosophie, écrit Martens - c'est sa thèse de la constitution -, et donc l'enseignement doit être dialogique aussi. Martens propose d'utiliser une méthode d'enseignement par dialogue qui est proche de la méthode du dialogue socratique développé par Leonard Nelson dans les années 1920. Plus précisément, la méthode de Martens comprend trois étapes : premièrement une conversation ouverte dans le but de clarifier les intérêts et les préjugés (dans un sens non-péjoratif) ; deuxièmement l'utilisation d'un texte sur la question choisie ; et troisièmement une conversation sur ce texte en posant des questions, en reformulant les thèses principales et en les problématisant. Plus récemment Martens parle du philosopher comme une technique culturelle à côté des capacités de lire, écrire et compter (Martens 1996 ; voir aussi Steenblock 2000). Comme méthode, il propose le "modèle de cinq doigts" intégratifs, cinq méthodes qu'il associe avec des méthodes philosophiques (Martens 2003 ; voir Martens 2006) : décrire les phénomènes (phénoménologie), clarifier les questions de compréhension (herméneutique), entrer dans un dialogue avec le texte (dialectique), analyser des concepts (analytique) et permettre l'émergence de la fantaisie (spéculation). Ce ne sont pas cinq méthodes d'enseignement philosophique qui peuvent s'utiliser indépendemment et selon le sujet, mais bien cinq étapes consécutives d'un cours de philosophie. Pour enseigner la philosophie, selon Martens, il faut utiliser les cinq méthodes.

Martens justifie l'enseignement de la philosophie - et ceci constitue la deuxième partie du nom de l'approche - avec l'orientation pragmatique : l'enseignement a pour finalité l'orientation des élèves dans une ère de crise. Le cours de philosophie part de questions existentielles et essaie de développer dans le dialogue des réponses qui servent aux élèves à s'orienter dans la vie.

Comme l'approche didactique de Rehfus, l'approche de Martens soulève plusieurs problèmes. Premièrement, la justification de l'enseignement comme aide à l'orientation ne semble pas être une spécificité de la philosophie. D'autre part, la finalité de la philosophie n'est pas pratique en général, mais peut être aussi purement théorique. Contre la thèse de la consitution on peut répondre que la philosophie ne se constitue pas nécessairement dans le dialogue, mais peut s'exercer aussi sous forme d'une méditation, par exemple.

Deuxièmement, la méthode du dialogue ouvert se heurte à des limites considérables : il est très difficile dans la pratique de passer du dialogue ouvert à la lecture d'un texte. Si le dialogue ouvert reste la seule méthode, il n'est pas garanti que le contenu du cours soit philosophique. Le modèle des cinq doigts fait référence à des compétences, mais la description de ces compétences reste floue et, ce qui est plus grave, ces compétences ne semblent pas être de nature philosophique. Il semble donc que le modèle des cinq doigts n'est pas apte à développer des compétences philosophiques de base (problématiser, conceptualiser, argumenter ; voir Tozzi 2006), ni des compétences à lire, écrire et discuter philosophiquement.

L'approche dialectique

Cette approche, qui a été développée par Roland W. Henke (2000), se base sur le concept de dialectique de Hegel et essaie de combiner les avantages de l'approche de la théorie éducative avec ceux de l'approche dialogico-pragmatique. L'idée principale est d'enseigner aux élèves à philosopher en leur enseignant à critiquer les positions et arguments philosophiques. Ce ne sont pas n'importe quelles positions et arguments qui sont le contenu du cours, mais ceux de l'histoire de la philosophie. Plus précisément, la méthode de l'approche dialectique consiste à commencer par la présentation d'une position philosophique (thèse) et ensuite d'une objection qui se trouve déjà dans la thèse même (antithèse) pour arriver à une éventuelle solution temporaire (synthèse). Les élèves sont ainsi conduits à philosopher et aussi à développer un esprit critique puisqu'ils sont forcés par la nature du problème à trouver une antithèse et ensuite une synthèse. Pour répondre aux intérêts des élèves, on doit choisir des problèmes philosophiques qui touchent à des questions existentielles comme : le bien et le mal, la justice, l'identité personnelle, le libre arbitre ou le scepticisme3. Ainsi cette approche garde l'orientation philosophique traditionnelle de l'approche de la théorie éducative, sans impliquer une justification de l'enseignement comme construction de l'identité personelle à la manière de Rehfus ; et elle intègre les éléments de dialogue et d'orientation vers les intérêts des élèves de l'approche dialogico-pragmatique, sans pour autant en reprendre ses défauts.

On pourrait reprocher à Henke de ne pas encore intégrer suffisamment dans son approche les intérêts des élèves à philosopher à partir de leurs propres expériences et des méthodes d'enseignement qui laissent plus de liberté d'expression et de créativité aux élèves. D'autre part il faudra bien noter qu'il s'agit d'une approche didactique spécifique de la philosophie.

L'approche par les compétences

On peut regrouper différentes approches sous ce nom. On pourrait distinguer entre une approche des objectifs développée par Karel van der Leeuw et Pieter Mostert (1988) dans la tradition de la didactique des objectifs de Wolfgang Schulz ; une approche constructiviste développée par France Rollin (1982) et Michel Tozzi (1994 ; 2006), dans la tradition de la didactique constructiviste de Jean Piaget, Hans Aebli, Jerôme Bruner, David Ausubel et beaucoup d'autres ; une approche aristotélicienne développée par Nathalie Frieden (2007), et très probablement beaucoup d'autres. Ici il ne sera question que de celle de Leeuw et Mostert publiée en langue allemande.

Leeuw et Mostert définissent la compétence philosophique comme étant la capacité de résoudre des problèmes philosophiques. Cette définition conduit à la question : qu'est-ce un problème philosophique ? Leeuw et Mostert constatent qu'il n'existe pas de définition générale. En plus de cela, il n'existe pas de méthodes générales pour résoudre ces problèmes, à la différence des sciences comme la physique, la biologie ou la sociologie. Ils expliquent cet état par la spécificité de la philosophie à développer simultanément les concepts, les problèmes et les méthodes de résolution des problèmes. Ils concèdent néanmoins qu'il existe des méthodes de résolution pour des domaines philosophiques. Ils en concluent, premièrement que l'enseignement doit tenir compte de cette spécificité de la philosophie à développer simultanément les concepts, les problèmes et les méthodes de résolution des problèmes et à s'en inspirer dans l'enseignement ; deuxièmement que des compétences spécifiques pour des domaines philosophiques doivent être enseignées.

On pourrait reprocher à Leeuw et Mostert de donner trop d'importance aux compétences dans un sens strict et de renvoyer l'enseignement de la philosophie à un niveau simpliste. Mais on pourrait aussi répondre à Leeuw et Mostert qu'il existe des compétences générales en philosophie, notamment les compétences à discuter, lire et écrire philosophiquement (voir Tozzi 1992 ; 2006)4.


(1) Pour une discussion plus approfondie, voir mon livre (en allemand) Fachdidaktik Philosophie (2010). Il existe d'autres approches encore, par exemple celle de Josef Schmucker-Hartmann ou celle de Johannes Rohbeck.

(2) Il faut noter ici que la question de la justification occupe une place considérable dans la discussion de la didactique de la philosophie en Allemagne. Ceci s'explique par le fait qu'en Allemagne, à la différence de la France, la philosophie ne bénéficie pas d'une place ni comme matière obligatoire dans le curriculum lycéen et ni comme matière d'examen au bac. Il existe néanmoins de longues traditions d'enseignement philosophique dans le monde germanophone en Autriche et dans des cantons suisses catholiques. En Allemagne, la philosophie n'a reçu une plus grande place dans le curriculum qu'à partir de l'instauration d'une matière d'enseignement éthique à la place de l'enseignement religieux et confessionnel (initialement dans les années 1970 et dans pratiquement tous les anciens et nouveaux Bundesländer dans les années 1990). En France la tradition de l'enseignement laïque rend un tel développement impossible. L'enseignement éthique, bien que la philosophie y joue un grand rôle, n'est pas donné exclusivement selon le paradigme problématisant, mais surtout selon le paradigme praxéologique (voir Tozzi 2005/2006).

(3) Pour des introductions à la philosophie suivant cette approche, voir (en anglais) Warburton (1992) et (en allemand) Pfister (2006).

(4) Je remercie beaucoup Nathalie Frieden pour ses suggestions et commentaires sur une première version de l'article.

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