Revue

Le care, un outil philosophique typiquement post-moderne

Par ce titre quelque peu sibyllin, j'entends attirer l'attention sur un point qui me semble fondamental. En effet, dans le cadre de la mise en avant de "nouvelles pratiques philosophiques", l'on est censé s'interroger sur ce que la philosophie peut nous apporter concrètement hic et nunc, en privilégiant sa caractérisation de "médecine spirituelle" (Razès). Pour le dire rapidement, il s'agit de donner à voir comment la philosophie peut nous aider à soigner et à prendre en charge l'humain, si j'ose dire, dans tous ses états.

Le choix de traiter d'un sujet comme celui du care s'est imposé à moi en raison de sa parfaite adéquation à la perspective que je viens de mentionner. Plus exactement, le care possède un double avantage : il est une "nouvelle pratique philosophique" dans la mesure où sa démarche théorique est, à plus d'un titre, innovante ; mais il présente également l'intérêt de penser, ou, devrais-je dire, de repenser, ce qui a toujours été une préoccupation centrale de la philosophie depuis sa naissance : le souci de soi et des autres, d'où la qualification initiale de "postmoderne".

Mon propos, aujourd'hui, est précisément de mettre au jour cette double originalité du care.

Eléments de définition

Il importe, tout d'abord, de définir précisément ce que l'on entend par care. Les définitions abondent, mais contentons-nous pour le moment de celle-ci, donnée par Marie Garrau et Alice Le Goff, qui a le double mérite d'être relativement complète s'agissant d'une notion particulièrement polysémique, et de nous permettre de comprendre le choix de non-traduction du vocable anglais : le terme de care désigne une attitude envers autrui que l'on peut traduire en français par les termes d'"attention", de "souci", de "sollicitude" ou de "soin". Chacune de ces traductions renvoie potentiellement à un aspect du care : le terme d'"attention" insiste sur une manière de percevoir le monde et les autres ; ceux de "souci" et de "sollicitude" renvoient à une manière d'être préoccupé par eux ; enfin, celui de soin, à une manière de s'en occuper concrètement.

Et elles ajoutent : le terme de care oscille entre la disposition - une attention à l'autre qui se développe dans la conscience d'une responsabilité à son égard, d'un souci de son bien-être - et l'activité - l'ensemble des tâches individuelles et collectives visant à favoriser ce bien-être 1.

Ainsi défini, le care ne se laisse enfermer ni dans un simple "sentimentalisme mou" ainsi que le donnerait à voir une traduction linguistique et sémantique par "sollicitude", ni dans une "version médicalisée de l'attention" qui condamnerait le travail du care à être opéré exclusivement par un personnel spécialisé allant des médecins aux aides-soignants en passant par les infirmières 2 ; il recoupe un spectre beaucoup plus large d'activités et de services plus ou moins informels, tels ceux dévolus à la baby-sitter, à l'aide ménagère, au travailleur social ou, plus simplement si j'ose dire, à la mère de famille qui ne compte pas ses heures lorsqu'il s'agit de s'occuper de son foyer.

Apparaît dès lors un élément fondamental dont la saisie nous permet d'emblée d'éviter de prendre un mauvais chemin : le care ne se rattache ni à une anthropologie négative, en ce qu'il serait tristement réservé aux plus démunis, à ceux qui souffrent psychiquement et physiquement, malades et handicapés ni à une apologie du féminin, comme on eu tendance à longtemps le croire, célébrant un essentialisme réducteur qui opposerait une éthique féminine faite de générosité, de tendresse voire de surérogation à une éthique masculine, virile et procédurale. C'est précisément en ce sens que certaines théoriciennes en appellent à "dégenrer" (Tronto) ou "désentimentaliser" (Paperman) le care, c'est-à-dire à cesser de le considérer exclusivement comme une affaire de femmes. C'est à ce niveau que tout se joue : désexualiser ainsi une morale prétendument féminine ne reviendrait pas tant à reconnaître l'universalité des bons sentiments mais bien plutôt celle de la dépendance et du besoin.

C'est en effet très exactement cela que l'émergence du care en tant qu'éthique nous permet de saisir : elle nous donne à voir que le care nous concerne tous parce que nous sommes tous, à un moment ou à un autre de notre vie, les destinataires d'une attention ou d'une préoccupation qu'un tiers (physique ou moral) manifeste à notre égard et par laquelle il nous permet de gagner en bien-être, voire d'un soin concret dont il nous fait bénéficier et qui nous fait mieux nous porter. Comme l'affirment très justement Sandra Laugier, Pascal Molinier et Patricia Paperman dans une présentation commune d'un ouvrage consacré au care "l'éthique du care demande de descendre de son ego érigé en piédestal" 3.

Mais je ne veux pas, pour le moment, entrer plus avant dans la substance du care. J'ai essayé d'en donner une définition pour fixer les choses afin de pouvoir avancer. Je reviens donc à la question que je posais initialement : en quoi le care est-il une nouvelle pratique philosophique, théoriquement parlant ?

Le care, nouvelle pratique philosophique

J'explorerai trois points pour répondre à interrogation, trois points par le biais desquels j'essaierai de donner à voir le caractère au moins programmatiquement alternatif de la ou des éthiques du care :

  • Le care remet à l'honneur ce que l'orthodoxie philosophique a l'habitude de considérer, naturellement à tort, est-il besoin de le préciser, comme des sous-savoirs, s'inscrivant ainsi dans une veine foucaldienne.
  • Le care redonne ses lettres de noblesse à la compétence morale contre un certain procéduralisme et, corollairement, au descriptif et à l'évaluatif 'contre' le normatif.
  • Le care "déplace les frontières" (J. Tronto), celle entre universel et particulier, pour bâtir un concept-refuge, celui de commun (concept de dépendance et de vulnérabilité contre idéal d'autonomie et d'indépendance).

1. Commençons, comme de juste, par le premier point. Que signifie l'affirmation selon laquelle "le care remet[trait] à l'honneur ce que l'orthodoxie philosophique à l'habitude de considérer [...] comme des sous-savoirs ?". Par sous-savoirs, il est question ici de la littérature, du cinéma, des séries télé et, plus généralement, de toute manifestation d'une expérience vécue. L'idée est ici que dans la mesure où l'éthique du care opère comme un révélateur du mal-être, elle se doit d'avoir à sa disposition un arsenal, une boîte à outils lui permettant de donner à voir la souffrance et la difficulté selon des modalités qui "parlent", si j'ose dire, à un public qui n'est pas exclusivement constitué de cerveaux, mais aussi de coeurs. Plus exactement, ce que le care révèle, c'est ce qui compte pour nous, ce qui est important à nos yeux ; ce faisant, il ne s'adresse pas simplement à la raison en nous, mais à la sensibilité. C'est précisément cela que relève Sandra Laugier lorsqu'elle explique que "La littérature (comme [...] le cinéma et les séries télé) affinent notre perception en faisant ainsi apparaître les questions morales, dans des situations particulières, se détachant sur un arrière-plan qui fait apparaître ce qui est important et y attire notre attention (carefulness)4.

Un exemple peut nous aider à voir que ce qui est en jeu ici est loin d'être anodin. Je prendrai à dessein l'exemple d'une série télé5, genre traditionnellement considéré comme mineur par une certaine intelligentsia du concept, même si les choses ont commencé à changer depuis une dizaine d'années avec la mise sur le marché de séries américaines extrêmement bien élaborées. Attardons-nous un instant sur la série d'outre-atlantique bien connue Desperate Housewives, une série, est-il besoin encore de le rappeler, qui met en scène la vie quotidienne de quatre (parfois cinq) femmes au foyer d'un quartier huppé, amies mais aussi rivales. L'une d'elles, Katherine, est amenée à abattre son mari, un mari violent qu'elle a passé sa vie à fuir de ville en ville pour préserver sa vie et celle de sa fille mais qui a fini par la retrouver après quinze ans de cache-cache. Les circonstances du meurtre, néanmoins, ne peuvent en aucun cas être assimilées à de la légitime défense, et l'une des femmes présente sur les lieux de la tragédie, Bree, pourrait tout à fait en témoigner. Alertées par les coups de feu, les trois autres voisines, Gabrielle, Lynette et Suzanne arrivent rapidement. La police est attendue incessamment, que faire ? Sous la houlette de Bree, Katherine et les autres femmes se mettent d'accord sur la version qu'elles vont livrer aux autorités : femme battue, harcelée et menacée, Katherine a tiré en légitime défense. Les policiers valident le discours des témoins et de l'assassin, et tout finit par rentrer dans l'ordre.

Que tirer de cette histoire ? En quoi recèle-t-elle des éléments authentiquement "caresques" ? J'aimerais tout d'abord insister sur le fait que ce n'est pas du tout la morale de l'histoire qui m'intéresse, et il paraît assez difficile, quoi qu'il en soit, de se réjouir qu'un assassin ne soit pas traduit devant une cour de justice. Ce qui m'intéresse en revanche ici, c'est le rôle de révélateur du crime en question. Lorsque Katherine, destinataire du care, femme battue et psychologiquement éreintée par des années de fuite et de secret, tire sur son mari violent, elle nous permet de donner un sérieux coup de canif à l'idée selon laquelle la violence conjugale serait réservée aux milieux défavorisés, et, dans le même ordre d'idées, à l'image d'Epinal qui voudrait que situation sociale aisée rime avec crédibilité, surtout lorsque la position du mari lui assure d'emblée l'immunité : si Katherine jouit d'une situation plus que confortable, force est de constater qu'elle est bel et bien violentée ; par ailleurs, lorsqu'elle tente, à la première gifle, d'alerter la police, personne ne la croit, et son dossier finit dans une poubelle, car son mari est...fonctionnaire de police. Où Katherine finit-elle par trouver de l'aide ? Chez ses amies, et au premier chef, chez sa plus grande rivale, Bree, pourvoyeuse de care : la sollicitude l'emporte donc sur tout autre motif, même la rivalité la plus légendaire, lorsque la vie est en jeu. Que les scénaristes aient choisi le personnage de Katherine, la plus hautaine des habitantes de Wisteria Lane, pour être en dernière instance l'objet de cette attention, n'est pas anodin : il nous révèle que la vulnérabilité n'est pas réservée aux plus faibles, et que ceux qui paraissent les plus forts ont peut-être plus besoin d'aide que les autres.

On comprend dès lors mieux en quoi la série télévisée, à l'image de Desperate Housewives, "permet de déplacer l'enjeu moral, du jugement et du choix moral, à l'examen de la vie morale"6. Elle contribue ainsi à nous permettre d'aiguiser notre perception mondaine en mettant sous nos yeux des situations complexes où personne ne sort totalement gagnant (Katherine a tué, les autres femmes ont menti), mais où se dessine assez nettement l'impression qu'un progrès a été fait, qu'on a avancé sur le chemin de ce que l'on pensait devoir être fait en notre âme et conscience. En ce sens, le care à l'oeuvre dans les séries télé éduque le spectateur non en le forçant à intégrer la validité intrinsèque d'un impératif catégorique au terme d'une dissociation de la raison et du sentiment, mais en jouant sur l'universalité de l'hypothétique, c'est-à-dire sur la multiplicité des points de vue et la prégnance des contradictions qui font précisément la richesse de la vie morale : Katherine, assassin et victime, puissante et faible, indépendante et vulnérable ; Bree, Lynette et Suzanne, héroïnes certes, mais dans un sens très relatif.

Je m'arrête là concernant ce premier point, je crois que l'on a bien compris à présent mon propos et je passe directement au deuxième point.

2. S'agissant de comprendre comment le care se positionne alternativement par rapport à la théorie morale et politique classiques, j'ai fait mention d'une propension de celui-ci à "redonner ses lettres de noblesse à la "compétence morale"7 contre un certain procéduralisme et, corollairement, au descriptif et à l'évaluatif 'contre' le normatif".

L'idée formulée ici est assez simple pour peu que l'on envisage le care comme processus faisant jouer des instances diverses et visant des objectifs différents mais complémentaires. La question centrale posée par les théoriciennes du care, "qui s'occupe de quoi, et comment ?"8, laisse déjà entendre que le care se conçoit comme une relation complexe tissée dans un maillage hétérogène (mais non hétéroclite), une relation qui demande à être décrite, narrée et estimée à l'aune non d'une norme qui définirait a priori ce que serait un "bon care", mais bien plutôt d'un protocole (ne parle-t-on pas, au demeurant d'un "protocole de soin" ?) authentiquement moral au sens le plus pragmatique du terme.

Je m'explique. S'il est vrai que le care, conçu comme processus intégré, se laisse aisément découper en séquences allant de l'identification d'un besoin qui demande à être satisfait à la satisfaction concrète dudit besoin en passant par la mise en oeuvre de moyens spécifiques censés servir cette fin, il n'en reste pas moins que sa réussite, toujours en tant que processus, dépend de la présence de qualités morales bien définies chez ceux qui le dispensent9. Or c'est précisément cela qui dénie au care, pour son bonheur et le nôtre, toute prétention à la normativité rigoureuse et rigoriste.

Explicitons ce dernier point. On accordera aisément que parvenir à circonscrire un besoin suppose d'être attentif à l'autre ; tout comme travailler à définir la possibilité de le satisfaire, toutes choses étant égales par ailleurs, implique une prise de responsabilité, l'engagement de prendre les choses en main ; apporter la réponse concrète au besoin, le cas échéant, suppose d'avoir le savoir-faire requis ; enfin, vérifier que le care prodigué correspond bien au besoin manifesté par le demandeur exige une réceptivité à l'oeuvre chez le pourvoyeur. Or qui nous inculque l'attention, la responsabilité, l'efficacité, qui n'est pas autre chose que la disposition à ajuster les moyens aux fins et la réceptivité ? Seule l'expérience, qui nous apprend à confronter nos savoirs, à les remettre à cause, à les redéfinir, à affiner notre perception des choses et du monde, à gérer les contradictions, les conflits, les difficultés, et, en dernière instance, à saisir ce qui est important, permet cela. Critiquant le rigorisme kantien qui associe agir authentiquement moral et volonté, faisant du premier une simple affaire de connaissance, Laugier explique que : "La compétence morale n'est pas seulement [...] affaire de raisonnement, elle est affaire d'apprentissage de l'expression adéquate, et d'éducation de la sensibilité [...]. L'éducation produit les significations [...]. La perception est alors active, non au sens kantien où elle serait conceptualisée, mais parce qu'elle est changement de perspective et improvisation10".

Lorsque le pourvoyeur de care s'ouvre à l'autre, se mettant en quête de définir, puis de tenter de répondre au besoin que le demandeur manifeste, il met en jeu une compétence morale qu'il puise dans son expérience propre (constituée, entre autres, par les prétendus sous-savoirs que l'on a examinés dans le premier point tout à l'heure), et qui façonne sa manière d'appréhender la singularité de la personne qu'il a en face de lui. Dès lors, et puisqu'il ne saurait y avoir, par définition, d'expérience standard, nulle norme ne pourra lui indiquer si le care qu'il dispense est un "bon care". Alors que Kant nous enseignait la responsabilité que nous devions avoir face à la loi morale, unique, universelle et intangible, le care nous apprend que la seule responsabilité qui nous engage est celle que nous avons à l'égard de nos semblables en tant que destinataires chaque fois singuliers d'un care toujours particulier.

3. J'en arrive à présent au troisième et dernier point : le care "déplace les frontières" classiques. C'est à Joan Tronto que l'on doit d'avoir conceptualisé l'idée selon laquelle les catégories classiques sont impropres à rendre compte de l'éthique du care, et qu'il faut envisager non de dissoudre les frontières et les concepts desquels celles-ci sont à l'origine, mais bien plutôt les dépasser pour bâtir un terrain de jeu qui permettrait de comprendre (enfin) la pertinence théorique du care. Je reprends ici cette idée à Tronto, sans toutefois faire mienne la substance complète de son propos ; je laisse ainsi de côté sa déconstruction de la frontière public/privé, dans la mesure où toute la pensée féministe s'est attelée à cette tâche depuis Mary Wollstonecraft à la fin du 18ème siècle.

A mon sens, tout l'intérêt du care est d'en finir avec l'idée typiquement moderne selon laquelle l'universel doit être promu et encouragé tandis que le particulier, en raison de la singularité dont il est porteur et qui par définition exclut au lieu de fédérer, doit être disqualifié, ou, à tout le moins, être relégué dans la tour d'ivoire du privé. De l'émergence des revendications multiculturalistes portées par les Amish aux Etats-Unis depuis les années 1960 à la controverse, au début des années 2000 en France, sur le port des signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires, en passant par la requête adressée par les Sikhs aux autorités britanniques demandant à être exemptés du port du casque en cas de déplacement à vélomoteur pour pouvoir garder leur turban traditionnel, il semble que l'idée d'universalité, ait, à tout le moins, perdu de son caractère consensuel.

Le care dépasse cette frontière entre universel et particulier, pour bâtir un concept-refuge, celui de commun. Ce commun qui nous réunit tout en respectant nos différences, tous autant que nous sommes et par-delà nos différences particulières, est notre caractère vulnérable. Cette vulnérabilité, qui est notre lot commun, explique que nous soyons pris dans un réseau d'interdépendances réciproques, où celui qui est plus fort aujourd'hui dispense un care dont il sera probablement le destinataire dans un futur plus ou moins proche : dans la saison suivante de DesperateHousewives, Katherine aura maintes occasions de rendre la pareille à ses amies, et à Bree en particulier dans la mesure où " il existe un continuum entre les degrés de care dont chacun a besoin, non pas une dichotomie entre ceux dont on s'occupe et ceux qui s'en occupent"11.

Mais comment expliquer, pour reprendre le titre d'un article de Patricia Paperman, que bien que "les gens vulnérables n'[aient] rien d'exceptionnel", on continue de marginaliser le travail du care, et donc, d'une certaine manière, à refuser à la vulnérabilité le statut de valeur commune qui réunit ?12. La réponse à cette interrogation est double. Elle tient d'abord à la nature des sociétés occidentales, fondées sur le paradigme libéralo-républicain moderne : valorisant l'indépendance libérale et/ou l'autonomie républicaine, ces sociétés ne peuvent que récuser toute anthropologie de la dépendance et du besoin : "Pour des sociétés valorisant l'autonomie, les relations de dépendance, les relations qui s'organisent à partir de la nécessité de répondre aux besoins des personnes dépendantes et vulnérables risquent d'être considérées comme des relations exceptionnelles, des affaires marginales par rapport aux relations sociales conçues sur la base d'un présupposé normatif d'autonomie et d'égalité13.

Reconnaître la vulnérabilité comme dénominateur humain commun suppose de renvoyer dos à dos libéralisme et républicanisme. Le premier, parce qu'il est sans nul doute à l'origine d'un certain nombre des mythes dommageables, au premier chef desquels celui du self made man, indépendant et autosuffisant, censé se construire à la force de son seul poignet et à la sueur de son seul front ; le second, parce qu'il promeut l'autonomie, à la fois morale et politique. J'ai déjà fait allusion à l'autonomie morale, lorsque j'ai parlé de Kant, donnant à voir le caractère illusoire d'une morale déontologique qui fait dépendre l'agir moral du savoir, c'est-à-dire de la volonté. Mais l'autonomie a aussi, naturellement, son versant politique. Là aussi, essentiellement défini par l'obéissance à la seule volonté, ce concept-phare a permis l'émergence des théories du contrat social qui, à l'image de celle de Rousseau, ont oeuvré tant et plus à légitimer la fiction d'un être qui, tout en obéissant aux autres, n'obéirait en réalité qu'à lui-même. On ne connaît malheureusement que trop bien les aléas et les avatars de la démocratie représentative, à l'heure où on travaille à l'amender en lui injectant, c'est selon, délibération ou contestation.

Mais il y a une seconde raison au refus plus ou moins conscient de conférer à la vulnérabilité le statut de méta-valeur sociale, une raison que l'on peut formuler lapidairement en usant d'une expression forgée par Joan Tronto : "l'irresponsabilité des privilégiés", savoir ceux qui peuvent s'offrir du care14. De fait, si les valeurs de l'autonomie et de l'indépendance, ainsi que les idéologies qui les fondent, ont la peau dure, c'est parce que certains ont la chance, voire le luxe, d'ignorer qu'ils sont des bénéficiaires de care : ainsi en est-il du mari qui se repose sur sa femme, chargée de vaquer aux tâches ménagères et à l'organisation du foyer ; à la mère de famille elle-même qui se décharge sur la nounou des soins et de l'attention à prodiguer à son enfant ; de l'enfant devenu lui-même adulte qui se défausse de sa responsabilité envers ses parents âgés qu'il confie à l'hospice ou à des aides-soignants à domicile, voire de l'employeur qui "sous-traite" l'organisation de ses journées à sa secrétaire. Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas là de porter un jugement moral sur ces catégories de personnes qui délèguent à d'autres ce qu'elles seraient censées faire elles-mêmes. Il est question bien plutôt de donner à voir une tendance sociologique malheureuse puisant sa force dans un terreau idéologique relativement prégnant, et consistant à se considérer comme indépendant, capable d'assumer toutes sortes de tâches, alors que l'on a manifestement besoin d'être assisté dans nombre d'entre elles. Il se trouve par ailleurs que cette "irresponsabilité des privilégiés" est entretenue par la tertiarisation croissante de nos sociétés qui fait passer toute forme de care pour de simples "services" que l'on achète pour nous permettre de jouir d'une certaine disponibilité psychologique et physique que l'on n'utilise bien évidemment jamais pour rendre la pareille et devenir à notre tour pourvoyeur de care. Comme le remarque fort justement Tronto, lorsque ce genre de tour de passe-passe finit par être bien rôdé : "Nous pouvons alors avoir l'impression fantasmatique que nous ne faisons pas partie des personnes offrant des soins pour la simple raison que 'nous' avons des choses plus importantes à faire. Nous pouvons rêver qu'en tant que citoyens d'une démocratie, rationnels et bien portants, nous ne bénéficions pas du care (même pas de celui que nous nous offrons)15.

Je m'arrête là, en espérant avoir montré en quoi l'éthique du care est, à plus d'un titre, fondamentale aujourd'hui. Elle nous réapprend à faire de la philosophie : si la philosophie est bien amour de la sagesse, alors la recherche d'un commun qui allie le souci de soi et le souci des autres, revalorisant le travail affectif et lui associant l'idée d'une "économie éthique", ainsi qu'y travaille le care, est on ne peut plus philosophique.

Il y a là plus qu'une formule de circonstance, comme j'aimerais y insister pour finir. Il est d'usage aujourd'hui de distinguer entre le travail matériel, classique, le travail immatériel, c'est-à-dire symbolique ou virtuel, et le travail affectif. Le care, on l'aura maintenant compris, fait partie de cette dernière catégorie. Or philosopher en termes de care, dans ces conditions, n'est pas autre chose que de faire de l'économie politique, voire éthique. Il s'agit de penser la portée inédite de cette "sollicitude en acte" en donnant à voir la manière dont elle fusionne et transcende les deux valeurs traditionnelles d'usage et d'échange qu'elle est amenée, comme tout travail, à créer, et, ce, en posant, tout à la fois, l'universalité du care en tant produit (nous avons tous besoin de care), et le lien très particulier qui unit pourvoyeur et bénéficiaire de ce même produit, un lien qui dépasse la simple relation agent-patient. Fusionner en dépassant : n'est-ce pas là le vrai sens de la dialectique postmoderne ?


(1) In Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du Care, Paris, PUF, Philosophies, 2010, p. 5.

(2) Laugier, "Présentation. Sense and Sensibility", in P. Paperman et S. Laugier (dir), Le souci des autres, Ethique et politique du care, Raisons Pratiques vol. 16, Paris, 2005, p. 11.

(3) Molinier, Laugier & Paperman (dir), Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 26.

(4) In "Le sujet du care" : vulnérabilité et expression ordinaire", in Molinier, Laugier & Paperman (dir), Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 23.

(5) C'est à Sabine Chalvon-Demersay que l'on doit ces analyses des séries télévisées en termes de care. Citée par S. Laugier dans "Le sujet du care : vulnérabilité et expression ordinaire", pp. 159-200, in Molinier, Laugier & Paperman (dir), Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009.

(6) Laugier 2009, ibid., p. 193.

(7) Laugier, ibid., p. 176.

(8) Voir par exemple Paperman, "D'une voix discordante : désentimentaliser le care, démoraliser l'éthique", in Laugier 2009, op. cit., p. 103.

(9) C'est Joan Tronto qui a proposé de séquencer le care et d'associer à chaque phase une qualité morale particulière.

(10) Ibid., p. 176-77.

(11) Tronto, "Care démocratique et démocraties du care", in Laugier 2009, op. cit., p. 50.

(12) In Laugier 2005, op. cit., pp. 281-297.

(13) Paperman, ibid, p. 291.

(14) Ibid, p. 43.

(15) Ibid., traduction modifiée.

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