Revue

Trois brefs témoignages de classe : au CP (six ans), au CM (10 ans), et en classe terminale (18 ans)

I) PRATIQUE DE L'ÉCHANGE AU C.P. POUR UNE PRÉPARATION À LA PHILOSOPHIE

Je pratique déjà depuis plusieurs années ce que j'ai nommé " des cercles de paroles ". Ce sont des moments privilégiés au cours desquels les enfants s'expriment, à l'oral, sur un sujet.

On ne peut pas parler vraiment de philosophie. Les thèmes que je choisis sont liés à la vie de l'enfant et ancrés dans le quotidien de la classe. Ainsi, un thème de discussion peut être un conflit entre enfants dans la cour - on échangera alors sur " comment faire pour bien vivre ensemble " - ou bien l'extrait d'un album étudié en classe, et l'on parlera par exemple de l'importance d'écouter ses parents en lien avec l'album Zou de Michel Gay.

Comment les choses se passent-elles concrètement ? Quelle organisation est mise en place ? Quels sont les éléments qui contribuent à ce que la discussion soit riche et ouverte ?

Tout d'abord, j'ai choisi de partager la classe en deux, simplement parce qu'il est plus facile d'échanger à douze qu'à vingt-quatre. Un des points essentiels, me semble-t-il, est d'accorder une place centrale à la parole de l'enfant. Pour cela, je m'efforce de me cantonner à un rôle de médiateur. La parole des enfants est ainsi légitimée et cette légitimité ouvre la porte à des échanges riches.

Je tente de favoriser, bien sûr l'émission d'idées, mais aussi par la pratique régulière de cette activité, une réelle écoute. Cette dernière s'enrichit progressivement par le fait que les enfants parviennent à donner leur avis sur une idée formulée par un de leurs pairs, à dire d'une manière simple qu'ils ne sont pas d'accord en justifiant leur point de vue.

Au CP, les enfants sont encore très centrés sur eux-mêmes. L'expression de leurs idées à partir de l'écoute de l'idée des autres (que penses-tu de l'idée de X ?) permet progressivement d'ouvrir leur champ vers l'autre et d'élargir parallèlement leur vision des choses et du monde. Ils renforcent ainsi une compétence fondamentale : apprendre à penser.

Progressivement, par la pratique de ces échanges, les élèves prennent conscience qu'ils peuvent avoir parfois des idées différentes de celles des autres, que ces idées peuvent évoluer, se modifier dans le temps. Ils développent ainsi un mécanisme d'apprentissage complémentaire de ceux qui motivent habituellement les acquisitions (tel que faire plaisir à l'enseignant), et qui favorise l'autonomie et la confiance en soi. Le rôle de l'enseignant dans ce contexte ne consiste pas à valider ou invalider leurs idées mais à les aider à les approfondir et à les justifier.

On s'éloigne alors des questions de type : " où, quand, comment " qui offrent des possibilités de réponses factuelles mais non conceptuelles. Questions utiles qui permettent de vérifier la compréhension des textes mais qui, par leur pratique unique, risquent d'enfermer les enfants dans un type de réponse où la " pensée réflexive "1 n'entre pas en ligne de compte.

Entendre dans les échanges, des formulations de type : " je pense que ... " ou alors " je ne suis pas d'accord avec toi parce que ... " montre que les enfants apprennent à tirer profit d'un échange réel et d'un ensemble plus vaste de leurs dispositions cognitives.

Pour favoriser ces interactions, le comportement de l'enseignant est primordial : il est important que ce dernier entre dans la médiation par la voix, le geste, les attitudes corporelles. L'invitation à la discussion par son attitude favorise la richesse de l'échange.

Ce qui m'importe, c'est d'apprendre dès leur plus jeune âge aux enfants qu'ils peuvent avoir un avis sur une chose. Quelle chose ? Toute chose de la vie courante. Cela peut être un film, une émission mais aussi des sentiments (la peur, l'amitié, ...), des comportements. Savoir dès le CP que l'on peut émettre son jugement prédispose, me semble-t-il, les lycéens de demain à aborder la philosophie avec des atouts supplémentaires. Et la philosophie n'est-elle autre chose que l'école de la pensée, et la pensée l'essence même de notre vie humaine ?

Voici un exemple d'échange sur le thème du respect des parents. L'album Zou de Michel Gay a été le point de départ. Zou est un petit zèbre qui se comporte très bien avec ses parents. À quoi avons-nous élargi ? À une discussion sur leur comportement avec leurs propres parents. Je cherchais, par ce biais, à mettre en avant le fait que les parents font parfois des choses qui ne plaisent pas aux enfants mais qui leur sont nécessaires, même s'ils ne le comprennent pas toujours.

Maîtresse : pourquoi les parents vous font-ils faire parfois des choses que vous n'aimez pas ?
Soria : des fois y'a des choses qu'on aime pas et qui sont très importantes pour nous. Prendre sa douche, on n'aime pas mais on le fait quand même. Par exemple, faire les devoirs, on n'aime pas mais on le fait quand même. D'ailleurs moi aussi je n'aime pas les devoirs.
Christian : moi je suis d'accord parce que par exemple si les parents nous demandent de goûter à quelque chose et qu'on goûte et on aime... c'est parce qu'il faut manger de tout.
Irène : moi je pense que Charles a raison parce que ça lui plait pas mais il le fait quand même. ça veut dire qu'il obéit à ses parents.
Cathy : quand on était petit on n'aimait pas prendre de douche et bien après quand on sera grand on sera sale tout le temps !
Aude : quand on ne veut pas faire nos devoirs il faut les faire, sinon quand on sera grand on ne pourra jamais lire.
Sam : si on ne travaille pas, quand on sera grand, on ne pourra jamais apprendre les choses !
Elise : si on ne travaille pas, quand on sera grand on sera bête !
Maîtresse : à quoi ça sert ? Pourquoi les parents vous font-ils faire des choses que vous n'aimez pas ?
Alix : c'est pour notre bien
Maîtresse : qu'est-ce que cela veut dire ?
Alix : ça veut dire qu'on pourra savoir lire bien et être en bonne santé.

Emmanuelle Piévic, professeur des écoles, maîtresse formatrice, Ecole Saussaye (Neuilly Sur Seine)

II) "EST-CE QUE DIEU EXISTE ?", "FAUT-IL CROIRE EN DIEU ?" - COMPTE RENDU DE DISCUSSIONS EN CM.

A) "Est-ce que Dieu existe ?"

Secrétaire : Isabelle. Président : Lélia. Dessinateur : Edwige.

Les points de vue des élèves

Je suis trop jeune pour savoir la vérité.
S'il existait, son nom serait dans l'annuaire, ou sur le journal à la page des décès.
Plus maintenant, il est mort il y a longtemps.
On ne l'a jamais vu.
Il faudrait le voir pour le croire.
On n'a pas de preuve, c'est peut-être une légende ?
On ne peut pas le chercher parce qu'on ne sait pas où il est.
On ne peut pas savoir.
Il faut demander à ceux qui l'auraient vu.
Pour savoir, il faut le voir de ses propres yeux.
C'est peut-être un Dieu qui a été fabriqué à un endroit et qu'il y en a d'autres à d'autres endroits ?
Ceux qui croient en Dieu ne savent même pas s'il existe, ils y croient à l'aveuglette.
Il faudrait aller voir dans sa tombe.
Pur ceux qui y croient, c'est imaginaire et c'est fait pour aider les gens qui y croient.
Pour ceux qui y croient cela peut marcher mais pour ceux qui n'y croient pas cela ne peut pas marcher.
Il faudrait des spécialistes.
Il faudrait avoir des preuves, trouver des ossements ou son ADN.
Comment peux-tu le chercher ?
On ne peut pas distinguer ses os de ceux des autres hommes.
Si ! Parce qu'on dit que Dieu a des ailes, alors on devrait aussi trouver du cartilage.
Mais peut-être que ce qu'on dit n'est pas vrai ? Il n'a peut-être pas d'ailes ?
C'est peut-être un artiste qui en a fait un symbole.
Cela fait tellement longtemps que des hommes croient en Dieu qu'on ne peut pas avoir de traces.
Il faudrait déjà savoir où aller en chercher des traces.
Si les chercheurs cherchent et qu'ils ne trouvent rien, alors, ils auront des preuves qu'il n'existe pas ou des preuves qu'il existe, s'ils trouvent.
La terre a tellement évolué depuis que les hommes disent qu'il existe !
Ça coûte cher de faire toutes ces recherches... il faut payer les billets d'avion et tout !
On parle de cette planète mais peut-être qu'il a été envoyé sur une autre planète ?
C'est trop difficile de chercher.
Dieu c'est que de la croyance.
Dans certains magasins, il y a des bonhommes à vendre avec marqué "Dieu" dessus, c'est fait pour inciter...
Il y a des gens qui y croient beaucoup, d'autres un peu et d'autres pas du tout.

Synthèse

On ne peut pas savoir s'il existe.
On ne peut pas savoir s'il n'existe pas.
On n'a pas de preuve.
Peut-être qu'un jour on saura ?
Il y a ceux qui croient qu'il existe et ceux qui n'y croient pas.
Pour ceux qui croient qu'il existe c'est comme pour la mythologie ou les légendes.
C'est juste une aide !

Nouvelle question en fin de discussion : "Faut-il croire en Dieu ?".

B) "Faut-il croire en Dieu ?.

Secrétaire : Isabelle. Président : Marion. Dessinateur : Pierre.

Les points de vue des élèves

Oui ! Sinon, on peut être désespéré.
Non ! Car on est capable de s'en passer.
Ça dépend des personnes ; certaines ont besoin de croire en Dieu et d'autres n'ont pas besoin.
Mais s'il y a plusieurs Dieux et on ne sait pas lequel choisir, alors il vaut mieux ne pas y croire.
A cause de certains Dieux, les gens se font du mal, comme ceux qui se tapent dans le dos très fort, comme en Irak, à cause de leur Dieu ils se font du mal.
On n'est pas obligé de croire en un Dieu.
Chacun fait ce qu'il veut !
Ça ne sert à rien d'y croire.
Comment peux-tu le chercher ?

Relance : "À quoi ça sert de croire en Dieu ?"

Quand tu pries ça ne réussit pas !
Je ne crois pas à quelque chose qui n'existe pas !
Ça ne sert à rien.
On prie pour que des choses arrivent mais ce n'est pas Dieu qui le fait.
C'est une légende de croire que Dieu fait les choses à notre place.
Il n'existe pas.
Ça ne sert à rien d'y croire.
Ça donne de l'espoir.
Ça peut aider à gagner.
Non ! Ce qui nous aide, c'est d'y penser beaucoup.
Il suffit de se le dire une seule fois pour y arriver.
Mais des fois, c'est le hasard qui décide ; on perd ou on gagne !
Tu peux croire en quelque chose, par exemple que tu vas gagner et en fait, c'est l'inverse qui arrive : tu perds !
Il ne suffit pas d'y croire ou pas y croire, il faut aussi essayer.

Prolongement : "Est-ce que d'y croire ça suffit pour y arriver ?"

Au match de hand quand j'y crois, je gagne.
A l'épreuve de gym, avant de faire, je me dis plein de fois que je vais y arriver et j'y arrive !
Avant de franchir l'obstacle avec mon cheval, je me suis dit plein de fois que j'allais passer par-dessus.
Au foot, un jour, face à une équipe vraiment plus forte que la nôtre, nous nous sommes dits qu'on allait gagner. On avait trop peur alors de se dire ça, c'était plus facile.
Au cross, je me suis persuadé de ne pas finir le dernier et je ne suis pas arrivé le dernier.
Ça sert d'y croire quand on doit faire quelque chose de très difficile, plus difficile que ce qu'on sait faire facilement.
Au cheval, je ne voulais pas lâcher la main pour tenir debout toute seule, puis je me suis dit que j'allais y arriver et au bout d'un moment j'ai osé lâcher la main et je suis restée debout, j'avais réussi, je n'avais plus peur... je savais que j'allais y arriver, j'avais vu avant que je pouvais mais je n'osais pas.

Synthèse

Croire ça aide, mais ce n'est pas nécessaire
Croire en soi
Croire en Dieu
Croire en les autres
... pour réussir
ne plus avoir peur
avoir confiance

Isabelle Féron

III) EN CLASSE TERMINALE, POUR COMMENCER L'ANNÉE, SUR LE BLOG... : LA PHILOSOPHIE, UNE MATIERE NOUVELLE ?

Il est probable que nous ayons retenu bien peu des matières qui nous ont été enseignées jadis (Quel est l'enseignant qui réussirait son bac s'il le repassait ?). Cette culture "générale" nous manquerait cependant si elle ne nous avait pas été transmise patiemment. Pour ma part je pense qu'il n'y a de culture que particulière, celle que l'on possède vraiment, pas seulement intellectuellement mais dans son coeur. Si à l'instar de Rousseau, nous supposons que la mémoire est affective, elle est aussi sélective. Ainsi, certains de nos professeurs nous ont laissé un souvenir impérissable. D'autres, tout aussi impliqués, ont pourtant été oubliés. Quelle que soit la trace que laisse le "prof de philo", elle occupera une place un peu à part dans le coeur des futurs adultes. En fin de parcours des études secondaires, et donc dans l'objectif de réussir ce premier examen universitaire que l'on appelle le baccalauréat, voilà que l'on découvre une discipline nouvelle.

Cette découverte présente certains atouts. Le premier est celui de la nouveauté, chose dont les élèves sont en principe friands. Le second est de laisser aux élèves la possibilité, du moins théoriquement, d'exprimer leur pensée un peu plus personnellement qu'ils ne l'ont fait jusqu'alors. La philosophie devrait donc être une joie, celle propre à la découverte et à l'exercice de la pensée. Pourquoi n'est-ce, malheureusement, pas plus souvent le cas ? Tout d'abord la nouveauté a un gros défaut : elle ne dure pas ! En revanche la nécessité de l'effort dure toujours ; tout apprentissage suppose un effort et ce quelle que soit la matière. Cet effort est d'autant plus important en philosophie qu'il nécessite de se défaire de ses habitudes de pensée et en particulier de ses habitudes de pensée en tant qu'élève, ce que Bachelard appelle "l'obstacle pédagogique", aussi vrai chez le professeur que chez son élève. Un des plus tenaces consistant à croire (chez l'élève) que, contrairement aux autres disciplines, la philosophie serait le lieu où l'on pourrait juste dire ce que l'on pense sans avoir besoin d'apprendre quoique ce soit. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point...

Mais bien plus, à mon avis, la philosophie se trouve dans une position fragile, voire manque parfois de crédibilité, du fait du sérieux avec lequel certains sujets, apparaissant souvent comme "fumeux", abstraits voire sans réponse possible, demandent à être traités ; quel est le prof de philo qui ne s'est pas entendu dire un jour par ses propres collègues sur le ton de la plaisanterie amicale "Ah, toi t'es bien un prof de philo !" ou encore "ça c'est bien une question de philosophe !". Mieux, "la philosophie est un itinéraire de réflexion qui mène de nulle part à rien", lit-on dans un manuel de citations dont je ne veux pas me souvenir... Pour amusantes qu'elles soient, ces considérations comiques sur la philosophie témoignent du malaise dans lequel elle se trouve : celui d'une discipline de réflexion qui se heurte à un monde de plus en plus tourné vers le pragmatisme, le résultat, la preuve. Un monde où ce qui compte c'est ce qui est utile, ce qui est utile est ce qui marche, et ce qui marche est ce qui se vérifie (d'où l'importance croissante des filières scientifiques dans les études). Les élèves attendent un résultat, une vérité qui soit objective, démontrable et vérifiable. Le relativisme dont ils font preuve sur les sujets propres aux "sciences humaines" est bien l'expression de ce rapport pragmatique voire consumériste au savoir.

La société elle-même, dont le rythme va croissant, n'est sans doute pas étrangère à cet état de fait. C'est une tarte à la crème de penser que la philosophie serait une discipline qui consisterait à poser indéfiniment des questions ! En réduisant la philosophie à un prétendu art de poser des questions, c'est Deleuze qui l'a si bien dit, "on croit lui donner beaucoup et en fait on lui retire tout". En philosophie aussi, évidemment, il y a des réponses et même si elles ne sont pas démontrables au sens où les sciences le sont, ces réponses existent, témoignent d'un souci de vérité, et certaines sont plus vraies que d'autres ! Pour ma part je continuerai de croire que la puissance de l'abstraction reste le moteur de l'âme humaine, et de rêver d'un monde où les philosophes seraient mathématiciens et où les mathématiciens seraient philosophes... En attendant, pour savoir à quelles sortes de réponses arrive la philosophie et ce qu'elle est vraiment (un réservoir de concepts selon Deleuze...), peut-être faut-il commencer par lire les livres des philosophes...

Christophe Bourdel, professeur de philosophie à Béziers
http://bacphilo.over-blog.com//


(1) Tozzi, Michel (coord.), L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, CNDP-Hachette, Paris, 2001.

Télécharger l'article