Un programme de formation en éthique et en culture religieuse est implanté au Québec depuis l'automne 2008 à la suite de décisions politiques prises en ce sens après un vaste débat public sur la place de la religion dans les écoles. En implantant un tel programme, le gouvernement du Québec a voulu mettre un terme à un régime d'option entre l'enseignement religieux confessionnel, catholique et protestant, et l'enseignement moral, régime qui séparait les élèves quand il s'agissait d'aborder les questions de normes, de valeurs, de convictions, de croyances, et qui, à ce titre, posait problème au point de vue de l'égalité de traitement, et au plan éducatif en matière de socialisation : "Le fait de séparer les enfants au moment où il est question d'aborder les valeurs morales et la compréhension de la religion envoie un signal éducatif plutôt négatif, comme quoi il s'agit d'un univers qui divise et différencie à ce point les individus que l'on ne peut en délibérer ensemble" (Milot, 2004, p. 226). En cherchant à assurer à tous l'égalité de traitement et le respect de la liberté de conscience au nom de la laïcité, le gouvernement a cherché à éviter, d'une part, d'étendre l'enseignement confessionnel à tous les groupes le réclamant et, d'autre part, d'évacuer totalement de l'espace scolaire la possibilité d'aborder spécifiquement ces questions, sous prétexte qu'elles seraient trop complexes et relèveraient de la sphère privée. Il a estimé qu'il est possible de concilier la laïcité de l'institution scolaire, la socialisation et l'éducation aux valeurs communes, le respect de la diversité, l'apprentissage de la réflexion éthique et l'étude du fait religieux.
En proposant à tous les élèves du primaire et du secondaire - à l'exception de la troisième année du secondaire où cet enseignement n'est pas dispensé - un parcours commun et obligatoire en éthique et en culture religieuse, l'école québécoise entend apporter une contribution particulière à la construction d'une culture publique commune et à l'apprentissage du vivre ensemble dans une société pluraliste, puisque les élèves y apprendront, par la pratique du dialogue, à réfléchir ensemble sur des questions éthiques, qui les interpellent comme individus et membres d'une société démocratique, et à se familiariser conjointement avec plusieurs traditions religieuses, en examinant des expressions diversifiées du religieux dans leur environnement socioculturel. Nous aimerions présenter ici les grandes lignes de ce programme et aborder un certain nombre de défis que soulève son implantation dans tous les établissements d'enseignement, privé et public, du Québec.
Un programme qui entend clore le débat sur la place de la religion à l'école
Il convient sans doute d'abord de rappeler que l'instauration de ce programme est le dernier élément de la réponse au "malaise confessionnel" avec lequel le système scolaire québécois a été aux prises pendant de nombreuses années, réponse qui s'est traduite à terme par la laïcisation complète du système scolaire. La déconfessionnalisation du système scolaire québécois s'était pourtant amorcée en 1964 avec la création du Ministère de l'Éducation, mais paradoxalement, pendant que toutes les institutions publiques se sécularisaient, l'école et les structures qui l'encadraient, au plan local, régional et national, conservaient un caractère confessionnel qui s'est même sédimenté au fil des années, notamment en raison des droits reconnus aux catholiques et aux protestants du Québec dans la Constitution canadienne de 1867. L'adoption des Chartes des droits et libertés de la personne, par le Québec en 1975, puis par le Canada en 1982, a relancé le débat sur la pertinence de maintenir le caractère confessionnel du système scolaire dans une société pluraliste qui doit reconnaître à tous la liberté de conscience et assurer l'égalité de traitement.
Devant le constat que tout projet de réforme des structures scolaires se heurtait systématiquement aux garanties constitutionnelles en matière de confessionnalité scolaire, le principe de l'adhésion à une culture publique commune a été présenté par le Conseil supérieur de l'éducation (1993) comme une piste pour amorcer une nouvelle phase de démocratisation de l'enseignement, et opérer le "déverrouillage" du système scolaire confessionnel. L'expression a été reprise par la Commission des États généraux sur l'Éducation (1996) qui, après un vaste processus de consultation à travers le Québec, a proposé d'entreprendre dix chantiers prioritaires, dont deux nous intéressent particulièrement ici : la réforme du programme de formation (révision du curriculum, renouveau pédagogique, etc.) et la déconfessionnalisation du système scolaire, laquelle était présentée comme condition pour assurer une éducation aux valeurs communes dans une société pluraliste et laïque.
Dans les années qui ont suivi, ces deux chantiers ont rapidement été amorcés, mais selon des rythmes différents. Un Groupe de travail sur la réforme du curriculum (1997) a fait des propositions, immédiatement reprises par le Ministère de l'Éducation (1997), afin d'entreprendre la réforme du programme de formation de l'école québécoise, notamment par une restructuration des programmes d'études selon une approche de développement de compétences en cinq domaines d'apprentissage : langues ; mathématiques, sciences et technologie ; univers social ; arts ; développement personnel. Confronté à la question de l'éducation aux valeurs communes et aux attentes relatives à la mission de socialisation de l'école, mais n'ayant pas le mandat d'aborder la question de la place de la religion à l'école, le Groupe de travail sur la réforme du curriculum a proposé l'ajout d'un volet d'éducation à la citoyenneté au programme d'histoire, dans le domaine de l'univers social, de même que des avenues spécifiques au niveau des "compétences transversales" (compétences liées à la socialisation) et au niveau de ce qu'on nommait à l'époque "le programme des programmes", désormais désigné comme "domaines généraux de formation" (vivre-ensemble et citoyenneté). Dès lors, l'enseignement moral, qui aurait pu jouer un rôle important et apporter une contribution originale sur ce plan (Debunne et Lebuis, 1999), a été relégué au domaine du développement personnel, en raison de son association aux enseignements religieux confessionnels dans le cadre du régime d'option prévalant à cette date, et une nouvelle articulation de l'éthique, de la religion et de la citoyenneté à l'école n'a pu se faire, faute de coordination entre les chantiers du renouvellement du curriculum et du "déverrouillage confessionnel" (Lebuis, 2006).
Au plan de la déconfessionnalisation, un amendement à la Constitution canadienne en 1997 a permis une restructuration de l'organisation scolaire régionale sur une base linguistique (francophone et anglophone) plutôt que religieuse. Puis un Groupe de travail sur la place de la religion à l'école (1999) a présenté un important rapport qui a été soumis à une vaste consultation publique au terme de laquelle le ministère de l'Éducation (2000) a proposé l'abolition de l'ensemble des structures et services de nature confessionnelle, à l'exception de l'enseignement religieux confessionnel (catholique et protestant) qui a été maintenu au primaire et au premier cycle du secondaire, dans le cadre d'un régime d'option avec l'enseignement moral, alors que le Groupe de travail proposait de remplacer l'enseignement religieux confessionnel par un enseignement culturel des religions, en parallèle avec un enseignement moral destiné à tous les élèves. Ce maintien de l'enseignement religieux confessionnel - sans toutefois l'étendre à des groupes religieux autres que catholiques et protestants, comme certains le souhaitaient selon une approche dite communautarienne - a nécessité le recours à des clauses dérogatoires aux Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Cinq ans plus tard, au moment de reconduire ces clauses dérogatoires, alors que de nombreux groupes de la société civile et plusieurs organismes d'État l'enjoignaient à y renoncer et à abolir le régime d'option, le gouvernement s'engageait à y recourir une dernière fois, pour une période de seulement trois ans, le temps de procéder à la mise en place d'un programme d'éthique et de culture religieuse (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2005).
Les orientations ministérielles qui accompagnaient cette décision précisent quatre principes sur lesquels le nouveau programme doit s'appuyer : initiant aux domaines de l'éthique et de la culture religieuse de la première année du primaire à la fin du secondaire, le programme doit proposer des apprentissages continus et progressifs ; ces apprentissages doivent s'enraciner dans la réalité du jeune et dans la société québécoise ; ils doivent respecter la liberté de conscience et de religion et, en conséquence, le personnel enseignant est appelé à faire preuve d'objectivité et d'impartialité dans le traitement des questions éthiques, car "l'étude de questions éthiques ou religieuses par l'élève vise à ce qu'il les comprenne, sans préjugés négatifs ou soumission aveugle" ; enfin, il doit offrir des apprentissages qui visent le vivre-ensemble et la cohésion sociale par "le partage de valeurs communes, l'acquisition d'un sens civique dans l'expression de ses convictions et de ses valeurs, et la prise de conscience que les choix individuels ont des effets sur la collectivité" (MELS, 2005, p. 5-6).Le gouvernement décidait ainsi d'étendre à l'ensemble du primaire et du secondaire un cours qu'il avait initialement prévu en 2000 pour le deuxième cycle du secondaire, mais qui n'avait jamais vu le jour, faute d'entente sur les finalités du programme. À compter du printemps 2005, un travail imposant, impliquant des partenaires des milieux ministériels, scolaires et universitaires, a donc dû être accompli dans un court laps de temps pour élaborer, expérimenter, valider et finaliser le nouveau programme en vue de procéder à son implantation à tous les cycles du primaire et du secondaire en septembre 2008 (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2008a et 2008b).
Le programme d'éthique et de culture religieuse
1) Les deux volets du programme et ses finalités
Le titre même du programme "Éthique et culture religieuse" indique déjà le souci de se démarquer par rapport à ce qui se faisait dans ces domaines antérieurement : il est désormais question d'éthique, plutôt que de morale, et de culture religieuse, plutôt que d'enseignement religieux.
Pour marquer la différence entre la morale et l'éthique, les orientations ministérielles annonçant la mise en place du programme reprennent, à peu de mots près, une distinction entre deux conceptions de la morale faite antérieurement dans le programme d'enseignement moral pour le 1er cycle du secondaire dans l'optique de mettre l'accent sur le développement de la compétence éthique (Ministère de l'Éducation, 2003, p. 495). Ces deux conceptions servent désormais à opérer une distinction entre morale et éthique : La morale répond surtout au "Que doit-on faire?" en fonction des règles de conduites, des normes, des interdits, des devoirs, des droits, des valeurs, des principes et des idéaux proposés à la personne de l'extérieur. L'éthique pour sa part, fait surtout appel au questionnement et au discernement sur ce qu'il est préférable de faire dans une situation donnée, par rapport à soi, aux autres et aux retombées de ses actions sur le vivre-ensemble" (MELS, 2005, p. 7).
Dans le "préambule" du programme, on explique les implications éducatives de ce choix de parler d'éthique plutôt que de morale. Ce choix souligne la priorité que l'on accorde à l'examen par les élèves des valeurs et des normes qui sous-tendent, dans diverses situations, les conduites humaines. Tout en cherchant à former des individus autonomes, capables d'exercer leur jugement critique, cette formation a aussi pour objectif de contribuer au dialogue et au vivre-ensemble dans une société pluraliste. (...) Dans ce programme, la formation en éthique vise l'approfondissement de questions éthiques permettant à l'élève de faire des choix judicieux basés sur la connaissance des valeurs et des repères présents dans la société. Elle n'a pas pour objectif de proposer ou d'imposer des règles morales, ni d'étudier de manière encyclopédique des doctrines et des systèmes philosophiques. (MELS, 2008 a, p. 277; MELS, 2008b, "Préambule", p. 2 )1.
Plus loin, dans la "présentation du programme", on trouve une définition de l'éthique : l'éthique consiste en une réflexion critique sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes que se donnent les membres d'une société ou d'un groupe pour guider et réguler leurs actions. Cette réflexion éthique, qui permet le développement du sens moral de la personne, est indispensable pour faire des choix judicieux. Tout en exprimant l'autonomie de l'individu et sa capacité d'exercer un jugement critique, ces choix sont susceptibles de contribuer à la coexistence pacifique. Dans ce programme, on tient compte des défis relatifs au vivre-ensemble dans notre société pluraliste et dans le monde. La réflexion porte sur des sujets tels que les relations entre les êtres humains, la liberté, la responsabilité, l'amitié et l'entraide, mais aussi sur des questions qui nous interpellent tous comme membres d'une société en constante transformation, tels le rôle des médias, la protection de l'environnement ou les impacts que peuvent avoir sur le vivre-ensemble certaines avancées scientifiques et technologiques (Programme, p. 1).L'importance de relever les défis relatifs au vivre-ensemble dans une société pluraliste se retrouve également au coeur des orientations éducatives de la culture religieuse, qui vise prioritairement "la familiarisation avec l'héritage religieux du Québec" et "l'ouverture à la diversité religieuse" (MELS, 2005, p. 8). Il y a donc une nette distinction avec l'enseignement religieux confessionnel, dans la mesure où la culture religieuse "ne propose pas à l'élève un univers particulier de croyances et de repères moraux" et n'entend "ni accompagner la quête spirituelle des élèves, ni présenter l'histoire des doctrines et des religions, ni promouvoir quelque nouvelle doctrine religieuse commune destinée à remplacer les croyances particulières (Programme, "Préambule", p. 2).
La culture religieuse consiste en une compréhension des principaux éléments constitutifs des religions et en une exploration des univers socioculturels dans lesquels celles-ci s'enracinent et évoluent. Des textes sacrés, des croyances, des enseignements, des rites, des fêtes, des règles de conduite, des lieux de culte, des productions artistiques, des pratiques, des institutions, des modes d'organisation sont au nombre des éléments auxquels elle s'intéresse. La connaissance de ces éléments permet aux élèves de saisir progressivement, compte tenu de leur âge, le phénomène religieux dans ses dimensions expérientielle, historique, doctrinale, morale, rituelle, littéraire, artistique, sociale et politique. Dans ce programme, un regard privilégié est porté sur le patrimoine religieux de notre société. L'importance historique et culturelle du catholicisme et du protestantisme au Québec y est particulièrement souligné, mais on s'intéresse aussi au judaïsme et aux spiritualités des peuples autochtones, qui ont marqué ce patrimoine, de même qu'à d'autres religions qui contribuent aujourd'hui à la culture québécoise et inspirent différentes manières de penser, d'être et d'agir. (Programme, p. 12).
En proposant un parcours commun en éthique et en culture religieuse, le programme ne veut cependant pas laisser entendre que l'un et l'autre volet se confondent ou s'éclairent et se complètent mutuellement, comme s'il était impossible de penser l'éthique sans la religion ou d'étudier le phénomène religieux sans une visée éthique (Bouchard, 2006), alors qu'il importe de maintenir une "nécessaire séparation" entre les domaines de l'éthique et de la religion (Weinstock, 2006), tout en rendant possible leur cohabitation (Bégin, 2008a). Les orientations ministérielles concernant la mise en place du programme d'éthique et de culture religieuse étaient d'ailleurs sensibles au fait que "des personnes se disent sans appartenance religieuse et donnent sens à leur vie à partir d'une philosophie qui leur est propre", et qu'il fallait en tenir compte dans le programme "sur le principe du respect de la liberté de conscience et de religion" (MELS, 2005, p. 8). À cet égard, le programme est marqué par un souci de tenir compte de la diversité des "représentations du monde et de l'être humain" : pour le volet éthique, on rappelle que "des personnes donnent un sens à leurs décisions et à leurs actions à partir de systèmes de croyances ou de représentations du monde et de l'être humain qu'elles considèrent importantes" et que "le programme prend en compte ces représentations, tant religieuses que séculières" ; quand il s'agit d'étudier le phénomène religieux en culture religieuse, on signale que "le programme prend également en compte des expressions ou représentations séculières du monde et de l'être humain qui entendent définir le sens et la valeur de l'expérience humaine en dehors des croyances et des adhésions religieuses" (Programme, p. 1-2).
En plus de confirmer le passage de la morale à l'éthique et d'opérer un changement radical dans l'approche du phénomène religieux, passant d'une approche confessionnelle à une approche culturelle, le programme "Éthique et culture religieuse" innove également, dans une certaine continuité avec l'enseignement moral non confessionnel, en faisant de la "pratique du dialogue" une pierre angulaire de l'apprentissage. Ceci vaut tant pour le volet éthique, où "on cherche à développer chez les élèves des aptitudes et des dispositions leur permettant de penser et d'agir de façon responsable par rapport à eux-mêmes et à autrui, tout en tenant compte de l'effet de leurs actions sur le vivre-ensemble", que pour le volet de la culture religieuse, où "on cherche à développer chez les élèves un esprit d'ouverture et de discernement par rapport au phénomène religieux et à leur permettre d'acquérir la capacité d'agir et d'évoluer avec intelligence et maturité dans une société marquée par la diversité des croyances" (Programme, p. 12).
Cette dynamique de "rupture et continuité" (Programme, "Préambule", p. 1), axée sur le constat et la valorisation de la diversité et sur le souci du vivre-ensemble, nous fait quitter la sphère du strict développement personnel, auquel les domaines de l'éthique et de l'étude de la religion avaient été confinés dans le régime confessionnel. Ceci se répercute dans les objectifs sociaux exprimés dans les finalités éducatives du programme : la reconnaissance de l'autre (reconnaissance indissociable de la connaissance de soi et liée au principe que les personnes sont égales en valeur et en dignité) et la poursuite du bien commun (recherche de valeurs communes avec les autres, valorisation de projets qui favorisent le vivre-ensemble, promotion des principes et des idéaux démocratiques de la société québécoise). Ces finalités sont présentées comme "interdépendantes et communes à l'éthique et à la culture religieuse (Programme, p. 2).
Ces deux finalités tiennent compte de la diversité et contribuent à promouvoir un meilleur vivre-ensemble et à favoriser la construction d'une véritable culture publique commune, c'est-à-dire le partage des repères fondamentaux qui sous-tendent la vie publique au Québec. Ces repères comprennent les règles de base de la sociabilité et de la vie en commun, ainsi que les principes et valeurs inscrits dans la Charte des droits et libertés de la personne. Ces finalités concourent à l'atteinte des trois visées du Programme de formation de l'école québécoise : la structuration de l'identité de l'élève; la construction de sa vision du monde; et le développement de son pouvoir d'action (Programme, p. 2).
2) La compétence éthique : réfléchir sur des questions éthiques
Dans une société pluraliste où cohabite une diversité de valeurs et de normes auxquelles se réfèrent les individus et des groupes, "il importe d'acquérir une pensée autonome, critique et créatrice, de se prémunir contre les effets du laisser-faire et du moralisme et, enfin, de connaître et d'apprécier les valeurs fondamentales de la société québécoise" (Programme, p. 16). En réfléchissant sur des questions éthiques, les élèves sont appelés à "examiner la signification de différentes conduites ainsi que les valeurs et les normes que favorisent les membres d'une société en ce qui concerne le vivre-ensemble" (Programme, p. 16). Indispensable pour faire des choix judicieux, la compétence "Réfléchir sur des questions éthiques" exige la mise en oeuvre d'un processus de réflexion. Les questions éthiques sont abordées à partir de situations qui impliquent des valeurs ou des normes et qui présentent un problème à résoudre ou un sujet de réflexion. On traitera, par exemple, de problèmes associés aux relations égalitaires dans un groupe ou dans la société, du partage de la richesse entre les peuples, ou encore de la protection de l'environnement. Les sujets traités pourront toucher à des thèmes universels, comme le bonheur, l'amitié ou la justice. Dans un cas comme dans l'autre, la situation devra être porteuse de tensions ou de conflits de valeurs (Programme, p. 16).
Cette compétence se décline en trois composantes (Programme, p. 16-19) :
- analyser une situation d'un point de vue éthique, en la décrivant et en la mettant en contexte en vue d'en dégager une question éthique à la lumière de points de vue susceptibles de provoquer des tensions ou des conflits de valeurs;
- examiner une diversité de repères d'ordre culturel, moral, religieux, scientifique ou social, pour déceler les principaux repères sur lesquels reposent les différents points de vue examinés et en rechercher le rôle et le sens;
- évaluer des options ou des actions éthiques en examinant leurs effets possibles sur soi, les autres ou sur la situation, dans la perspective du vivre ensemble.
Il s'agit de composantes en interaction et non séquentielles, même si on peut supposer qu'avant d'évaluer des options, il faut avoir cerné et analysé les éléments d'une situation.
Mais en fait, l'entrée dans la réflexion peut se faire par l'une ou l'autre porte, mais il faudra considérer les autres composantes pour avoir une vue d'ensemble et approfondir la réflexion.
Avec une conception de l'éthique qui consiste à la considérer comme une réflexion critique sur la signification des conduites humaines sous l'angle des valeurs et des normes, on quitte le terrain du moralisme et de l'obligation morale, centré sur l'apprentissage de croyances, de vérités et de règles de conduites toutes tracées et sur un positionnement moral empreint de l'affirmation de son propre référentiel ou de celui de ses groupes d'appartenances, de même qu'on cherche à éviter le relativisme individuel et culturel où toutes les options sont considérées comme d'égale valeur. Une réflexion critique axée sur la significations des conduites demande de s'inscrire dans une démarche où s'exerce la compétence éthique au coeur des situations, dans la résolution de problèmes qui comportent des conflits de valeurs : il faut arriver, par le dialogue, à résoudre les tensions entre diverses valeurs, normes et comportements et parvenir à une décision raisonnable, c'est-à-dire appuyée sur des raisons et critères pertinents au regard de la situation et des personnes impliquées, et dont il est possible de répondre de façon responsable. Dans le programme, cette réflexion éthique ne se limite pas aux seules questions qui comportent un problème à résoudre, mais elle s'étend à des situations générales liées à la condition humaine et à des thèmes universels porteurs de valeurs et de normes, comme le bonheur, l'amitié, la justice, pour permettre d'en discuter, c'est-à-dire d'échanger sur différentes conceptions et représentations de ces situations et thèmes; non pas pour déterminer la "vérité" de ces conceptions ou représentations, mais en vue d'examiner divers points de vue et d'en comprendre l'articulation et le sens.
Les thèmes et les éléments de contenu retenus dans le programme entendent fournir un terreau fertile à cette pratique de la réflexion éthique. Au premier cycle du secondaire, cette réflexion s'organisera autour des thèmes de la liberté, de l'autonomie et de l'ordre social. Au deuxième cycle, les élèves seront invités à réfléchir sur la tolérance, sur l'avenir de l'humanité, sur la justice et sur l'ambivalence de l'être humain.
3) La compétence en culture religieuse : manifester une compréhension du phénomène religieux
La présence du fait religieux dans une société pluraliste comme le Québec se manifeste dans son patrimoine culturel et dans la présence de plusieurs groupes qui se réclament de diverses pratiques religieuses : Ses membres sont ainsi mis en présence du phénomène religieux non seulement par des édifices, des oeuvres d'art ou des noms de rues qui font partie de son patrimoine historique, mais aussi par une diversité de pratiques alimentaires ou vestimentaires et par la promotion que font des personnes et des groupes de valeurs qui leur sont propres. Ces diverses expressions du religieux constituent un héritage important qui se renouvelle et évolue au fil du temps grâce à de nouveaux apports culturels (Programme, p. 20).
Pour apprendre à vivre ensemble dans une telle société pluraliste, "il est fondamental d'acquérir une compréhension du phénomène religieux" (Programme, p. 20).
Cette compétence s'articule autour de trois composantes (Programme, p. 21-23) :
- analyser des expressions du religieux, en les décrivant et en les mettant en contexte, afin d'expliquer leur signification et leur fonction en établissant des liens avec les traditions religieuses auxquelles elles appartiennent;
- établir des liens entre des expressions du religieux et des éléments de l'environnement social et culturel d'ici et d'ailleurs, en approfondissant des aspects communs et spécifiques de ces expressions et en expliquant leur signification et leur fonction;
- examiner une diversité de façons de penser, d'être et d'agir à l'intérieur d'une même tradition religieuse, dans différentes religions de même que dans la société.
Acquérir une culture religieuse est accessible à tous, qu'on appartienne ou non à une tradition religieuse, car il ne s'agit pas d'adhérer à des convictions religieuses particulières ou de les rejeter, mais de considérer les éléments constitutifs d'une religion comme des expressions et des faits de la culture, des manifestations observables, qu'il s'agit de comprendre. Une approche culturelle du phénomène religieux implique, selon Pierre Lucier, qu'on soit en mesure de décoder, de relier et de situer les diverses expressions du religieux à partir de leurs manifestations concrètes dans l'environnement socioculturel.Décoder, c'est-à-dire repérer, explorer et analyser des expressions du religieux, cela campe nettement l'objet et la tâche de la compétence, qui est d'interpréter les signes. Relier, c'est-à-dire rattacher les signes aux diverses traditions et aux environnements socioculturels dans lesquels ils surgissent et évoluent, telle est bien la nécessaire portée de la démarche de décodage. Situer, c'est-à-dire replacer par rapport à la diversité interne aux traditions elles-mêmes, par rapport aux autres traditions religieuses et par rapport aux autres représentations - "séculières" - du monde et de la vie humaine, telle est aussi la portée d'une culture religieuse qui inclut nécessairement l'intelligence de la diversité (Lucier, 2008, p. 155-156).
Dans le programme, comme il s'agit de comprendre le phénomène religieux à partir de ses diverses manifestations dans la culture et l'environnement socioculturel du Québec, une priorité est accordée au patrimoine religieux québécois, historiquement façonné par le catholicisme et le protestantisme; mais d'autres religions, d'arrivée ancienne ou plus récente, sont aussi examinées, car elles font désormais partie du paysage culturel québécois. Cela se répercute dans le choix des thèmes et éléments de contenus retenus dans le programme et dans le traitement qui doit en être fait en classe. Au premier cycle du secondaire, les thèmes portent sur le patrimoine religieux québécois (personnages marquants et institutions, influence sur les valeurs et les normes, oeuvres patrimoniales), sur les éléments fondamentaux des traditions religieuses (récits, rites, règles) et sur des représentations du divin et des êtres mythiques et surnaturels. Au deuxième cycle, on aborde l'histoire des traditions religieuses et les nouveaux mouvements religieux, on s'intéresse à des thèmes reliés aux questions existentielles (existence du divin, sens de la vie et de la mort, nature de l'être humain) et à l'expérience religieuse (nature et effets), et on examine les références religieuses dans les arts et la culture, tant dans les oeuvres à caractère religieux que dans l'art profane.
4) La compétence à pratiquer le dialogue
La pratique du dialogue est une compétence charnière dans le programme parce qu'elle apparaît comme "la matrice" des deux autres compétences (Leroux, 2007, p. 86), leur donnant leur portée véritable. Pour être viable, une société pluraliste où foisonnent les questions d'ordre éthique et où coexistent différentes croyances et façons de penser, d'être et d'agir a besoin de se définir comme une société ouverte et tolérante. Afin de favoriser le vivre-ensemble, une telle société ne saurait faire l'économie d'un dialogue empreint d'écoute et de réflexion, de discernement et de participation active de la part de ses membres. Cette qualité de dialogue est fort utile à la connaissance de soi et indispensable à la vie en société. Dans ce programme, la pratique du dialogue mène à l'adoption d'attitudes et de comportements favorables au vivre-ensemble (Programme, p. 24).
La compétence au dialogue fait appel à trois composantes : organiser sa pensée; interagir avec les autres; élaborer un point de vue étayé (Programme, p. 24-27). Il faut envisager ces trois composantes dans un mouvement dynamique et non de manière séquentielle, car elles comportent deux dimensions interactives, la réflexion personnelle et l'échange avec les autres, qui se nourrissent l'une l'autre dans la construction de points de vue étayés, tant en éthique qu'en culture religieuse. Cette compétence vise à développer des capacités particulières chez les élèves : la capacité de mener une démarche réflexive afin d'organiser leur pensée; la capacité d'exprimer leur point de vue en s'appuyant sur des raisons ou des arguments pertinents et cohérents et d'être attentifs à ceux des autres; la capacité de sélectionner des ressources pertinentes et diversifiées, de recourir à des moyens appropriés pour interroger et élaborer un point de vue étayé, et d'anticiper des objections et des clarifications à apporter.
Quand les élèves dialoguent en classe, ils sont appelés à exprimer ce qu'ils connaissent et ce qu'ils pensent et à interagir entre eux, ce qui les amène à produire quelque chose en commun qui dépasse ce que chacun peut penser individuellement. Le principe pédagogique qui est sous-jacent ici, et qu'on retrouve dans les pratiques de discussion à visée philosophique, c'est qu'on apprend à penser, à structurer sa pensée, en l'exerçant, et que le meilleur moyen de le faire c'est en "se pratiquant" avec d'autres, en interagissant pour jouer avec des idées, des concepts, des raisons, des arguments, des façons de raisonner, etc., dans un climat de liberté, de tolérance et de réciprocité, afin d'élaborer quelque chose ensemble.
En fait, la pratique du dialogue est un héritage de l'enseignement moral, dans un certaine continuité avec les compétences qui étaient visés par ce programme : construire son référentiel moral; se positionner, de façon réfléchie, au regard d'enjeux d'ordre éthique; pratiquer le dialogue moral (Ministère de l'Éducation, 2003, p. 493-517). Bien sûr, la perspective en "Éthique et culture religieuse" n'est plus exactement la même, puisqu'il ne s'agit pas de construire son référentiel moral et de se positionner, mais le lien entre réflexion éthique et dialogue, déjà présent en enseignement moral, est affermi en raison d'une conception de la compétence éthique selon laquelle la réflexion éthique implique un processus délibératif au coeur des situations : contrairement à une approche techniciste qui se limite à l'application de règles ou de normes qui s'imposent de l'extérieur, ce qui est visé dans la délibération éthique, c'est une compréhension commune des enjeux éthiques d'une situation et la capacité, après analyse des options possibles, de faire des choix, de prendre des décisions, de passer à l'action, de façon raisonnable, grâce à la mise en place d'un processus réflexif dialogique centré sur l'examen de la situation au regard de valeurs à actualiser et à prioriser en contexte de manière autonome et responsable.
Toutefois, le programme "Éthique et culture religieuse" demande que la pratique du dialogue ne se limite pas aux situations éthiques et que cette compétence soit aussi développée dans les situations d'apprentissage en culture religieuse. Mais il ne s'agit pas alors de dialogue interreligieux où l'échange porte sur les univers de convictions propres à chacun en vue de chercher à se comprendre mutuellement dans son univers de croyances respectives; et il ne s'agit pas non plus d'échanger des impressions ou des réactions spontanées à partir des faits observés.
La pratique du dialogue en culture religieuse doit plutôt s'inscrire dans une approche culturelle du phénomène religieux où l'échange porte sur la compréhension des manifestations observables soumises à l'examen, en vue de bien les décrire, de les mettre en contexte et de les situer par rapport à d'autres expressions apparentées, indépendamment de son propre univers de convictions. La pratique du dialogue instaure en classe un mode de rapport à l'autre qui constitue en soi une façon de vivre ensemble. En ce sens, elle repose sur des exigences de qualité de la communication et d'instauration d'une posture éthique axée sur l'ouverture à l'autre et la réciprocité. Toutefois, la pratique du dialogue revêt une coloration particulière au plan de la production visée par le processus interactif, qui tient à l'objet de l'investigation, et qui varie donc selon que l'on est sur le terrain de l'éthique, à réfléchir sur des questions éthiques, ou sur celui de la culture religieuse, à comprendre des expressions du fait religieux. Pour soutenir la pratique du dialogue, le programme identifie un certain nombre d'éléments de contenu permettant d'attirer l'attention des élèves sur des formes de dialogue (conversation, discussion, narration, délibération, entrevue, débat, table ronde) et des conditions favorables à son exercice, sur des moyens pour élaborer un point de vue (description, comparaison, synthèse, explication, justification), sur des moyens pour interroger des points de vue (types de raisonnement et types de jugement), ainsi que sur différents sophismes et procédés susceptibles d'entraver le dialogue (Programme, p. 47-54). Ainsi, selon les thèmes et les tâches visées en éthique ou en culture religieuse, des modalités particulières de pratique du dialogue pourront être mises en place dans la classe. Par exemple, s'il s'agit de résoudre un problème en éthique, on aura recours à la délibération, alors que le débat sera mieux indiqué si on veut aborder un sujet controversé où des avis différents pourront être échangés dans un cadre qui favorisent leur expression; en culture religieuse, on fera habituellement davantage appel à la description et à la comparaison pour explorer diverses expressions du phénomène religieux et l'échange servira souvent à mettre en commun des résultats de recherche pour faire des synthèses, mais l'entrevue pourra aussi s'avérer un moyen fort utile pour se familiariser avec différentes façons de penser ou d'agir au regard d'une pratique déterminée.
5) La posture professionnelle du personnel enseignant
Fait assez exceptionnel par rapport aux autres programmes d'études dans les divers domaines d'apprentissage, le programme d'Ethique et de Culture religieuse, en plus de donner des indications pédagogiques relatives au traitement des thèmes et éléments de contenu (Programme, p. 37-54), consacre quelques pages à la question du rôle du personnel enseignant. Dès le "préambule" du programme, une remarque est faite sur les "exigences nouvelles liées à la posture professionnelle".
Pour le personnel enseignant, la mise en oeuvre de ce programme d'éthique et culture religieuse comporte des exigences nouvelles quant à la posture professionnelle à adopter. Puisque ces disciplines renvoient à des dynamiques personnelles et familiales complexes et parfois délicates, un devoir supplémentaire de réserve et de respect s'impose au personnel enseignant, qui ne doit pas faire valoir ses croyances ni ses points de vue. Cependant, lorsqu'une opinion émise porte atteinte à la dignité de la personne ou que des actions proposées compromettent le bien commun, l'enseignant intervient en se référant aux deux finalités du programme. Il lui faut aussi cultiver l'art du questionnement en faisant la promotion de valeurs telles que l'ouverture à la diversité, le respect des convictions, la reconnaissance de soi et des autres, et la recherche du bien commun (Programme, "Préambule", p. 2).
Un peu plus loin dans le programme, dans la section consacrée au "contexte pédagogique", on explicite le rôle du personnel enseignant en éthique et en culture religieuse, et l'on traite de la posture professionnelle associée à ce rôle (Programme, p. 12-13). On y indique que la première responsabilité du personnel enseignant "est d'accompagner et guider les élèves dans leur réflexion éthique, dans leur compréhension du phénomène religieux et dans leur pratique du dialogue". Cela demande de jouer un "rôle de passeur culturel" en jetant des ponts entre le passé, le présent et le futur, notamment en ce qui a trait à la culture québécoise. En éthique, il faut savoir repérer des tensions, des valeurs et des normes qui se rattachent à des questions éthiques et faire preuve de rigueur lorsqu'elles sont traitées en classe. En culture religieuse, il importe d'aborder les expressions du religieux avec tact afin d'assurer le respect de la liberté de conscience et de religion de chacun. Dans ce contexte, on peut "comprendre l'importance de conserver une distance critique à l'égard de sa propre vision du monde, notamment de ses convictions, de ses valeurs et de ses croyances" (Programme, p. 12).
Au plan de la posture professionnelle, cela implique de pouvoir faire preuve "d'un jugement professionnel empreint d'objectivité et d'impartialité", de "créer un climat propice à un authentique dialogue entre les membres de la communauté d'apprentissage qu'est la classe" et de "favoriser l'ouverture à la diversité des valeurs, des croyances et des cultures" (Programme, p. 12-13). À cet effet, on signale que le personnel enseignant n'a pas le monopole des réponses" et qu'il lui faut notamment "utiliser l'art du questionnement pour amener les élèves à apprendre à penser par eux-mêmes" (Programme, p. 13). En bref, quand on examine l'ensemble des considérations au plan du rôle et de la posture professionnelle, on peut affirmer qu'enseigner l'éthique et la culture religieuse vise à apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes, en suscitant et en soutenant leur questionnement à l'égard d'objets sur lesquels ils sont appelés à réfléchir et qu'ils doivent chercher à connaître et comprendre, selon un mode qui favorise les interactions entre les élèves en communauté de recherche (Lebuis, 2008, p. 123-146).
Autour de quelques défis liés à l'implantation du programme d'éthique et de culture religieuse
Un certain nombre de défis sont associés à la décision d'instaurer dans toutes les écoles primaires et secondaires du Québec un parcours commun et obligatoire en éthique et en culture religieuse. Nous en aborderons quelques-uns pour donner une idée de l'ampleur du chantier dans lequel le Québec s'est engagé et mesurer l'importance de les relever pour ne pas décevoir les espoirs placés dans ce programme, malgré la controverse qui l'entoure encore. Quelques mots seront dits de cette controverse, principalement liée au processus de laïcisation qui a conduit à la mise en place du programme, et il sera aussi question de la formation du personnel enseignant et des enjeux de la pratique pédagogique dans les classes.
1) Une réponse au défi du pluralisme
La principale controverse portant sur le programme Éthique et culture religieuse tient, pour une large part, à l'appréciation que différents groupes font du long processus de laïcisation du système scolaire dont ce programme marque l'aboutissement. En fait, si le processus a effectivement été long depuis la création du Ministère de l'Éducation en 1964 jusqu'à l'implantation du cours Éthique et culture religieuse à l'automne 2008, son rythme ne s'est accéléré que depuis moins de dix ans, après avoir été freiné pendant de longues années, laissant différents groupes insatisfaits par le déroulement des événements.
La laïcisation est jugée incomplète par certains, pour qui il aurait fallu supprimer totalement de l'espace scolaire la présence de la religion et éventuellement réserver un cours de culture religieuse pour la fin du secondaire, à un âge où les jeunes ont suffisamment d'esprit critique pour aborder de façon rationnelle les questions liées à la religion (Mouvement laïque québécois, 2008; Poisson, 2008a; Poisson, 2008b). Mais la contestation la plus forte du programme vient de groupes qui estiment que le débat sur la confessionnalité scolaire a été faussé et qu'il faut rétablir le droit à l'enseignement religieux confessionnel qui serait compatible avec l'idéal de l'école publique commune (Durand, 2008). Certains opposants demandent que leurs enfants soient exemptés du nouveau cours et contestent la légitimité du programme devant la Cour, dénonçant son caractère obligatoire, en estimant qu'il est préjudiciable aux jeunes enfants au plan de leur identité religieuse et qu'il brime la liberté de religion en imposant à tous un enseignement dit relativiste de la religion, au lieu de dispenser un enseignement religieux conforme aux convictions des parents (Coalition pour la liberté en éducation, 2008).
Bien que le programme fasse l'objet d'un large consensus, le débat sur la place de la religion à l'école n'est donc pas totalement clos et se poursuit essentiellement autour du volet de la culture religieuse, qui fait l'objet des principales appréhensions et critiques. Dans le jeu des ruptures et continuités entre le régime d'option et le parcours commun et obligatoire en éthique et en culture religieuse, le passage de l'approche confessionnelle de la religion à l'approche culturelle du phénomène religieux demeure la zone la plus sensible. La bataille juridique risque d'être longue, car l'enjeu est de taille : l'étude de la religion à l'école doit-elle se faire selon une approche confessionnelle qui respecte les particularismes religieux ou selon une approche culturelle de compréhension de la diversité religieuse à titre de contribution à la formation du citoyen ?
Le nouveau programme postule qu'il est possible d'aborder le phénomène religieux comme on le fait pour les objets de savoir dans d'autres matières scolaires, c'est-à-dire en utilisant pour son étude des outils appropriés à l'âge des élèves en vue de comprendre les principales dimensions du fait religieux à partir de ses traces dans l'environnement et la culture d'ici et d'ailleurs, en commençant par des réalités proches de la vie des enfants pour élargir graduellement le champ d'investigation au monde dans son ensemble et sa complexité. C'est une formation qui est liée à la mission spécifique de l'institution scolaire qui doit instruire sur le monde qui nous entoure et favoriser l'insertion dans la société en donnant des clés pour le comprendre et y agir. En matière d'éducation à la religion, l'école, comme institution d'enseignement, "n'a pas comme objectif de reproduire les particularismes identitaires", mais plutôt de "préparer la participation de chaque citoyen à l'action de la collectivité", notamment en s'appuyant sur des finalités qui visent l'apprentissage de la tolérance, de la réciprocité et du civisme (Milot, 2005, p. 13-26). Et cela repose notamment sur la connaissance et la compréhension de la diversité religieuse et sur la pratique du dialogue.
C'est vraisemblablement la crainte de la diversité religieuse qui semble en cause ici chez les principaux opposants au programme, comme si la considération d'une pluralité de façons de penser, d'être et d'agir pouvait fragiliser l'identité personnelle, brimer la liberté de conscience des individus et remettre en question les repères transmis par la famille et la communauté, alors qu'elle devrait au contraire être perçue comme un moyen d'enrichir le bagage de chacun et de mieux le préparer à l'exercice de sa citoyenneté dans une société pluraliste et ouverte sur le monde. En permettant aux jeunes de dialoguer ensemble sur des questions éthiques et à propos de leur compréhension de diverses expressions du religieux, le programme Éthique et culture religieuse les invite à considérer ensemble ce qui est valable et fait sens dans diverses situations qui les concernent et les interpellent comme individus et membres de la société. Il ne s'agit pas d'aller dans toutes les directions et de laisser chacun penser ce qu'il veut, mais d'entrer dans un processus dialogique en communauté de recherche.
Devant les questions et les inquiétudes exprimées, la meilleure stratégie consiste à présenter le programme le plus adéquatement possible, en le situant dans l'évolution du système scolaire comme réponse appropriée et perfectible au défi du pluralisme (Bégin, 2008b). Il importe, dans les différents milieux et auprès des divers acteurs de la scène scolaire, particulièrement les parents d'élèves du primaire qui se questionnent sur la capacité des enfants à traiter des questions éthiques et à aborder des expressions diversifiées du religieux, de présenter, sans artifice, les tenants et aboutissants du programme afin de bien le situer au regard de la mission de l'institution scolaire et d'en dégager le potentiel pour apprendre à vivre ensemble dans une société pluraliste et démocratique. Cela exige du personnel scolaire qu'il se soit approprié le programme, qu'il en comprenne les visées et qu'il puisse, en classe, les traduire dans des modalités adéquates. Une telle exigence soulève le défi de la formation de l'ensemble du personnel scolaire, et plus spécifiquement celle du personnel enseignant.
2) La formation du personnel enseignant et les enjeux de la pratique pédagogique
Le défi majeur de l'implantation du programme d'éthique et de culture religieuse concerne la formation du personnel enseignant. Les responsables ministériels du dossier en étaient fort conscients, car, dès le printemps 2006, alors que le programme était en cours d'élaboration, ils ont suscité des rencontres régionales pour présenter un devis portant sur la formation continue du personnel scolaire (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2006). À travers le Québec, compte tenu que le programme devait être implanté à tous les cycles du primaire et du secondaire au même moment, c'est plus de 20 000 titulaires du primaire et près de 2 400 spécialistes du secondaire qu'il fallait préparer avant l'automne 2008.Au lieu du modèle centralisateur habituel où des agents multiplicateurs étaient chargés de reproduire dans leurs milieux respectifs, souvent dans des conditions fort différentes, le contenu de sessions nationales, le ministère a proposé de développer une expertise régionale en éthique et en culture religieuse reposant sur "la mise en réseau et l'accompagnement" (MELS, 2006, p. 4). Les différentes régions administratives ont donc été invitées à mettre sur pied une équipe régionale, composée de représentants du ministère, des administrations scolaires locales et des universités, afin d'élaborer et de mettre en oeuvre un plan régional de formation qui tienne compte des besoins identifiés auprès du personnel scolaire et des ressources disponibles, notamment dans les universités du territoire parmi les spécialistes en éthique, en philosophie, en sciences des religions et en sciences de l'éducation.
C'est ainsi qu'à travers le Québec, des professeures et professeurs d'université se sont engagés dans la formation continue du personnel enseignant et ont été associés de près à la mise en oeuvre des plans régionaux en étroite collaboration avec des partenaires des milieux scolaires responsables du dossier de l'éthique et de la culture religieuse au niveau local. Ce travail en collaboration a permis de produire des outils et d'offrir des activités de formation qui ont été éprouvés sur le terrain et qui, en conséquence, ont fait l'objet d'ajustements et de modulation en fonction des acteurs en présence et des conditions spécifiques aux différents milieux et contextes.
Sans entrer dans un bilan exhaustif de ce modèle de formation, (Rousseau, 2008; Estivalèzes, 2008; Cherblanc et Rondeau, sous presse), il faut tout de même signaler qu'il représente un défi particulier dans le contexte actuel, car il oblige différents partenaires, au moment où ils se retrouvent eux-mêmes dans une phase d'appropriation du programme, à soutenir un processus de formation afin de sensibiliser le personnel scolaire aux principaux aspects et enjeux qui concernent ce programme, avec en arrière-plan le débat juridique et social évoqué précédemment, qui se répercute avec plus ou moins d'intensité dans les milieux scolaires en fonction des réalités locales. Dans cette optique de sensibilisation du personnel enseignant et de clarification de certains enjeux du débat, on peut signaler, sous la responsabilité de professeurs d'université, la production de dossiers spéciaux sur le programme Éthique et culture religieuse publiés pour la rentrée de l'automne 2008 dans les revues Vivre le primaire (Leroux, 2008) et Formation et profession (Proulx, 2008).
Dans les faits, dans chaque région, une équipe de formatrices et de formateurs a bénéficié d'une formation, plus ou moins longue selon les modalités retenues dans le plan régional, afin de se préparer à dispenser la formation auprès du personnel enseignant au plan local. Au niveau de cette formation de première ligne, les principales activités ont habituellement porté sur l'historique du programme, ses visées et sa structure, la nature de l'éthique, les contenus en culture religieuse, la pratique du dialogue, l'enjeu de la posture professionnelle, les ressources pédagogiques. Sur cette base, la formation a pu se déployer et s'approfondir avec de multiples variantes selon les régions et les conditions de mise en oeuvre du plan régional de formation, notamment les contraintes géographiques qui ont une forte incidence dans certaines régions au territoire très étendu. Au niveau de la deuxième ligne de formation, on peut affirmer que l'ensemble des enseignantes et enseignants en exercice ont pu être mis en contact avec le programme dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler une première opération de sensibilisation au programme Éthique et culture religieuse.
Compte tenu des changements importants qu'implique le programme, les personnes responsables de la formation du personnel enseignant se sont retrouvées devant toute une gamme de réactions avec lesquelles elles ont dû apprendre à composer : certains étaient heureux de l'abandon du régime d'option qui véhiculait un lot de problèmes au plan de l'organisation scolaire et se disaient stimulés par l'arrivée du nouveau programme, y voyant une occasion d'offrir à tous les élèves une formation davantage en accord avec l'évolution de la société; d'autres, en particulier des spécialistes de l'enseignement confessionnel au secondaire, comprenaient mal le changement de cap au plan de la posture d'impartialité exigée par le programme, qui modifiait profondément leur rôle en les privant de la possibilité de témoigner de leur propre engagement religieux et de soutenir la construction de l'identité religieuse de leurs élèves; certains s'étonnaient du maintien d'un cours qui aborde les traditions religieuses dans une école publique laïque, pendant qu'au secteur privé, certains se questionnaient sur l'opportunité et le caractère obligatoire d'un cours qui traite de diversité religieuse dans un établissement d'enseignement à caractère religieux; enfin, en lien avec le temps imparti à cet enseignement dans l'ensemble du curriculum et au regard des changements de pratique induits par le programme, plusieurs s'interrogeaient de manière pragmatique sur les modalités pédagogiques concrètes à mettre en oeuvre et sur les problèmes liés à l'évaluation des compétences visées.
Parallèlement à l'opération initiale de sensibilisation du personnel enseignant au nouveau programme, diverses initiatives ont été prises dans plusieurs milieux pour soutenir et accompagner le personnel enseignant, notamment la production de situations d'apprentissage et d'évaluation. Le modèle régionalisé de formation a ainsi permis d'amorcer des collaborations entre divers partenaires dans l'optique du développement d'une expertise en éthique et en culture religieuse qu'il reste à consolider. Sur cette base, des projets impliquant des universitaires et des gens du milieu scolaire sont en voie d'élaboration afin de suivre le déroulement de l'implantation du programme, de favoriser son appropriation critique et de participer à ses nécessaires ajustements et modifications.
Ce type de projet de formation-recherche collaborative représente un avantage, car les partenaires sont proches des réalités du terrain. Ils peuvent suivre l'évolution du dossier de l'implantation du programme en lien avec les enjeux de la pratique pédagogique et collaborer à la résolution des problèmes rencontrés, tout en étant en mesure d'apporter un éclairage pertinent aux débats sociaux, notamment en documentant ce qu'il est possible de réaliser avec les élèves des différents cycles d'études au regard des finalités poursuivies par le programme. De tels projets peuvent fournir un cadre intéressant pour la consolidation d'une expertise en éthique et culture religieuse en mettant à contribution l'expertise des universitaires et en sachant prendre en compte le savoir professionnel du personnel enseignant, les deux perspectives s'enrichissant mutuellement dans le cadre de dispositifs d'analyse réflexive. Cela est particulièrement pertinent dans le contexte d'un changement de paradigme dans la façon de traiter les questions éthiques et d'aborder le phénomène religieux à l'école. Pour les universitaires, il s'agit de trouver un juste équilibre entre la fonction critique associée au travail de recherche, et le soutien au processus de changement enclenché avec l'implantation du programme d'éthique et de culture religieuse.
Il faut reconnaître que la vitesse à laquelle le programme a été élaboré n'a pas permis de traiter en profondeur tous les enjeux sous-jacents au programme, laissant des zones à l'égard desquelles il conviendra d'être vigilant. Plusieurs de ces enjeux vont certainement resurgir et de nouveaux risquent d'apparaître au fur et à mesure que le programme s'implantera.
Le processus souhaité par Leroux avec le programme d'éthique et de culture religieuse, permettant de passer "de la constatation du pluralisme de fait à la valorisation du pluralisme normatif" (Leroux, 2007, p. 14-15) n'est pas acquis : dans l'examen de questions éthiques et dans la considération d'expressions du religieux, diverses situations sont susceptibles de provoquer des tensions, sinon même des conflits, entre le respect de la diversité et la poursuite du bien commun. La notion de vivre ensemble peut demeurer fort abstraite au regard des rapports de pouvoir qui s'exercent dans l'institution scolaire et rapidement être perçue comme une formule creuse qu'il faut savoir servir à titre de bonne réponse attendue.
Au quotidien, compte tenu de pratiques ancrées qui visent l'édification des jeunes, plusieurs pièges risquent d'accompagner la mise en oeuvre du programme. Par exemple, en éthique, les dérives du moralisme et du relativisme peuvent facilement se manifester, d'autant que le survol de certains manuels destinés aux élèves montre combien il semble difficile de proposer des situations ouvertes qui invitent à la réflexion, en évitant de tomber dans la leçon de morale ou en laissant entendre que tous les points de vue se valent. Ce survol laisse entrevoir que la cohabitation de l'éthique et de la culture religieuse peut aussi s'avérer problématique, notamment si l'examen de récits religieux débouche sur des interprétations qui invitent à adopter des comportements spécifiques en érigeant en modèle à imiter les personnages des récits. Une autre zone à surveiller concerne la pratique du dialogue qui risque de se limiter à des échanges superficiels d'opinions et d'impressions, si le personnel enseignant ne développe pas un art du questionnement qui permet d'animer les échanges avec rigueur et impartialité, en sachant relancer la discussion pour soutenir le processus de recherche. Là aussi, dans les manuels consultés, on constate que les occasions de pratiquer le dialogue apparaissent peu nombreuses et se limitent souvent à vérifier chez les élèves la compréhension des textes proposés, laissant peu d'espace aux interactions entre les élèves où ils peuvent apprendre à penser.
Toutefois, ces embûches ne doivent pas nous empêcher d'aller de l'avant ou servir d'alibi pour revenir au régime antérieur. Le programme d'éthique et de culture religieuse comporte des avancées importantes qu'il convient de préserver par rapport à la situation qui prévalait dans le régime d'option. Ainsi, tous les élèves peuvent désormais bénéficier d'une formation en éthique qui, en mettant l'accent sur la réflexion et la délibération, s'inscrit pour une large part dans le prolongement de travaux menés pendant de nombreuses années au Québec avec différentes approches d'éducation morale, dont en particulier l'approche de la Philosophie pour enfants (Lebuis, 1998; Lebuis, 2007). Les élèves ne sont plus séparés pour traiter de religion et les religions sont abordées comme des faits de culture et des objets de savoir, conformément à la mission spécifique de l'institution scolaire en matière d'instruction qui vise à connaître et comprendre le monde qui nous entoure. Mais surtout, le programme entend ouvrir un espace de dialogue dans les classes où les élèves seront invités à apprendre à penser de manière autonome, raisonnable et responsable en interagissant avec les autres. Il y a là un chantier intéressant pour actualiser les travaux en Philosophie pour enfants et dégager l'apport potentiel de la discussion à visée philosophique au nouveau programme.
(1) Plusieurs éléments sont communs au primaire et au secondaire. Pour éviter d'alourdir le texte, les références au programme seront désormais faites à partir de la version du secondaire, avec l'indication "Programme", suivie du numéro de page.