Nous avons organisé le 27 avril 2009 à l'Université de Liège une journée internationale de réflexion sur la didactique de la philosophie. On trouvera ci-après quelques interventions de cette journée : Pierre Somville, Van Rymenan, Loris Notturni, Pierre Lebuis (dans la rubrique Québec-Canada).
"C'est à la tombée du jour que l'oiseau de Minerve prend son envol".
Hegel
Depuis plus de trente ans, des enseignants, des chercheurs, des hommes politiques, ou tout simplement des personnes animées d'un idéal éducatif, militent en Belgique pour l'introduction d'un cours de philosophie dans le secondaire. Combat d'arrière-garde ? Ratiocinations corporatistes ? Vaines plaidoiries pour un dossier empreint de querelles idéologiques, ou enfin par delà les multiples et absurdes fins de non recevoir, la volonté de poursuivre le combat au nom de raisons scientifiques ? C'est dans cet esprit en tout cas que j'ai décidé d'organiser en avril dernier la journée d'étude "Enseigner la philosophie dans le secondaire : un défi didactique". Je ne reviendrai pas sur le long et pénible contentieux qui oppose les promoteurs du projet et les fervents défenseurs des cours de religions et de morale, ne sacrifiant pas, ceci soit dit en passant, à la caricaturale querelle entre catholiques et laïques. Tout ceci a été clairement rappelé et commenté dans mon livre Les cours philosophiques revisités : une utopie ?
L'objectif de ce colloque, je l'ai envisagé tel un nouveau départ : de la situation philosophique actuelle, de ce qui se fait ou non, quels changements peut-on envisager ? Pour évoquer ces questions, je tenais à réunir des personnes de toute tendance philosophique et de tout horizon de formation, dans une ambiance constructive et non, comme à l'habitude dans ce genre de réunion, dans celle de la polémique. Cet impératif fut pleinement respecté.
Le programme a été conçu en deux parties, ponctuées en introduction et conclusion par deux conférences magistrales. Pour ouvrir la journée, nous ne pouvions nous passer des enseignements de Michel Tozzi2. Pour moi, comme pour tant d'autres de mes collègues professeurs de morale, ses travaux nous ont permis de prendre conscience de l'importance de la didactique et des possibles pratiques philosophiques adaptées à l'enseignement dans le secondaire. L'évocation de ses vingt années de recherches constituait le point d'ancrage essentiel de toutes les interventions de la journée. La thématique du matin "Philosophie et morale non confessionnelle", avait pour ambition de distinguer ce qui rapproche le cours de morale d'un véritable cours de philosophie et ce qui l'en différencie. Freddy Mortier et moi-même avons ainsi rappelé les enjeux de la didactique de la philosophie, précisé les atouts d'une telle formation pour les futurs professeurs de morale, et/ou les futurs professeurs de philosophie. Michèle Coppens3, inspectrice de morale à la Communauté française, nous a quant à elle informé des compétences spécifiques du cours. Son intervention fut suivie par les témoignages de trois enseignants, férus de philosophie, engagés à la défendre et surtout, à l'enseigner.
Avant de poursuivre la présentation de la journée, il me semble opportun d'évoquer les destins croisés du cours de morale non confessionnelle et d'un possible cours de philosophie. En effet, ils sont liés tant par l'histoire que par leur contenu d'enseignement. L'avènement tardif d'un cours de morale non confessionnelle, obligatoire, alternative du cours de religion catholique, fut une victoire des milieux laïques. Il est dommage que leur combat se soit restreint à cette position de cantonnement idéologique. Il aurait été plus profitable qu'ils poursuivent le débat vers la concrétisation d'un cours de philosophie pour tous. Je rappelle avec insistance auprès de ceux qui systématiquement semblent l'ignorer : la morale est partie intégrante de la philosophie. Soyons logiques, cohérents et honnêtes. Les objectifs et les contenus du cours de morale non confessionnelle, n'en déplaise à certains, sont essentiellement philosophiques. Le programme a été voulu dans cette perspective. De plus, les enjeux de la laïcité contemporaine, en ce qu'ils nous permettent d'espérer toujours mieux, sont à concentrer sur des efforts de dépassement des clivages pseudo religieux teintés d'ambitions non démocratiques. La laïcité et la philosophie sont à repenser dans un but éducatif et pédagogique. Le respect du pluralisme est à ce prix. Les cours de religions se cantonnent à une vision restreinte, qui certes peut s'avérer structurante, mais ce n'est pas suffisant. Un cours de philosophie pour tous ouvrirait la voie à la discussion argumentée, à la remise en question. L'école n'est pas faite pour introniser les particularismes, mais pour instruire et libérer : la mise à distance des appartenances rend possible le dialogue à partir de l'expérience d'un monde commun aux hommes, celui de la culture et de ses exigences.
Par ailleurs, en deçà de critères scientifiques, l'Europe doit se construire autrement que par des accords de marché, tels que ceux de Bologne, pour ne citer que celui-là. La cohérence de notre Communauté pourrait aussi passer par la promotion de quelques valeurs sûres, des pierres de touche, des ancrages solides dans la culture, dans tout ce qui fonde notre humanisme.
Lors de cette journée d'étude, chaque intervenant s'est montré conscient de la nécessité d'un changement ou en tout cas de celle d'une clarification de la situation. De bonnes volontés sont prêtes à s'engager pour faire de ce débat autre chose qu'un point de campagne politique en période électorale. L'enseignement de la philosophie mérite une autre considération.
La deuxième partie de la journée fut entièrement consacrée à la mise en évidence de l'intérêt et de l'urgence à enseigner la philosophie comme une discipline à part entière. Dans une société où les valeurs paraissent de toute évidence en péril, où le discernement et le jugement viennent souvent à manquer face aux lobbyings douteux des commerces en tout genre, où la haine de la raison gagne du terrain, il est de notre responsabilité de réagir. L'éthique et l'épistémologie constituent, me semble-t-il, d'incontournables outils pour apprendre à penser. Pierre Somville, Professeur à l'Université de Liège, a aussi enseigné la morale pendant quinze ans dans le secondaire. À ce titre, il a parfaitement perçu la nécessité et les raisons d'enseigner la philosophie aux adolescents. A la suite de son intervention, deux enseignants, l'une philosophe et mathématicienne, l'autre, physicien, ont montré combien la capacité à la conceptualisation qui s'apprend par la philosophie était un atout majeur pour comprendre le langage scientifique.
La journée s'est achevée par un message des plus motivants. Il n'est jamais trop tard pour "innover". À l'exemple du Québec, soyons assurés qu'un changement est toujours possible. Pierre Lebuis, professeur à l'Université de Montréal, est venu nous en donner la preuve. Le cours d'éthique et de culture religieuse vient en effet de remplacer chez lui le cours de religion !
En guise de conclusion, je dirai encore qu'au nom d'un principe de "droit à la philosophie", mis en exergue par Jacques Derrida, et paraphrasé par Michel Tozzi en "droit de philosopher", nous pouvons nous sentir très mal à l'aise. Certains élèves bénéficient de véritable cours de philosophie en Belgique : à l'Ecole européenne, à l'Ecole Decroly, ou tout autre établissement qui en fonction des affinités d'une équipe pédagogique, décide d'inscrire la philosophie dans ses grilles horaires. Dans ces conditions, ne peut-on pas légitimement redouter qu'il s'agisse d'un privilège de classe ? Or, la philosophie concerne tout le monde. Les questions qu'elle soulève nous impliquent tous, sans exception. Le droit à la philosophie pour tous sous-entend un engagement éthique fondamental, dans la mesure où il envisage "la formation de l'homme et du citoyen". Nul ne peut y être soustrait.
(1) Dortu V., Somville P., Les cours philosophiques revisités : une utopie ?, Ed.Université de Liège, 2006.
(2) La conférence de M. Tozzi a été publiée dans Diotime n° 39.
(3) M. Coppens a déjà publié plusieurs articles sur la question dans Diotime. Voir par exemple le n° 23 d'oct. 2004.