Un contentieux historique et actuel
Il y a une légitimité philosophique à ce que les philosophes traitent de la question de l'éducation, parce que l'éducation suppose une conception de l'homme à éduquer et de la société dans et pour laquelle l'éduquer, une vision du monde, met en jeu par les finalités poursuivies et les méthodes utilisées des valeurs, engage une éthique et une politique. Il y a donc dans l'histoire de la philosophie des philosophies de l'éducation différentes selon les philosophes (songeons à Platon, Montaigne, Rousseau par exemple), et actuellement des philosophes de l'éducation qui mènent des recherches et tiennent colloque.
Mais la philosophie n'a plus aujourd'hui le monopole de la réflexion sur l'éducation. Les historiens, sociologues ou économistes par exemple s'y intéressent. Les sciences de l'éducation ont même pour objectif en France, depuis 1967, de rassembler dans une même discipline universitaire les différents types de recherches menées sur cet objet : on y trouve ainsi des psychologues développementalistes, sociaux, cliniciens, des cogniticiens, des neuro-physiologistes du cerveau, des spécialistes des nouvelles technologies, des sociologues, des historiens, des anthropologues, des linguistes, des économistes, des statisticiens, des pédagogues, des didacticiens de disciplines etc. Certains sont spécialisés dans tel ou tel aspect : psychologie de l'apprentissage, supports divers et outils numériques, formation initiale ou continue, famille, école, formation professionnelle, éducation informelle, éducation à la santé, à l'environnement, histoire d'une discipline scolaire, éducation comparée etc.
Les philosophes peuvent se trouver dans un département de philosophie ou de sciences de l'éducation1. Il peut y avoir contentieux : la philosophie n'est pas une science, et peut être rattachée à un département de sciences de l'éducation, est-ce légitime ? La question recouvre la méfiance séculaire de la philosophie vis-à-vis des sciences humaines, qui lui a peu à peu disputé différents territoires. On sait par exemple que la philosophie, dans sa réflexion sur la science, élabore l'épistémologie des différents champs scientifiques (spécificité de l'objet, nature de l'administration de la preuve, champ de validité des résultats etc.) : mais elle est très chatouilleuse lorsque des sociologues par exemple (cf P. Bourdieu, L. Pinto etc.) tente de la situer dans un champ culturel...
La situation est plus conflictuelle encore avec la didactique de la philosophie. Chaque discipline scolaire tend à organiser autour de sa spécificité une didactique, façon propre d'organiser l'enseignement et l'apprentissage de ses contenus (didactique des mathématiques, de la biologie, de l'éducation physique et sportive, des langues etc.). On ne voit pas pourquoi il n'y aurait pas une didactique de la philosophie, dès lors qu'il y a enseignement scolaire de cette discipline, et son apprentissage par des élèves. Mais la question est de savoir si cette didactique doit être élaborée dans le champ pur de la philosophie, puisqu'elle en relève par ses contenus, ou/et au sein des sciences de l'éducation, bénéficiant de "disciplines contributoires", comme par exemple, puisqu'il s'agit d'apprendre, des connaissances scientifiques actuelles en psychologie de l'apprentissage et sciences cognitives... La question est tranchée de fait par la très grande difficulté à faire accepter une thèse en didactique de la philosophie dans un département universitaire de philosophie, où la seule légitimité est la recherche sur un philosophe, et dans une moindre mesure sur une notion philosophique2. Ce qui n'est évidemment pas le cas en sciences de l'éducation, qui accueillent toutes les thèses en didactique disciplinaire, les didactiques faisant partie de leur champ de recherche. Une des raisons de cette difficulté a été souvent officiellement exprimée par l'Inspection générale de philosophie : la philosophie est à elle-même sa propre didactique, parce qu'elle entraîne, selon J. Muglioni ou Poirier, par le mouvement propre de la réflexion d'un auteur ou d'un professeur, l'apprenti philosophe dans son cheminement. Toute immiscion d'un apport externe ne pourrait que dénaturer la pureté de la discipline. Quant à ceux qui accordent cependant la nécessité d'une didactique, parce que tout simplement l'on rencontre des difficultés à comprendre un cours, lire un philosophe ou écrire une dissertation, elle doit reposer de part en part sur la philosophie.
Questions épistémologiques
L'objet de la didactique de la philosophie peut se définir classiquement comme "l'étude de l'enseignement et de l'apprentissage de la philosophie". Si généralement l'enseignement renvoie à un professeur qui enseigne, et l'apprentissage à un élève qui apprend, on pense en matière d'enseignement traditionnel de la philosophie en France, à la situation de la classe terminale de lycée. Mais il y a aussi les classes préparatoires, l'université, les nouvelles pratiques à visée philosophique au primaire, au collège, l'expérimentation en lycée professionnel, les pratiques hors école (cafés philo, ateliers philo avec les adultes et les enfants, universités populaires etc.) Le champ de recherche est donc en fait beaucoup plus vaste. D'autant que cet enseignement est très différent à l'étranger, ce qui ouvre à une didactique comparée (dans l'espace et le temps).
Cette didactique peut être, selon J.-L. Martinand de trois ordres, qui circonscrivent un programme de recherche :
a) Une didactique descriptive.
Elle peut étudier au sens de décrire (sans jugement ni prescription) cet enseignement tel qu'il est (ou non) institutionnalisé et se pratique concrètement:
- Son organisation officielle, "politique" dans un système scolaire donné : composition et processus de travail des commissions d'élaboration des programmes (il y en a eu beaucoup en philosophie, et qui ont souvent échoué); programmes et circulaires sur le contenu (notions ou questions, auteurs ou oeuvres, et lesquels ?), les méthodes (leçons, explications de textes, dissertations... travail en groupes ?), l'évaluation (quels critères avancés) ; horaires de la discipline selon les séries, les niveaux ; types et rythme d'épreuves de contrôle en cours de formation ; nature de l'examen et procédures de validation ; coefficients de la matière ; système de recrutement et de formation initiale et continue des enseignants etc. On peut aussi étudier l'histoire de la discipline scolaire dans ce système éducatif3. Ou comparer cet enseignement avec sa didactisation officielle dans d'autres pays. Il s'agit là essentiellement de travailler sur des documents pour extraire des informations, mais aussi de les mettre en perspective pour qu'elles prennent du sens : il y a des hypothèses implicites ou explicites dans toute description, qui est souvent dans son traitement interprétatif.
- La façon dont il est proposé dans les manuels (didactisation intermédiaire entre le programme des inspecteurs et les enseignants de terrain).
- La façon dont il est pratiqué dans les classes, selon le type d'établissement, son implantation géographique et sociale, les séries et le niveau d'enseignement. Comment procède tel enseignant dans sa classe pour traiter un programme, planifier une progression et des séances, préparer à des épreuves ou un examen : quels choix dans l'ordre des notions ou questions, des auteurs et des oeuvres, des supports utilisés ? Quelle est la place des élèves dans le processus (écoutants, participatifs...) ? Comment les élèves apprennent-ils, quelles difficultés rencontrent-ils, comment tentent-ils de les surmonter ? Que fait l'enseignant pour aider les élèves en difficulté - voire en refus - d'apprentissage ? Y a-t-il dans le métier des gestes professionnels incontournables, des styles repérables différents d'enseignants, des profils d'élèves ? On peut aussi s'intéresser à la façon dont se déroulent effectivement les concours et la formation.
Tous ces points d'étude impliquent des méthodologies ad hoc, indépendantes ou croisées : observations in vivo, enregistrement et analyses de vidéos, questionnaires, entretiens de recherche avec les acteurs concernés. Ce ne sont pas des méthodes spécifiquement philosophiques, mais empruntées aux sciences humaines, qui permettent d'étudier concrètement l'enseignement et l'apprentissage de cette discipline.
Mais il y a aussi, outre un enseignement philosophique officiel, des pratiques scolaires mais non institutionnalisées, au sens d'un programme explicitement prévu. C'est le cas "des nouvelles pratiques philosophiques", dans la cité mais pour ce qui nous concerne particulièrement ici, au collège et surtout à l'école primaire. Il est important d'analyser comment elles sont apparues en France (approche historique d'une innovation pédagogique)) ; en quoi elles ont été influencées par des pratiques étrangères (massivement celle de l'équipe du philosophe américain M. Lipman), et en quoi consistent celle-ci (didactique comparée) ; pourquoi y a-t-il eu diversification des courants et méthodes en France, lesquels, avec quels objectifs et quels dispositifs., et quels types de formation ont accompagné cette innovation De même, l'analyse de corpus de discussions en classe donne à comprendre la réalité du fonctionnement de ces pratiques, le détail des dispositifs mis en oeuvre, les compétences requises par l'enseignant et développées par les élèves, les effets induits. Nous avons dans nos travaux travaillé sur différents de ces points.
b) La didactique peut aussi être prescriptive.
C'est celle qui est prônée officiellement par l'institution. Outre le programme qui doit être enseigné, et les circulaires qui rentrent dans le détail des obligations statutaires propres à la discipline, il y a un travail à faire sur les "auto-prescriptions" des enseignants, c'est-à-dire la façon dont ils agissent d'après les représentations qu'ils se font de la manière dont ils "doivent" enseigner leur matière.
Par ailleurs, s'il est difficile d'observer in vivo l'oral des concours de recrutement, ou la passation des inspections d'enseignants de philosophie, il est possible d'analyser un corpus de rapports de jurys des Capes et de l'agrégation de philosophie (qui sont rendus publics), ou des rapports individuels d'inspection, pour dégager les critères explicites et implicites de leurs jugements, notations, conseils et prescriptions. On sait à quel point la forme d'enseignement reçue et les critères d'évaluation des concours et des inspections pèsent sur les pratiques réelles des professeurs de philosophie, parce qu'ils ont très peu évolué dans le temps malgré les importants changements sociétaux et scolaires. Par exemple traditionnellement, dans l'imaginaire normatif de la profession, le cours de l'enseignant doit être une "leçon", prototype de la leçon paradigmatique d'agrégation, avec des commentaires de textes de grands auteurs. L'image du cours comme "oeuvre" reste prégnante. Comme il faut aussi préparer à l'examen du baccalauréat toute l'année par des dissertations et des explications de textes, l'analyse des conseils prodigués dans les manuels et autres SOS Bac pour réussir ces exercices peut être ici éclairante, par leur récurrence et leur faible inventivité, preuve d'une doctrine implicite mais bien réelle au coeur de la culture professionnelle de la corporation.
c) La didactique peut enfin être "critique et prospective".
C'est le champ des recherches en didactique de la philosophie, avec des chercheurs universitaires et des praticiens associés. La philosophie n'a ici guère de passé, mais plutôt un passif. Qui sont les universitaires de départements de philosophie, y compris ceux qui préparent théoriquement aux concours de recrutement, qui ont mené des recherches en didactique ? Il en existe bien depuis les années 1990, mais en sciences de l'éducation, domaine discrédité par les philosophes et leur principale organisation corporative. La recherche en didactique de la philosophie initiée en 2000 sous l'impulsion de P. Meirieu, alors Directeur de l'INRP, ne comprenait aucun philosophe universitaire connu, et était pilotée par une agrégée, avec des enseignants et des inspecteurs... Les IREPH, Instituts de Recherche pour l'Enseignement Philosophique, revendiqués à l'image des IREM depuis 1998 par une nouvelle association de professeurs de philosophie (l'ACIREPH), n'ont jamais vu le jour4.
L'enseignement philosophique, dont les programmes, circulaires et prescriptions ont peu évolué par rapport à d'autres disciplines (philosophia perennis), est de plus en plus décalé par rapport à un enseignement de masse, et des élèves qui ont bien changé dans leur rapport au savoir et au pouvoir scolaires. Le refus d'aggiornamento didactique et encore plus pédagogique (un fort "anti-pédagogisme" hante la profession), l'absence d'une formation adaptée qui prendrait en charge les nouveaux problèmes rencontrés, mettent nombre d'enseignants en difficulté, voire en échec. Il y a une responsabilité à assumer, et des solutions à avancer. La recherche en didactique de la philosophie dans le champ des sciences de l'éducation peut et doit y prendre sa part, car tout en faisant toute sa place à la spécificité de la discipline philosophique, elle peut convoquer pour son étayage des "disciplines contributoires" : l'histoire du système éducatif, qui rappelle qu'une situation donnée est le produit d'une histoire donnée, et éclaire les répercussions des évolutions sociétales sur celles de l'école, ses élèves et ses enseignants, ses méthodes pédagogiques prisées ou méprisées etc. ; la sociologie de l'école et la psychologie cognitive, qui expliquent chacune à leur manière les difficultés que rencontrent les élèves dans leur milieu et leurs apprentissages scolaires ; l'histoire de la philosophie comme discipline scolaire, qui n'est pas sous "specie aeternitatis", mais très incarnée dans une histoire (l'idée de laïcité est importante pour l'enseignement français de la philosophie), qui développe les enjeux jadis soulevés, rappelle les positions en présence et les débats menés, les décisions finalement prises, compromis ou raidissements, les impasses aussi ; l'éducation comparée, qui relativise l'enseignement philosophique français, car il y a bien des formules et très différentes ailleurs, qui peuvent donner des idées...
(1) Il faut rappeler que Durkheim, philosophe et fondateur de la sociologie française, a tenu la première chaire en France de "Science de l'éducation".
(2) Partout certes la recherche purement disciplinaire est jugée plus noble que la recherche dans son enseignement. Mais l'on peut par exemple soutenir une thèse en didactique des mathématiques (ou des langues) dans certains laboratoires de mathématiques...
(3) Voir la thèse de Bruno Poucet en France.
(4) Le collège international de philosophie vient de signer avec l'Education Nationale une convention portant sur la formation des enseignants et la recherche en didactique de la philosophie. Peut-être y a-t-il là une ouverture nouvelle...