Les sciences de l'éducation d'une part, le monde enseignant d'autre part, font un constat alarmant en ce qui concerne l'élève en France : celui-ci s'ennuie, aperçoit peu ou pas de sens aux apprentissages qu'on lui propose (cf. L'ennui à l'école, de Jean Didier Vincent, collectif, Albin Michel, 2003) ; par suite il ne s'y engage qu'avec réticence, craint beaucoup, voire s'angoisse pour son avenir (cf. l'étude comparative faite par la fondation pour l'innovation politique parue dans le n° 366 de février 2008 de la revue Le monde de l'éducation).
Malgré la prise en compte de cette absence de motivation, les pratiques enseignantes, en général, celles des enseignants de philosophie en particulier, changent peu. Les postures privilégiées restent le cours magistral ou dialogué en lien étroit avec les consignes officielles distillées par l'institution (Jurys de concours et inspection), ou l'INRP (Institut National pour la Recherche Pédagogique), qui a produit en philosophie dans les années 1990, selon Michel Tozzi, une didactique "normative" "prescriptive" et "conformisante" (cf. son article récent sur "La didactique de la philosophie en France. Vingt ans de recherche (1989-2009)" sur www.philotozzi.com). L'appétence des élèves, en lien avec les objectifs officiels qui exigent de favoriser l'exercice critique du jugement et l'autonomie de la pensée est alors, dans ces conditions, rarement sollicitée. Bref le professeur est toujours celui qui fait son cours, l'élève celui qui le réceptionne. Certes, même ainsi, certains élèves demeurent actifs, concentrés, réfléchis; sont-ils pour autant acteurs? La loi d'orientation de 1989 prévoyait pourtant de mettre l'élève au centre du dispositif d'apprentissage. Si l'on entend par-là, en outre, le dessein de favoriser son implication (comprise ici comme la propension à s'engager et à construire une pensée autonome et réflexive) à l'intérieur de ce dispositif, on comprendra que cet objectif conserve toute son actualité.
Je souhaite à cet égard montrer comment, en m'impliquant d'une manière particulière dans une posture d'accompagnement du philosopher des élèves de terminales, ce projet devient effectif, et comment ces derniers deviennent acteurs, voire auteurs, de leurs apprentissages.
Le contexte qui influence la plus ou moins grande implication des acteurs
1) Les conduites
Pour autant, soyons franc et clair : avant d'accompagner le philosopher effectif des élèves et d'impliquer ceux-ci dans ce processus, l'enseignant se confronte à des tâches préalables incontournables qui concernent d'ailleurs tous les enseignants: apprendre la vigilance aux élèves. Celle-ci, que l'on pourrait définir comme la capacité à être attentif et concentré et ce, de préférence sur une certaine durée, ne va pas de soi. L'élève d'aujourd'hui est d'abord terriblement dispersé ; il "zappe" volontiers, considère avec réticence les investissements longs, lutte contre cette propension qu'a le professeur à lui faire tout expliciter, soupire, se crispe, se tend, fait de l'obstruction voire exprime de l'agressivité quand on l'invite, surtout en début d'année scolaire, à ce retour sur soi, en dépassant si possible les propos exclusivement descriptifs et superficiels.
Deux exemples de conduites typiques observées en cours intégrent ce refus du délai : le zapping ou l'interférence :
- 1er exemple : un élève vous questionne, vous allez lui répondre. Trop tard, il converse déjà avec son voisin. Si vous insistez, il abandonne, certes son nouvel interlocuteur et vous accorde une deuxième chance : sympathique non ?
- 2e exemple : répétition à l'atelier théâtre en fin d'année, juste avant la représentation de "la mouette" d'Anton Tchekhov. L'heure est grave, les élèves censés être concentrés. On reprend, en effet une scène où tous les personnages se rassemblent pour contempler le lac sur une musique poétique et solennelle. La sonnerie d'un portable se fait entendre (malgré les consignes très strictes quant à l'interdiction de leur mise en veille lors des séquences de travail). Qu'à cela ne tienne! L'élève répond à l'appel tout en suivant le groupe ; un autre en profite pour envoyer un message sms en assumant, en toute bonne foi, ce double emploi.
On comprend alors quelle difficulté attend l'enseignant, et davantage à quelle difficulté va se confronter l'élève quand il s'agit de comprendre que philosopher s'inscrit d'abord dans la suspension, l'examen, le nécessaire délai, le retour sur soi et sur le monde avant de produire du savoir et du sens. Contre la propension des élèves à "dire ce qu'ils pensent" ici et maintenant, tout de suite (c'est à dire ce qui leur vient spontanément à l'esprit, qui peut être d'ailleurs une entrée en matière très pertinente pour ensuite philosopher), il nous faut à l'inverse, mais peut être d'une manière encore plus marquée avec les élèves d'aujourd'hui, leur faire prendre conscience que philosopher est d'abord "penser ce que l'on dit", donc lutter contre l'instantanéité, la discontinuité, l'interférence. Bergson, dans La pensée et le mouvant (1934), rappelle que "si je veux me préparer un verre d'eau sucré, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde". De même ; il s'agit d'apprendre l'attente, la vigilance, le délai aux élèves pour que leurs pensées soient effectivement "sucrées".
On mesure à partir de l'observation de ces conduites typiques, la difficulté et la complexité de la conversion à réaliser quant on parle d'implication de l'élève. Et conjointement, de celle de l'enseignant, qui a perpétuellement à affronter ces conduites inopérantes et contre productives. Dans ce cas, l'immédiat, l'instantané, l'interférent supplantent le durable, le construit, le continu dans la tête de l'élève. On peut légitimement s'interroger alors sur l'origine et les fondements de cette nouvelle posture.
2) Les nouvelles postures induites par la société, la famille, l'école
Zygmunt Bauman, s'exprimant dans la revue Diogène ("Une anthologie de la vie culturelle au 20ième siècle", PUF 2005) tente de répondre : "A notre époque "moderne fluide" les possessions durables, les produits censés être appropriés une fois pour toute et jamais remplacés, ont perdu leur attraction passée. Ils étaient vus autrefois comme un capital, ils risquent maintenant d'être vus comme des dettes". Or l'apprentissage, quel qu'il soit, suppose cette conservation des connaissances, leur caractère permanent, continuel et pérenne, à partir desquels il est possible de construire et de progresser. C'est le cas lorsqu'il s'agit d'apprendre à philosopher. L'élève d'aujourd'hui, à l'inverse, se complait dans un consumérisme systématique comme la société nous y convie, ce qui fait l'objet d'un constat amer de la part des enseignants. Cependant "Pourquoi, note avec perspicacité Z. Bauman, l'ensemble de connaissances obtenues en fréquentant l'école ou le collège devrait-il faire exception à cette règle universelle ?".
"Dans le tourbillon du changement, la connaissance est adaptée à un usage instantané et est prévue pour une utilisation unique : la connaissance prête à utiliser et prête à jeter, du type de celle promise par les programmes informatiques, paraît bien plus attractive. Et, ainsi, la pensée que l'éducation peut être un "produit", destiné à être acquis et conservé, est en déclin et, sûrement, ne parle plus en faveur de l'éducation institutionnalisée".
Lorsque l'on vise l'éveil philosophique des élèves et sa condition préalable, une attitude attentive, anticipatoire et réflexive, comment alors lutter contre cette tendance lourde à la dispersion et au consumérisme ? On ne peut nier ce premier changement de posture de l'élève de terminale. Faut-il faire avec ou lutter contre ? Probablement les deux. L'un des versants de notre stratégie sera donc de prendre en compte ce changement pour proposer des modalités d'intervention en lien étroit avec ces nouvelles postures d'élève, tout en maintenant des exigences fortes en ce qui concerne l'apprentissage du philosopher.
Un deuxième aspect, concernant le caractère volatile des connaissances, renforce semble-t-il cette nouvelle posture de l'élève qui "zappe", "consomme", et oublie en cours de philosophie comme ailleurs : "De tous temps, la connaissance a été appréciée pour sa représentation véridique du monde; mais que se passe t-il si le monde change d'une façon qui défie continuellement la vérité de la connaissance existante .... Le monde tel qu'il est vécu aujourd'hui est ressenti plus comme une machine à oublier que comme place prévue pour l'apprentissage... Dans un tel monde, l'apprentissage est voué à une course sans fin après un objet qui se cherche toujours et qui, en outre, commence à fondre au moment même où il est saisi". La vérité immuable, stable, absolue, chère à Platon vole en éclat. Concept central du programme de philosophie, inhérent à la définition même de la philosophie, moteur habituel des apprentissages, cette vérité est ici questionnée voire mise en cause autant comme finalité que comme démarche pertinente de recherche : "Dans notre monde volatile fait de changements instantanés et erratiques, les habitudes enracinées, les cadres cognitifs solides et la présence des valeurs stables, ces objectifs derniers de l'éducation orthodoxe, sont devenus des handicaps. Au moins ont-ils été rejetés comme tels par le marché de la connaissance, pour lequel (comme pour tous les marchés et toutes les marchandises) la loyauté, les liens sacrés et les engagements à long terme sont honnis - autant d'obstacles dont il faut débarrasser la voie ...".
Si la recherche de la vérité comme réalité stable ne conduit plus le questionnement de l'élève, le ponctuel, l'éphémère, le fugace prenant le pas sur le durable, sur le stable, comment alors se positionner pour accompagner l'apprentissage du philosopher ? Le consumérisme d'une part, la nouvelle propension de l'élève à n'inscrire la connaissance que dans l'éphémère et l'intermittence est un vrai problème pédagogique et didactique.
Zygmunt Bauman nous alerte vivement sur ce point. "Je dois le répéter : le changement présent n'est pas comme ceux du passé : à aucun des points tournants de l'histoire humaine, les éducateurs n'ont été confrontés à un défi réellement comparable. Tout simplement, nous ne nous sommes jamais trouvés dans une telle situation avant. L'art de vivre dans un monde sursaturé d'informations doit encore être appris. Et il en est de même du fait de préparer les humains à cette façon de vivre".
Notre premier souci sera donc de construire, malgré ce contexte et ces postures nouvelles de l'élève, une stratégie néanmoins favorable à l'apprentissage du philosopher.
La société n'est pas seule à induire ces postures réfractaires à l'apprentissage du philosopher. L'environnement familial et l'école elle-même contribuent à entretenir parfois cette réticence au questionnement et à l'approfondissement de la réflexion. Certes, il se peut que par tempérament, l'élève puisse être réservé, timide et hésite alors à se manifester (mais il est des élèves taciturnes, concentrés et en écoute active ; à l'inverse d'autres, prolixes et loquaces, peuvent être dispersés.) Il se peut aussi qu'à la maison, ils discutent peu, beaucoup ou pas du tout : "rien n'est moins anodin que de réfléchir", souligne Philippe Perrenoud (cf. Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, ESF 2001). "Surtout si l'on accepte de réfléchir à des problèmes insolubles, à des dilemmes, à la question de la finalité et du sens. On ouvre la boîte de Pandore, sans savoir si on pourra la refermer. Certaines trajectoires personnelles induisent, dès le plus jeune âge, une posture réflexive, alors que d'autres socialisations habituent à un monde "en ordre"". Ce constat que l'auteur dresse pour ce qui concerne "la posture réflexive" pourrait être étendu aux dispositions innées ou construites à philosopher : "Il y a des familles où tout se discute constamment, ou la pratique réflexive est une dimension de la culture, d'autres où toutes les questions légitimes ont une réponse et une seule, et où on l'on garde les autres pour soi, avant de les oublier."
Enfin l'école elle même, par divers biais et filtres, peut directement ou indirectement participer à une démobilisation des élèves et, par suite, les empêcher de s'essayer à réfléchir en problématisant. Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, à la fin des années 60 (dans Les héritiers), signalaient déjà le rôle paradoxal jouée par l'institution scolaire qui reproduit les inégalités sociales et économiques, en les amplifiant, et cela malgré le voeu pieux de l'égalité des chances ; d'ou une présélection des élèves susceptibles de s'impliquer dans l'apprentissage du philosopher.
Les pratiques professorales, parfois blessantes (cf. L'élève humilié. L'école, un espace de non droit?, Pierre Merle, Puf, 2005), des pratiques pédagogiques ultraprescriptives, un registre lexical des élèves souvent pauvre sont aussi des éléments, parmi d'autres, à prendre en compte dans la difficulté à appréhender l'apprentissage du philosopher.
La société, la famille, l'école contribuent ainsi à l'avènement de l'élève en classe terminale et à ses plus ou moins grandes dispositions à apprendre à philosopher. Reste à accompagner ce parcours, on le voit parsemé d'obstacles, qu'il faut néanmoins surmonter.
L'implication en cours de philosophie : un modèle interactif ?
Se questionner sur l'implication des acteurs en cours de philosophie, c'est se questionner d'emblée sur la forme du cours qui pourrait faire qu'élèves et enseignants se sentent motivés, concernés, engagés pour construire ensemble une recherche discursive de la vérité, et pourquoi pas de la sagesse. Qu'est ce qui peut favoriser l'implication de l'enseignant et des élèves, quand on les considère comme des acteurs ?
Tout d'abord, il apparaît que l'implication ne se décrète pas, celle de l'enseignant comme celle des élèves. Entre un cours "vivant", intéressant, accessible à la majeure partie des élèves, à partir de situations et dispositifs mûrement réfléchis et appropriés au public concerné, et d'autre part un cours plus approximatif, la frontière est souvent étroite. Par contre la sanction, elle, est immédiate pour le professeur : la démobilisation des élèves, leur attention d'abord polie puis leur progressif désintérêt. À l'inverse, on peut affirmer qu'un cours où les acteurs sont impliqués, c'est-à-dire motivés, concernés, engagés et produisant des traces de cette activité réflexive, se manifeste à partir d'indicateurs spécifiques portant sur l'écoute mutuelle, l'attention, la participation, la reconnaissance, l'identification de sens de ce qui est dit, et des compétences philosophiques (conceptualiser, argumenter, problématiser).
Pour autant, tous ces éléments qui participent de l'implication sont-ils faciles à produire (on sait que non), et simples à détecter? Par exemple un élève qui vous suit des yeux est-il nécessairement attentif et à l'écoute? A l'inverse, celui qui ne vous regarde pas ou peu est-il distrait? On sait en tant qu'élève tous les biais possibles pour faire semblant "d'être là" alors qu'on est "ailleurs" ; et depuis les travaux sur les styles cognitifs (cf. par exemple La Garanderie), comment certains élèves peuvent apparaître peu concernés par le cours pour un regard non averti, alors qu'ils sont tout à fait à l'écoute.
Si l'on parle de l'élève et de l'enseignant comme de véritables acteurs impliqués dans leur "métier", l'un comme l'autre à leur manière et selon des spécificités respectives ont à intégrer ce double rôle d'intervenant concerné et d'observateur analyste.
Il est aussi des enseignants, qu'on dit "très consciencieux", "très impliqués" dans leur métier, qui négligent la seconde dimension. Ils sont alors un peu comme les élèves précités qui adhèrent de manière inconditionnelle à ce à quoi ils sont engagés, sans posséder le discernement et la mise à distance indispensables à l'analyse "sur le vif", ou rétroactive des situations vécues.
Bref, l'implication qui nous intéresse ici relève d'une interaction entre la posture que choisit l'enseignant, en l'occurrence celle de l'accompagnateur et celle de l'élève que l'on considère à double titre comme acteur et auteur de ses apprentissages. D'une part, parce que cette posture semble être la seule qui puisse lui apprendre à philosopher à partir d'une pensée autonome en construction ; d'autre part parce qu'elle correspond précisément à l'objectif poursuivi en classe de terminale, à savoir exercer un jugement critique et penser par soi-même.
Il faut donc la conjonction et l'interaction des deux démarches, celle de l'enseignant qui accueille, traite, régule la parole de l'élève et celle de l'élève qui s'essaie, le plus souvent, au départ, de manière laborieuse, à se penser lui-même, autrui et le monde, pour qu'il y ait implication mutuelle.
Comment se construit cette mutualité ?
1) Description d'une situation
Un exemple de cette double implication s'illustre dans le travail de conceptualisation réalisé par une classe de 25 élèves filles de ST2S durant l'année 2008-2009. Lors de cette situation, les élèves doivent, préalablement, individuellement, écrire ce qu'évoque pour eux, par exemple, le thème de la culture. Pendant ce temps de réflexion, je parcours succinctement et me remémore les référents éventuels et incontournables à proposer aux élèves (textes, citations, conceptions, concepts, actualité...) et me prépare à recevoir les propos souvent très pertinents, parfois inattendus ou décalés des élèves. Au tableau, je note, entre guillemets, les termes employés par les élèves pour définir ce qu'est, pour eux, la culture, et dans le même temps, l'identité (le prénom) de chaque élève, impliquée dans et par ce qu'elle propose, reconnue comme auteur de cette production. Cela donne naissance peu à peu à une carte conceptuelle que les élèves prennent un vif plaisir à me dicter (les rôles de prescripteurs et de "scribes" étant pour le coup, inversés), et qui rend compte effectivement du travail original de la classe comme d'une "mutualité coopérative" (Le Bouedec).
La première contribution de Carolane avance que la culture est "quelque chose qui paraît obligatoire de connaître quand on est avec les gens". Par questionnement, je fais préciser à l'élève ce qu'elle entend par ce "quelque chose qui paraît obligatoire de connaître quand on est avec les gens". Avec la contribution d'autres élèves, on tombe d'accord sur le fait que la culture définie ainsi s'assimile à ce qu'on appelle des "connaissances académiques" ou un "vernis culturel", termes pris en note par les élèves et moment opportun , très apprécié par les élèves pour citer Françoise Sagan, qui, comme je leur indique "pense" comme elles, puisqu'elle nous dit que pris dans cette acception, "la culture c'est comme la confiture, moins on en a plus on l'étale". Les élèves insistent alors pour prendre en note la citation qui leur plait manifestement.
Plus pointu mais désormais accessible, le concept d'habitus appliqué à la culture (initié par Pierre Bourdieu) que l'on définit comme une manière d'être à partir de ce que l'on pense, perçoit, évalue, fait, prend tout son sens comme instrument et signe de distinction (cf. La distinction, 1979). J'en profite donc pour leur présenter comment, d'après l'auteur, l'appropriation d'un habitus culturel particulier vise effectivement à se distinguer dans la société; n'importe qui ne joue pas au golf (même si cette activité s'est considérablement développée et figurera aux J.O. de Rio de Janeiro en 2016), ou ne va pas aux concerts de musique classique, par exemple. Une élève fait remarquer néanmoins que certaines pratiques culturelles et sportives (le tennis, l'équitation) autrefois réservées à une élite sociale, se sont beaucoup démocratisées et que la distinction d'antan n'est plus d'actualité. D'autres répondent que certaines activités (le golf, le squash) restent néanmoins l'apanage exclusif des "bourges", et que la sélection, notamment par l'argent (droits d'inscription) existe bel et bien, ce que je confirme en notifiant qu'il nous faut, à l'école, parler de "milieux sociaux plus aisés".
Pour autant, et pour rebondir sur ce point, je leur signale qu'une sociologue s'est récemment interrogée à ce propos sur "la culture lycéenne" (Dominique Pasquier, 2005), ce qui ne manque pas de les intéresser. Qu'observe-t-elle ? Les distinctions culturelles sont elles préservées entre les lycéens?
La classe, dans son ensemble, penche plutôt pour l'affirmative et certaines élèves font remarquer que la manière de s'habiller et le choix des marques sont, en soi, un signe de distinction... ce que contestent d'autres qui avancent qu'une demoiselle très motivée par la mode, même pauvre, pourra "faire illusion" et paraître riche, à force de sacrifices financiers.
Je livre à leur curiosité manifeste les conclusions du chercheur, à savoir le constat de la préservation de certaines activités refuges chez les lycéens issus de milieux aisés (écouter du jazz, pratiquer le violon, apprendre le grec ou le latin, par exemple, sont des activités qu'ils avouent pratiquer du bout des lèvres, presque comme s'ils avaient honte), et universalisation d'autres pratiques, présentes dans tous les milieux : (jeux vidéos, musique sur mp3, téléchargements de films et musiques...). Les élèves ici se sont fortement impliqués (l'étymologie du terme renvoie à complectere et à la racine latine plectere qui signifie entrelacer). Il y a eu effectivement entrelacement entre l'objet de réflexion, le concept de culture et les représentations, références, expériences des élèves. Cet entrelacement qui révèle cette implication a besoin d'être mis en cohérence pour produire du sens, pour que le lien entre le concept et ce à quoi il renvoie soit clair. C'est le travail de l'enseignant de rebondir sur les remarques et questions des élèves pour assurer ce lien, notamment en proposant des contenus nouveaux, en étroite relation avec l'appétence des élèves. Les autres propositions de définitions sont ainsi traitées avec la même intention : relier ce qu'expriment les élèves aux différentes significations que revêt le concept. Ainsi, pour Aurélie qui s'exprime ensuite, la culture renvoie aux termes coutumes, traditions, pratiques. On s'interroge alors sur ces termes, notamment sur l'étymologie de tradition qui vient du latin tradere qui signifie transmettre. Que transmet-on? Quelles coutumes connaissez-vous? Nous sommes dans le Morvan. Une demoiselle rappelle, que "dans le temps" on faisait flotter le bois pour le transporter sur les rivières ; autre exemple, avec les nourrices morvandelles qui "montaient à Paris" offrir leur service.
Karolane intervient alors pour préciser que, pour elle, la culture est quelque chose qu'on apprend et qui n'est pas inné. Je tâche de faire le lien avec ce qui précède et demande à la classe qu'est ce qui est appris et qu'est ce qui est inné chez l'homme. Laurie, de confession musulmane, prend la parole pour dire que selon elle, la culture religieuse est à la fois apprise (ce sont les parents qui transmettent ces écrits aux enfants) mais aussi innée dans la mesure où l'on est croyant "comme cela", "en soi", sans qu'on sache pourquoi. Certaines élèves rétorquent alors pour affirmer que le sentiment religieux, la croyance sont conditionnés par l'environnement familial, ce que conteste en partie Laurie qui reconnaît la part de cette influence "au départ" mais l'écarte ensuite, quand ce sentiment persiste et qu'on devient adulte.
Autre témoignage, très militant, d'Aurélie qui plaide en faveur d'un amour maternel inné. Mais alors que font les nourrices morvandelles qui délaissent leurs propres enfants ? Le lien peut être fait avec l'ouvrage d'Elizabeth Badinter L'amour en plus, qui distingue cet amour maternel et ses tendances instinctuelles du maternage qui lui fait l'objet d'un apprentissage, sans cesse renouvelé dans l'histoire des hommes. La référence à Maurice Merleau Ponty, qui sera étudiée ultérieurement (Phénoménologie de la perception, 1945), est alors bienvenue, étonnante pour les élèves quand il affirme que "tout est naturel et tout est fabriqué chez l'homme", que "les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots". On pourrait multiplier les exemples de cette mise en relation et en cohérence qu'opère l'enseignant entre ce travail de conceptualisation et de réflexion que produisent les élèves, et les contenus "savants" qui alimentent et enrichissent cette réflexion.
Le point important ici, n'est pas de "déballer" ces contenus mais de les suggérer, de les proposer au gré des surgissements et des besoins, de les commenter puis de les intégrer à la réflexion, ici et maintenant, en identifiant avec eux, en lien avec leurs propos, les différentes pistes qui constitueront la problématique du thème abordé.
2) Analyse
En quoi cette situation de conceptualisation est-elle favorable à l'implication de l'élève ? Centrée sur son activité, elle le promeut non seulement acteur mais auteur de ce qui va être retenu, même si l'enseignant par les apports qu'il fournit enrichit, régule et organise la réflexion. Auteur reconnu car l'élève voit, mi-réjoui, mi-étonné (parfois inquiet de cette promotion) que ses propos (les termes essentiels) sont relevés, retenus et écrits tels quels au tableau par le professeur qui, comme pour un auteur du programme, note son nom (ici son prénom). Valeur symbolique pour l'élève riche d'implication :
- On (la classe, l'enseignant) tient compte de ce qu'il pense. Il devient un interlocuteur à part entière. Sa parole vaut pour ce qu'elle est.
- Ce qu'il pense s'inscrit aux yeux de tous et perdure (un temps, au tableau, dans les cahiers des collègues au moins l'année scolaire).
- La paternité (ou ici maternité) des propos est signalée. L'élève devient auteur. C'est aussi un référent ; on le cite ensuite dans l'élaboration de la problématique en la reliant à des auteurs illustres. (il fait partie maintenant d'un collège, sinon d'un cercle, voir même d'un cénacle !). Plus avant, dans le cours, ou plus tard durant l'année, son apport sert de point d'ancrage, de levier de réactivation de la réflexion, de pont ou de lien car bien identifié parce que vécu intimement et avec plaisir (cf. Béatrice Chevalier, Apprendre au collège, Nathan). On sait à, ce titre, l'importance et l'influence du système lymbique dans la qualité d'un apprentissage, notamment dans le registre de la mémorisation.
Du côté des postures, leur inversion manifeste (les élèves dictent, l'enseignant écrit) amuse, excite puis intéresse beaucoup les élèves qui se "prennent au jeu", donnent des conseils ("écrivez plus gros ! Utilisez la craie jaune !"), des consignes ("n'écrivez que sur le tableau central, on ne voit rien nous !"), ou même des ordres ("vous pouvez vous pousser ?").
Plus étonnante encore leur apparaît l'attitude de l'enseignant qui les rejoint au coeur de la classe. J'entends encore le murmure qui accompagne ce déplacement pour noter, avec elles, ce qu'elles m'ont précédemment dictées : "Mais qu'est-ce que vous faites ?". Passe encore, pour conseiller telle ou telle élève de s'asseoir auprès d'elle, mais que devient un professeur quand il fait comme les élèves?
Surprendre, changer les habitudes scolaires, modifier les représentations des rôles et des statuts de chacun, apprendre dans le risque et l'originalité au plus près de ce qui peut convenir, ici et maintenant, ensemble dans un esprit convivial et de respect mutuel en déclenchant le désir et en entretenant le plaisir d'apprendre, celui de réfléchir, telle nous semble être la tâche essentielle dévolue à l'enseignant qui veut favoriser l'implication de ses élèves.
"Le rapport scolaire au savoir", nous dit Philippe Perrenoud, "sérieux, dépendant, sans distance critique ni esprit ludique, n'est pas favorable à une pratique réflexive, qui exige de penser par soi-même et de se servir de ses savoirs de façon pragmatique et risquée". Et il poursuit : "L'instrument principal de la pratique pédagogique, ce ne sont pas les manuels, le programme, les technologies, mais l'enseignant lui-même, sa capacité de communiquer, de donner du sens, de mettre au travail, de créer des synergies entre les élèves, de relier les savoirs, de réguler des apprentissages individualisés". (Philippe Perrenoud, Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, ESF 2001).
Ce sont effectivement ces synergies, ces mises en relation, ces régulations qu'il nous importe de créer pour mieux faire que l'élève s'implique et c'est ainsi que nous nous sentons nous même impliqué.