Revue

Niger : plaidoyer pour une nouvelle didactique philosophique comme condition du renouvellement de la philosophie

Dans La Condition Postmoderne, Jean François Lyotard parle du délitement du lien social caractéristique de la postmodernité. On pourrait à juste titre parler du délitement du lien philosophique caractéristique de la mondialisation. C'est pourquoi à mon tour, de joindre ma voix à toux ceux qui ont félicité le Pr Semou Pathé Gueye d'avoir créé à Dakar, depuis près de quatre ans, les conditions du lien philosophique entre praticiens de tous les continents.

La proclamation de la fin de la philosophie n'est pas nouvelle, mais elle revient toujours comme un "serpent de mer". Cependant, comme le dit Cornélius Castoriadis, dans Le Monde Ensorcelé, "la fin de la philosophie signifierait ni plus ni moins que la fin de la liberté. La liberté n'est pas menacée seulement par les régimes totalitaires ou autoritaires. Elle l'est aussi, de manière plus cachée mais non moins forte, par l'atrophie du conflit et de la critique, l'expansion de l'amnésie et de l'irrelevance, l'incapacité croissante de mettre en question le présent et les institutions existantes, qu'elles soient proprement politiques ou qu'elles portent les conceptions du monde. Dans cette critique, la philosophie a toujours eu une part centrale, même si son action a été la plupart du temps indirecte. Cette action est entrain de disparaître, d'abord et surtout sous le poids des tendances social-historiques contemporaines. Mais un effet de ces tendances, qui les renforce à son tour, est l'influence de l'adoration heideggérienne et postheideggerienne de la "réalité brute", et les proclamations heideggériennes "nous n'avons rien à faire", "il n'y a rien à faire". La combinaison des deux se laisse aisément voir dans la glorification de la pensée molle et flexible explicitement adaptée à la société des médias." (1990. p.281-282). Ces mots de Castoriadis offre un parfait diagnostic du malaise philosophique actuel. Comment en est-on arrivé là?

Il ne s'agit pas de penser contre la tradition philosophique elle-même, ni de s'interroger sur l'efficace ou de repenser la validité d'une pratique, ou même de la fonder autrement. Il s'agit d'examiner son rapport au temps et les modalités de son exercice tant en matière de prise en charge des problèmes actuels, liés à la marche du monde, ou encore sur le plan didactique et pédagogique de son enseignement. Toutes ces questions procèdent d'une même problématique. Comment enseigner la philosophie aujourd'hui.

LES PROBLEMES PHILOSOPHIQUES LIES A LA MONDIALISATION, OU L'URGENCE DU PHILOSOPHER

Quelle est la situation de référence qui nous parle et nous interpelle ? La mondialisation se proclame unidimensionnelle, mais jamais le monde n'a été aussi pluriel, multiple, divers, morcelé, engendrant la fracture sociale et l'intolérance. Il y a les désillusions du progrès, sur le plan économique et social, l'augmentation du chômage et des phénomènes d'exclusion. Les tensions couvent et explosent entre les nations, entre groupes ethniques ou à propos des injustices accumulées sur les plans économique et social. Comment apprendre à vivre ensemble dans le village planétaire si nous ne sommes pas capables ou si nous ne voulons, si nous ne pouvons pas vivre dans nos communautés naturelles d'appartenance ?

Dans le Rapport à l'Unesco de la Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, coordonné par Jacques Delors et publié en 1996, intitulé L'Éducation : Un trésor est caché dedans, on peut lire les grandes tensions du monde actuel à surmonter, que nous considérons comme les problèmes philosophiques qui nous interpellent. Il y a neuf tensions majeures :

  • la tension entre le global et le local : apprendre à devenir citoyen du monde sans perdre ses racines, et en participant activement à la vie de sa nation et des communautés de base ;
  • la tension entre l'universel et le singulier : la mondialisation a ses promesses et ses risques dont le moindre n'est pas l'oubli du caractère unique de chaque personne, sa vocation à choisir son destin et réaliser ses potentialités. Elle réalise ce que Herbert Marcuse a appelé "l'homme unidimensionnel". L'homme est en train de devenir comme le modèle ou la copie d'un produit industriel : une même identité qui s'exprime à travers les mêmes besoins et une universalité de condition ;
  • la tension entre la tradition et la modernité : apprendre à s'adapter sans se renier, construire son autonomie en dialectique avec la liberté et l'évolution, maîtriser les progrès et se les approprier utilement. Il y a un sentiment de vertige chez nos contemporains, écartelés entre cette mondialisation dont ils voient et parfois supportent les manifestations, et leur quête de racines, de références, d'appartenances ;
  • la tension entre le long terme et le court terme, c'est à dire la domination de l'éphémère et de l'instantanéité dans un contexte où le trop plein d'informations et d'émotions sans lendemain ramène sans cesse à une concentration sur les problèmes immédiats. Les opinions veulent des réponses et des solutions rapides, alors que beaucoup des problèmes rencontrés nécessitent une stratégie patiente, concertée et négociée de réforme. Comme dit le philosophe Bachelard, "l'opinion traduit des besoins en connaissance", c'est-à-dire en certitude ou en vérité éternelle ;
  • la tension entre l'indispensable compétition et la nécessité de l'égalisation des chances et de l'équité ;
  • la tension entre l'extraordinaire et rapide développement de la science, des connaissances et des techniques, et nos capacités d'assimilation et d'absorption ;
  • la tension entre le spirituel et le matériel. La soif d'idéal et de valeurs morales est de plus en plus pressante ;
  • la tension entre une culture traditionnelle fondée sur l'autorité et la culture démocratique avec des exigences de fonctionnalité qui sont des défis aux notions traditionnelles de hiérarchie, d'autorité ;
  • les tensions liées aux insuffisances et aux difficultés du système démocratique actuel : la démocratie est en net progrès au nord comme au sud, selon des formes adaptées à la situation de chaque pays, mais sa vitalité est constamment menacée. C'est à l'école que doit commencer l'éducation à une citoyenneté consciente et active.

Ce rapport est un véritable trésor, comme l'indique son titre, pour tous ceux qui sont engagés dans l'éducation et qui se préoccupent des problèmes actuels. Il pose les questions fondatrices, des questions éminemment philosophiques qui renouvellent toutes celles déjà anciennes de l'être dans le monde, l'être et le temps.

DIVORCE DE LA PHILOSOPHIE D'AVEC LE TEMPS

Il y a un divorce de la philosophie d'avec le temps, au cours de son histoire. Ce divorce équivaut à un oubli du temps, voire à un abandon du temps, de la "réalité brute" (Heidegger), des "factas bruta" (Adorno). La philosophie s'est-t-elle dotée des moyens conceptuels pour penser la mondialisation?

Dans la Dialectique de la Raison, Adorno et Horkheimer abordent la question de l''intemporalité de l'exigence du renouvellement de la pensée critique comme "une pétition de principe": "Nous n'avons pas le moindre doute que dans la société, la liberté est inséparable du penser éclairé. Mais nous croyons avoir tout aussi nettement reconnu que la notion même de ce penser, non moins que les formes historiques concrètes, les institutions de la société dans lesquelles il est imbriqué, contiennent déjà le germe de cette régression qui se vérifie partout de nos jours. Si la raison n'entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression, elle scellera son propre destin" (p. 15). "Le monde entier est contraint de passer dans le filtre de l'industrie culturelle. La vieille expérience du spectateur de cinéma qui retrouve dans la rue comme prolongement du spectacle qu'il vient de quitter (...) Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film. Le film sonore surpassant en cela le théâtre d'illusions, ne laisse plus à l'imagination et à la réflexion des spectateurs aucune dimension dans laquelle ils pourraient se mouvoir, s'écartant des événements précis qu'il présente sans cependant perdre le fil, si bien qu'il forme sa victime à s'identifier directement avec la réalité. Aujourd'hui, l'imagination et la spontanéité atrophiées des consommateurs de cette culture n'ont plus besoin d'être ramenées d'abord à des mécanismes psychologiques" (p.135). Ces mécanismes sont dès lors paralysés. La citoyenneté peut-elle être active au sens kantien, dans ce contexte d'une telle raison instrumentalisée, une pensée unique, unidimensionnelle, atrophiée?

"La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué. Le jugement sommaire selon lequel elle n'aurait fait qu'interpréter le monde et que par résignation devant la réalité, elle se serait aussi atrophiée en elle-même, se transforme en défaitisme de la raison après que la transformation du monde ait échoué." (p.11).

La philosophie peut-elle servir à quelque chose? Cette question est celle qui a le plus rythmé le rapport de la philosophie au temps et au réel. Pourtant rien ne doit les opposer. "Ce que le concept enseigne, l'histoire le montre avec la même nécessité" (Hegel). Puisqu'elle doit servir l'institution qui est au service de la cité : formation à la citoyenneté et formation à la culture de la paix. Ces mots ne sont certes pas utilisés dans les instructions dites de 1925 en France, toujours en vigueur ; mais mot pour mot, Anatole de Monzie parlant de ce qu'on pourrait appeler "le service public de la philosophie", y voit le moyen de faire des élèves " des hommes de métier capables de voir au-delà du métier, des citoyens capables d'exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique". Ce qui fait dire à Laurence Cornu, que "désengagé de toute perspective utilitaire, l'enseignement de la philosophie est cependant orienté par la possibilité d'un triple "usage", intellectuel, humain et démocratique (...). Prenant acte de leurs études, de leur avenir dans un métier, et de leur existence de citoyen, il n'est aucunement étranger aux préoccupations temporelles des élèves" (Laurence Cornu, "Le Sens Commun" in La Philosophie à la croisée des chemins, p.16).

ÉCHEC DE LA PHILOSOPHIE À S'ADAPTER À L'ÉVOLUTION DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES?

Ne faut-il pas repenser le rapport de la philosophie à la science? Tous ceux qui s'intéressent à l'exception française, pour parler comme Antoine Spire, peuvent constater que les philosophes résistent et ont toujours résisté à l'idée de réforme. On peut lire le très monumental ouvrage La Philosophie saisie par l'Etat qui contient des écrits sur l'enseignement philosophique en France de 1789 à 1900. À quoi sert donc la philosophie ? Dominique Lecourt conseille fermement de ne pas céder à une "vague de suspicion pouvant tourner à la peur panique et au rejet brutal" face à tout projet de réforme. Il fallait bien "défendre" et "étendre" l'enseignement de la philosophie, mais il s'agissait "d'abord de le transformer, de le redéfinir. Entendue comme libre exploration des possibles dans les perspectives ouvertes par la rationalité existante, sa jonction pourrait s'opérer concrètement dans les institutions d'enseignement et de recherche avec chacune des disciplines intellectuelles qui contribuent au progrès du savoir et à l'ajustement, toujours conflictuel, des pensées normatives" (Dominique Lecourt, À Quoi sert donc la philosophie ?PUF, 1993, p. 11).

POUR UNE NOUVELLE DIDACTIQUE DE LA PHILOSOPHIE

Quel statut pour l'enseignement philosophique dans le contexte d'une légitimation de l'enseignement par la performativité, et dans lequel comme le dit Jean-François Lyotard, dans La Condition Postmoderne, "l'effet à obtenir est la contribution optima de l'enseignement supérieur à la meilleure performativité du système social", pour lequel "il devra donc former les compétences qui sont indispensables à ce dernier" ? Précédemment, dit J.-F. Lyotard, "la finalité de l'enseignement comportait la formation et la diffusion du modèle général de vie, que légitimait le plus souvent le récit de l'émancipation. Dans le contexte de la délégitimation, les universités et les institutions de l'enseignement supérieur sont désormais sollicités pour former des compétences, et non plus des idéaux : tant de médecins, tant de professeurs de telle et telle discipline, tant d'ingénieurs, tant d'administrateurs, etc. La transmission des savoirs n'apparaît plus, poursuit Lyotard, comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d'assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin (Lyotard, 1979).

S'il faut rappeler le lien indissoluble entre la philosophie et la liberté, il y a assurément un risque de voir disparaître l'esprit critique au profit d'un esprit positif, efficace, platement réaliste. Apprendre à la jeunesse la philosophie, c'est apprendre que le monde est ouvert, qu'il y a derrière les décisions des choix, des enjeux, des conceptions du monde et de l'homme. C'est pourquoi, il faut que l'enseignement ne se réduise pas à "une meilleure performativité", mais qu'il soit la possibilité d'éclairer le fondement des choix, des orientations qui seules donnent sens aux décisions. La grande tromperie, c'est de croire ou de dire qu'il n'y a qu'un seul monde possible.

Au regard de ce qui précède et des figurations historiques du "philosopher" dans les oeuvres philosophiques, dans l'enseignement secondaire et supérieur, comment refonder une didactique philosophique qui puisse réinvestir les quatre questions kantiennes dans le contexte de la mondialisation pour le dialogue des cultures et une paix universelle durable? L'enseignement de la philosophie présente certes des difficultés particulières, elle n'est pas une discipline comme les autres, mais les raisons sont rarement analysées ; les conséquences de sa singularité pour ne pas dire sa spécificité, sont rarement assumées sur le plan pédagogique et didactique, entraînant l'oubli de l'élève. Quel lien entre l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur? Les enseignants du supérieur se préoccupent-ils du secondaire? Si la plupart n'y ont fait qu'un bref passage, ils accueillent des étudiants qui ont été les élèves de leurs collègues du secondaire, et surtout ils ont la mission de former les futurs enseignants du secondaire.

Les sciences sont de façon générale indissociablement liées à une pédagogie et à une didactique, peut-on constater. Mais concernant la philosophie, c'est la chose la moins communément admise ou consensuelle. Dire que "la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie", c'est signifier qu'entre philosophie et non philosophie, il n'y a pas de place pour un discours de la méthode d'enseignement ou une analyse de la relation pédagogique, didactique, qui ne soient déjà lisibles dans le Ménon ou le Traité de la réforme de l'entendement. Et pourtant, il ne faut pas oublier l'élève qui devra, demain, reproduire la tradition philosophique.

Il y a chez les enseignants que nous sommes le refus de présupposer que l'apprentissage du philosopher doit aller de soi, avec le risque de ne pas être réceptif à toutes les difficultés que nos élèves rencontrent dans l'invitation de la mise à l'épreuve du "risque de la pensée". Engager l'élève dans le travail de la pensée, l'aider à accéder au sens de la réflexion philosophique, de la lecture et de l'écriture philosophie, exige d'inventer en permanence, ce que Nicole Grataloup appelle des procédures de "travail de langue, comme travail de la pensée" et de produire ce que Chantal Demonque appelle "les chaînons manquants" sans lesquels il n' y a pas de véritable respect de l'élève.

Il y a cinq exigences fondamentales, voire fondatrices, que la didactique philosophique doit intégrer et concilier :

  • l'idée de la philosophie et de ses exigences historiques. Isoler la philosophie de son histoire, c'est la déposséder de ce qui l'a historiquement constituée et fondée ;
  • l'idée que la philosophie a toujours été lié aux problèmes du temps. L'échec de la classe de philosophie vient du fait qu'éloignée du vécu des élèves, elle apparaît comme une pensée dépassée par le temps et sans lien ni avec l'espace ni avec le temps. Et pourtant appliquer la philosophie au temps et à l'espace, nous paraît être la condition même du renouvellement de la pensée philosophique ;
  • l'idée qu'enseigner la philosopher au lycée ou à l'université est une fonction qui prend sens et place dans une institution. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le titre de Jean Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, publié aux Éditions de Minuit (Collection "Le sens Commun", 1988, 178 pages) ;
  • l'idée que la philosophie enseignée en classe terminale et à l'université est une discipline scolaire, et pour ce nécessite des précautions didactiques et pédagogiques qui doivent absolument adapter le mouvement du concept au rythme et au niveau mental de l'élève ;
  • l'idée qu'être professeur de philosophie est un métier, une fonction. Canguilhem parle du "métier de philosophe". Il y a du métier, et beaucoup de métier, à apprendre à penser dans le mouvement de sa propre pensée, ou vice versa, à penser soi-même en apprenant à penser. Ce qui fait de la philosophie "un acte commun de pensée entre l'élève et le maître" pour reprendre cette expression que l'Inspecteur Général français Jean-Yves Château, commentant Aristote, aimait à répéter aux enseignants de philosophie qu'il observait en classe ;
  • l'idée que l'école publique est fondée sur un contrat, celui de la formation des futurs citoyens. Dans un monde qui aspire à la démocratie, la philosophie a un rôle important à jouer dans l'appropriation des principes démocratiques, du respect de la différence, de la culture de la paix et de la tolérance entre les hommes et les peuples, entre les religions et entre les idéologies différentes. L'irruption de la violence et de l'intolérance dans le monde d'aujourd'hui traduit à la fois un manque et un besoin de philosophie.

Dans les pratique des classes, bien des collègues pensent que le jugement va de soi, "ne s'apprend pas mais s'exerce ", l'expression est de Laurence Cornu. Si l'objectif de l'institution de l'enseignement philosophique au secondaire est de former le jugement par l'exercice de la pensée, comme l'indique bien Anatole de Monzie, nous devons assumer les conséquences didactiques et pédagogiques de cet objectif, parce que nous ne les avons pas suffisamment assumées.

Sur le plan institutionnel, cela suppose une réorganisation de l'enseignement dans le secondaire et le supérieur, la non dissociation dans le temps et l'espace de la formation disciplinaire et de la formation pédagogique professionnelle, la complicité entre université et Ecole normale, ou ailleurs, entre université et IUFM. Il s'agit de former cumulativement à l'acquisition des deux compétences disciplinaire et didactique. Cette exigence nous paraît fondamentale pour préparer le futur enseignant non pas à penser pour l'élève ou à reproduire des pensées mortes pour l'élève, mais à penser avec l'élève dans le respect des exigences disciplinaires et du niveau mental de l'élève.

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