Revue

Québec : philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein

Implication sur la démarche d'intervention au profit des élèves présentant des difficultés d'ordre comportemental

Implication sur la démarche d'intervention au profit des élèves présentant des difficultés d'ordre comportemental

"La raison pour laquelle les Esquimaux disposent de tant de mots pour la neige, et les nomades (du désert) de tant de mots pour le jaune-brun, et non pas vice versa, est évidente. Les hommes parlent selon ce que leur dicte leur mode de vie et leur activité pratique." (Schaff, 1965; p. 173)

Résumé de l'article : dans ses Recherches philosophiques, Ludwig Wittgenstein a apporté une solution originale à des problèmes philosophiques complexes. Prenant appui sur la méthode philosophique qu'il adopte dans cet ouvrage, le présent article propose quelques idées susceptibles d'orienter favorablement la démarche d'évaluation-intervention mise au profit des élèves présentant des difficultés d'ordre comportemental. À la voie de l'explication, Wittgenstein privilégie celle de la description des problèmes, proposant ainsi le passage de l'habituel "pourquoi" au "comment". Les notions de "jeu de langage" et de "forme de vie" sont aussi introduites, lesquelles permettent de contextualiser les problèmes, et de par la flexibilité qu'elles supportent, d'ouvrir le champ des possibilités d'intervention.

Dans un avis sur les élèves en difficulté de comportement au primaire, le Conseil supérieur de l'éducation (2001) rapporte qu'au Québec, aux États-Unis et en Europe, "le nombre de jeunes considérés comme ayant des problèmes de comportement a augmenté de manière importante depuis les quinze dernières années" (p. 6). Dans un avis précédent (1998), il fait aussi état des "besoins de plus en plus diversifiés, aigus et précoces" (p. 9) des jeunes d'aujourd'hui. Plus récemment, dans un ouvrage consacré aux élèves qui présentent des troubles du comportement, Massé, Desbiens et Lanaris (2006) soulignent que même s'il y a une diminution des effectifs scolaires au Québec, la population "des élèves présentant des troubles du comportement ne cesse d'augmenter" (p. 2). Ils précisent par ailleurs que le problème posé par ces élèves est tel qu'une large part des enseignants et autres intervenants se sentent insuffisamment outillés pour y faire face.

En quoi l'héritage philosophique de Ludwig Wittgenstein est-il d'un intérêt en ce qui concerne la situation qui prévaut dans les écoles québécoises ? Ses préoccupations philosophiques et ses écrits, disons-le hermétiques, ne sont-ils pas très éloignés de ce qui se passe au quotidien dans les écoles ? En quelques mots, son intérêt est d'avoir apporté une réponse originale à de nombreux problèmes philosophiques complexes, et ce, en les abordant d'une manière très différente de ce qui était établi par tradition. Peut-être y a-t-il un enseignement à en tirer, d'autant plus qu'il considère que le traitement d'une question philosophique s'apparente à la façon dont "on traite une maladie" (parag. 255)1. Cet article présente la façon dont Wittgenstein, dans ses Recherches philosophiques (2004)2, conçoit le langage. La posture qu'il y adopte est particulière. Afin de cerner le sens véritable du langage, il s'est préoccupé de décoder comment il fonctionne concrètement. Pour ce faire, il a nettement privilégié une approche descriptive à l'explication. Bref, il s'est laissé guider par la question: Comment parvenons-nous à nous comprendre ? Délaissant tout présupposé théorique sous-jacent à cette interrogation, il a tenté d'y répondre en décrivant comment ça se passe au fil de ce qu'il nomme des "jeux de langage" entre personnes qui communiquent dans un contexte ou dans une "forme de vie" donnée. De la perspective qu'il adopte, il est possible de dégager des implications substantielles au sujet de la démarche d'évaluation-intervention.

Pour le lecteur peu ou pas familier avec Wittgenstein et sa philosophie, il est indiqué de préciser que la qualité de son héritage est largement reconnue. Kopytko (2006) affirme en effet qu'il est "considéré par plusieurs comme le plus grand penseur du dernier siècle" (p. 792). D'ailleurs, dans une enquête conduite en 1998 auprès de philosophes professionnels, Wittgenstein a été classé comme le cinquième plus grand philosophe de tous les temps, après Aristote, Platon, Kant et Nietzsche (Kanterian, 2007). Concernant l'ouvrage Recherches philosophiques dont il sera plus spécifiquement question dans le présent article3, Hacker (2000) y voit "une conception révolutionnaire de la philosophie, une approche entièrement nouvelle de la philosophie du langage..." (p. 6). Dans une autre enquête effectuée en 2000, cet ouvrage a d'ailleurs été reconnu comme l'oeuvre philosophique la plus importante du vingtième siècle (Kanterian, 2007).

Ne pense pas, regarde plutôt !(parag. 66)

Wittgenstein a le crédit d'avoir abordé de façon différente et originale ses Recherches philosophiques. La posture qu'il y adopte se démarque nettement de la pratique philosophique usuelle, ce qui le situe dans une classe résolument à part. Stroll (2002) précise que si la philosophie prétend pouvoir soulager la légèreté et l'inconsistance de la pensée ordinaire, Wittgenstein croyait au contraire que ce sont plutôt les philosophes qui ont tendance à "faire lever la poussière et à se plaindre ensuite qu'ils ne peuvent plus voir" (p. 5). Ce serait donc eux qui auraient besoin d'être soulagés. Ainsi, dans l'avant-propos des Recherches philosophiques, on annonce l'utilisation d'un "langage courant... délibérément banal... le philosophe (devant), selon (Wittgenstein), s'efforcer de parler le langage de la quotidienneté" (p. 8). Dans sa remarque 116, il précise en outre que "nous reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien". Selon la posture particulière qu'il adopte, la quête d'explications complexes et toujours plus profondes ne conduirait pas à une compréhension accrue des choses mais contribuerait au contraire à y ajouter encore plus de confusion.

À titre d'illustration, considérons ce passage de la remarque 89 dans laquelle Wittgenstein cite Saint Augustin: "Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; si je veux l'expliquer à quelqu'un qui me le demande, je ne le sais plus." (Les confessions, XI, 14). Alors que Saint Augustin faisait preuve de sa maîtrise du temps dans le cadre de ses activités quotidiennes, le problème prenait forme et se complexifiait au fil de ses réflexions sur la notion de temps. À tenter d'analyser celle-ci, il s'éloignait en quelque sorte du temps qu'il maîtrisait et s'engageait en "terrain glissant (sur lequel) nous ne pouvons plus marcher" (parag. 107). De façon imagée, Wittgenstein propose de se déplacer sur une voie offrant une meilleure traction. Selon lui, "nous avons besoin de frottement. Revenons donc au sol raboteux !" (parag. 107). Concernant la nature de ce sol raboteux qu'il met à l'avant scène de ses investigations, il précise que "nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu'une description" (parag. 109).

Transposons la posture adoptée par Wittgenstein à la démarche d'évaluation-intervention mise en oeuvre au profit des élèves en difficulté. Alors qu'au préalable à l'intervention, il est usuel de tenter de cerner les causes des difficultés de l'élève, une orientation différente serait à encourager. À la recherche d'une explication ou du pourquoi des difficultés, on privilégierait plutôt une approche axée sur la description ou sur le comment. Dans son cadre de référence pour l'établissement des plans d'intervention, le Ministère de l'éducation du Québec (2004) propose entre autres orientations d'"adopter une vision systémique de la situation de l'élève" (p. 16). Prenant appui sur cette seule orientation, l'"évaluation multidimensionnelle" (p. 26) conduite en vue d'orienter la recherche de solutions est susceptible de porter sur une pluralité de facteurs d'ordre personnel, scolaire, familial et social. Aussi, lors d'une rencontre portant sur l'élaboration d'un plan d'intervention, l'évaluation est à même d'occuper un temps substantiel, à la mesure des facteurs invoqués, des subtilités apportées et de l'ampleur des échanges visant à asseoir une compréhension partagée par les participants. Sur la lancée de l'explication, le point de vue systémique a certes l'avantage de prendre en compte l'ensemble des causes potentielles des difficultés de l'élève. Cependant, selon Wittgenstein, la piste de l'explication aurait le désavantage de conduire en terrain glissant et force est de constater qu'elle est peu économique au plan pratique.

Pour l'enseignant, la présence d'un ou de quelques élèves en difficulté dans sa classe s'ajoute au mandat déjà imposant de la gestion pédagogique d'un groupe de près de trente élèves. Lorsque les difficultés sont d'ordre comportemental, la situation est d'autant plus aiguë. En effet, alors que l'enseignant est un spécialiste en matière d'enseignement et d'apprentissage, sa formation demeure limitée en ce qui concerne l'intervention auprès des enfants qui présentent des difficultés comportementales4. Bien qu'il puisse compter sur l'expérience acquise au fil des années, l'apport de collaborateurs n'en demeure pas moins nécessaire, notamment celui des parents et de spécialistes du milieu scolaire. Précisons que les besoins de ses élèves se manifestent concrètement dans sa classe et que c'est bel et bien au quotidien de son travail qu'il devra y répondre, et ce, avec d'autant plus d'empressement lorsque les difficultés rencontrées interfèrent avec son enseignement ou l'empêchent même parfois d'enseigner. Aussi, lors d'une rencontre visant à établir un plan d'intervention, si la conversation s'étend et s'engage un peu trop en terrain glissant, passant d'une explication à l'autre, c'est généralement l'enseignant qui affirme son désir de revenir en sol raboteux, c'est-à-dire au terre à terre du quotidien qu'il partage avec l'élève. Motivé par un souci pratique, il aspire alors à une conversation plus directement pertinente à l'identification des solutions concrètes qu'il lui sera possible d'appliquer sans trop tarder.

À la motivation pratique de l'enseignant, Wittgenstein ajoute un appui théorique ou philosophique à la mise en valeur du quotidien, à l'importance accordée à sa description. D'après lui, toute explication a pour effet d'ajouter un élément nouveau à ce que nous savions déjà et, d'ajout en ajout, on chemine vers un niveau de plus en plus profond de compréhension. La démarche d'explicitation implique ainsi une distanciation parallèle de ce qu'on tente d'appréhender. On procède d'une façon telle que les choses n'auraient d'intérêt qu'en fonction d'autres choses auxquelles elles seraient reliées. Par exemple, de certains comportements dérangeants d'un élève, on pourrait passer à la notion d'"hyperactivité", de là à une problématique d'ordre neuropsychologique, laquelle pourrait référer à une difficulté d'attention ou d'autocontrôle, ou encore à la façon dont l'enfant traite cognitivement les stimuli provenant du milieu,... Adoptant une terminologie usuelle en milieu scolaire, on pourrait évoquer le besoin d'attention, le manque de confiance ou la faible estime de soi de l'élève. Il y a aussi les probables renvois au passé de l'enfant, à sa famille,... Ce faisant, non seulement on s'éloigne de ce qui se passe en classe, mais on trace un portrait de plus en plus glissant de la situation. Une explication étant toujours susceptible d'en appeler une autre, il reste à déterminer celle/s où le glissement pourra être interrompu. De l'ensemble des nombreux facteurs en cause, lesquels méritent d'être privilégiés? Pour quelle/s raison/s? Sur quel/s critère/s fonder le choix qui sera fait? Pour Wittgenstein, chercher à comprendre le fond ou l'essence des choses ou encore investiguer ce qui se cache dessous ou derrière celles-ci a pour effet de limiter l'attention portée à ce qui se passe, à ce qui est directement "offert à la vue" (parag. 126). Les passages suivants tirés des remarques 89 et 103 sont explicites sur ce point :

La logique qui est à la base de toutes les sciences "explore l'essence de toutes choses. Elle cherche à voir le fond des choses, et n'est pas censée se préoccuper du fait que ce qui se produit est tel et tel. "Elle ne provient pas d'un intérêt pour les faits qui se produisent..., mais d'une aspiration à comprendre le fondement, ou l'essence... Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste. C'est en effet cela qu'en un certain sens nous semblons ne pas comprendre." (parag. 89)

"L'idée est en quelque sorte posée sur notre nez comme des lunettes à travers lesquelles nous verrions ce que nous regardons. Il ne nous vient même pas à l'esprit de les enlever." (parag. 103)

La science exerce une telle attraction que nous sommes tentés d'en transposer la méthode dans d'autres domaines. Pour ce qui est des problèmes d'ordre philosophique, Wittgenstein considère que la voie de l'explication conduit plutôt dans le brouillard et que d'ajouter encore plus d'éléments n'aide pas vraiment. Il précise: "Pour y voir plus clair, nous devons... examiner en détail... considérer de plus près ce qui se passe" (parag. 51). À Saint Augustin qui s'engage dans une impasse en analysant la notion de temps, Wittgenstein suggèrerait donc d'observer ce qui se produit au quotidien lorsqu'il fait preuve de sa maîtrise du temps. Aux enseignants et autres intervenants scolaires, il proposerait de prêter attention aux détails d'une situation problème, de façon à en dégager une vue d'ensemble. Il les inviterait à demeurer à proximité de ce qui se passe au quotidien, de ce qui leur est déjà familier. S'il les encouragerait à "voir les connexions" (parag. 122), il les mettrait aussi en garde contre la tendance à aller au-delà de ce qui est manifeste, à tirer des conclusions à partir d'une théorie, d'un concept ou d'une grille d'analyse. Question d'ajuster leur regard, il leur apporterait en outre cette précision : "Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés du fait de leur simplicité et de leur banalité. (On peut ne pas remarquer quelque chose - parce qu'on l'a toujours sous les yeux.)" (parag. 129) "Comme tout est là, offert à la vue, il n'y a rien à expliquer. Car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas." (parag. 126)

Dans leur approche orientée vers les solutions, de Shazer et al. (2007) s'inspirent largement de Wittgenstein. Au sujet de la place importante que ce dernier réserve à la description, ils soulignent que cela ne va pas sans poser de difficultés aux intervenants. Portés à rechercher et à dégager des conclusions de ce qu'ils observent, ils doivent "travailler fort pour simplement demeurer à la surface5" (p. 106) et s'abstenir ainsi de toute hypothèse ou explication. Délaissant toute théorie, ils doivent parvenir "... à considérer ce qui leur semble de toute évidence incomplet, comme quelque chose de complet" (Wittgenstein, cité par de Shazer et al., 2007; p. 106).

"Si la simple description est aussi difficile, c'est qu'on croit nécessaire d'assembler les faits pour parvenir à les comprendre. Comme si quelqu'un voyait des pièces de couleur éparpillées sur un écran et se disait qu'elles sont inintelligibles telles que présentées; elles n'ont du sens que lorsque quelqu'un parvient à leur donner une forme. - Alors, je veux dire: Tout est là. (Si vous leur donnez une forme, vous les falsifiez.)6" (Wittgenstein, Remarks on the Philosophy of Psychology; cité par de Shazer et al., p. 128).

En quoi la seule description d'un problème peut-elle aider à le résoudre ? Wittgenstein croyait qu'un problème bien posé est un problème résolu. Aussi, si "un problème philosophique est de la forme: 'Je ne m'y retrouve pas'." (parag. 123), il s'agit alors de poser le problème de façon à pouvoir dire: "Maintenant, je sais comment continuer..." (parag. 154). La quête d'une représentation claire ou synoptique7 est l'avenue qu'il propose pour ce faire. Celle-ci consiste précisément "à amasser des souvenirs dans un but déterminé" (parag. 127), bref à dénouer les noeuds du problème en cherchant "à clarifier sans expliquer" (Monk, 1993; p. 499). Ce qui est manifeste est déjà là, directement accessible, mais il reste à remanier ou à réorganiser les observations de façon à ce qu'un sens nouveau et plus favorable puisse émerger. Cependant, alors que la constitution d'une représentation claire ne poserait pas en soi de difficulté particulière (Maurice, 2006), le langage utilisé pour y parvenir est pour Wittgenstein source de confusion.

Les notions de "jeu langage" et de "formes de vie"

"(Wittgenstein) était surtout convaincu que bien des erreurs auraient pu être évitées... si on avait accepté de s'exprimer à l'intérieur des limites du langage ordinaire, sans chercher à construire des langages artificiels..." (Lanteigne, 2007; p. 10)

Dans sa première philosophie, celle du "Tractatus Logico-Philosophique" (1921), Wittgenstein concevait le langage en tant que représentation, correspondance ou reflet du monde. Guidé par l'idée selon laquelle "la forme logique du langage est la forme même du monde", il s'est attelé à la tâche unique selon lui de la philosophie, celle de la "clarification logique de la pensée" (Tractatus parag. 4.112). Son ouvrage a été accueilli très favorablement, apportant un appui indéniable à la doctrine du positivisme logique, laquelle considère que la connaissance doit prendre appui sur des données sensorielles, sur l'expérience scientifique et sur la mathématique. De plus, seule la raison ou la logique permettrait de conférer un sens à ces données, donc de conduire à des connaissances certaines. Selon un tel point de vue positiviste, sur la base d'une collecte de données factuelles sur la situation d'un élève en difficulté et sur leur considération minutieuse, voire logique ou scientifique, et ajoutons professionnelle, il serait possible d'en dégager une compréhension ou représentation vraie.

Dans sa seconde philosophie, Wittgenstein a récusé la perspective qu'il avait développée initialement. D'une théorie de la représentation, il est passé à une approche pragmatique du langage. Au lieu de rechercher le sens fixe ou absolu d'un mot dans un dictionnaire, une encyclopédie ou un ouvrage spécialisé, il propose d'en trouver la signification dans l'usage concret et quotidien qui en est fait. Un mot est bien davantage qu'une simple dénotation ou représentation d'une chose et aucun écrit ne peut en fixer une fois pour toute la signification. Du point de vue pragmatique que le second Wittgenstein adopte, le sens d'un mot se développe et s'enrichit de connotations diverses au fil de son utilisation concrète. Bref, selon lui, "la signification d'un mot est son emploi dans le langage" (parag. 43).

Considérons un terme fréquemment utilisé en milieu scolaire, celui d'"hyperactivité". Précisons d'abord qu'il s'agit d'une catégorie médicale, laquelle est précisément définie (voire fixée), en Amérique du Nord, dans le Manuel Diagnostique des Troubles Mentaux (DSM). Or, même à ce niveau prétendument scientifique, la signification du terme a fluctué. En effet, de la version II (1968) à la version IV (1994) de ce manuel, l'énoncé même du diagnostic s'est modifié au fil de l'usage qui en a été fait au sein de l'Association Américaine de Psychiatrie: DSM-II (1968) Syndrome hyperkinétique de l'enfance et de l'adolescence; DSM-III (1980) Trouble déficitaire de l'attention avec ou sans hyperactivité; DSM-III-R (1987) Trouble hyperactivité avec déficit de l'attention et DSM-IV (1994) Trouble : Déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité. Qui plus est, les critères diagnostiques ont aussi fluctué d'un manuel à l'autre. Il est par ailleurs fort probable que la fluctuation se poursuive dans le futur, tant en ce qui concerne l'étiquette diagnostique que les critères utilisés pour décider de son attribution.

En milieu scolaire, le terme "hyperactivité" est d'usage courant, mais la signification qui lui est conférée collectivement par les enseignants/es et autres personnels est certes différente de celle de l'Association Américaine de Psychiatrie. Le contexte de l'intervention éducative étant tout autre que celui d'une évaluation-intervention psychiatrique, il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi. Par ailleurs, la proportion d'enseignants/es qui connaissent et se réfèrent à l'étiquette actuelle de Trouble : Déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité et aux critères permettant d'en poser le diagnostic est certainement très faible. En quoi consiste alors la signification du terme "hyperactivité" qui s'est développée au fil de son emploi en contexte scolaire? Selon Wittgenstein, le langage est en quelque sorte vivant et il n'y aurait donc pas de sens prêt-à-porter à un mot! Ainsi, dans les écoles, bien qu'il y ait absence de critères formalisés conférant une signification bien définie au terme "hyperactivité", il y a par contre des connotations diverses qui lui ont été associées en cours d'emploi. Un groupe de huit enseignants/es en exercice et étudiants/es à la maîtrise en adaptation scolaire8 à l'Université du Québec à Chicoutimi ont été invités/es à réagir à l'apparition à l'écran du terme "hyperactivité", et ce, en notant spontanément les deux mots présents par association à leur esprit. Voici le résultat de cet exercice :

Bouger, agité, très actif, bouger, se démarque, plus actif que les autres, bougeotte, très actif, impulsif, difficulté de concentration, déranger, agit très rapidement, tannant, actif, bouger et dérangeant.9.

Même si la signification du terme "hyperactivité" est précisément déterminée et fixée dans le Manuel Diagnostique des Troubles Mentaux, le sens qu'il revêt pour les personnels scolaires est bien différent. De plus, c'est bel et bien ce sens collectivement conféré à ce mot qui colore et oriente leur intervention éducative auprès de l'enfant identifié hyperactif. Alors que l'évaluation psychiatrique a ses particularités propres, les prérogatives spécifiques à l'intervention éducative sont tout aussi particulières. Ainsi, le terme "hyperactivité" étant d'ores et déjà investi de significations de teneur négative, soit centrées sur divers comportements dérangeants, sur des difficultés et des attributs défavorables, la question se pose de savoir s'il y a un intérêt ou une contre-indication, en intervention éducative, à en faire l'usage. À cette question, au moment de la discussion suivant l'exercice, les étudiants/es ont convenu que, sans se prononcer sur l'à-propos ou non du traitement médical de l'hyperactivité, l'utilisation de ce terme devrait certainement être limitée dans le cadre de leur intervention éducative10. Pour le Wittgenstein des Recherches philosophiques, il ne s'agit donc pas de savoir si un terme renvoie ou non à une entité qui existe, mais plutôt si sa contribution à notre vocabulaire est utile ou non (Monk, 1993).

Deux notions importantes chez Wittgenstein permettent d'étayer ce qui vient d'être présenté. D'abord, celle de "Jeux de langage" stipule que, comme une pièce de jeu d'échecs dont la signification équivaut aux coups qu'elle permet de porter dans ce jeu, un mot ne tire son sens qu'en fonction des règles qui prévalent dans un contexte donné. Ainsi, alors qu'un groupe de spécialistes peuvent s'entretenir du diagnostic d'hyperactivité dans le respect des règles du jeu qui prévalent dans leur profession, les enseignants peuvent converser du même thème conformément à des règles tacites différentes. Qui plus est, si les propos pratico-pratiques des enseignants peuvent parfois être jugés peu pertinents pour des spécialistes, il en est de même pour les enseignants qui jugent à l'occasion certaines interventions spécialisées comme trop éloignées du contexte de leurs préoccupations concrètes. La communication est certes possible, mais à la condition que les règles de leur jeu respectif soient harmonisées en fonction d'un but qui leur est commun. Wittgenstein présente cette première notion dans sa remarque 7 : "J'appellerai... 'jeu de langage' l'ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé."

"Par ses analyses, Wittgenstein a aussi montré que chaque jeu de langage implique une 'logique' unique... consistant en un ensemble de règles acceptées... lesquelles régissent l'emploi du langage dans un jeu de langage donné."11 (Van der Merwe & Voestermans, 1995; p. 33).

La deuxième notion de "forme de vie" est étroitement reliée à celle de "jeu de langage". D'ailleurs, Wittgenstein considère que "parler un langage fait partie d'une activité, ou d'une forme de vie" (parag. 23) et même que "se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie" (parag. 19). Par cette seconde notion, Wittgenstein affirme que tout jeu de langage tire précisément son sens du contexte dans lequel il est inséré, bref de l'ensemble des activités et des règles prévalant dans une communauté ou un groupe donné. Selon lui, le langage peut être considéré comme un instrument (parag. 421 & 569) et les mots comme des outils (parag. 17), lesquels doivent permettre non pas de représenter le monde, mais de coordonner les actions d'un groupe en fonction d'un "but déterminé" (parag. 132). Pour bien marquer cette étroite relation entre ces deux notions, Wittgenstein a recours à une métaphore qui a déjà fait couler beaucoup d'encre: "Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions le comprendre." (Recherches philosophiques: II, xi; p. 313). En effet, la forme de vie du lion est si différente et éloignée de la nôtre que ses propos ou son jeu de langage n'aurait tout simplement aucun sens pour nous.

Schaff (1965) illustre de façon éloquente la relation étroite qui unit le langage et le contexte de son usage : "... chez les Esquimaux, le nombre de mots qui désignent la neige, sous ses différents aspects et ses différents états; chez les nomades du désert, la variété des termes qui permettent de détailler toutes les nuances du brun et du jaune; chez les peuples qui vivent de la mer, la richesse du vocabulaire de la pêche, pour distinguer les différentes espèces de poissons, chez les pasteurs de la steppe, l'abondance des noms de plantes, etc... le langage se modèle sur l'activité pratique de l'homme..." (172-173)

Transposée dans le cadre de la démarche d'évaluation-intervention, la notion de "forme de vie" soulève la question de la nature des informations nécessaires à l'enseignant qui intervient au quotidien auprès d'un élève en difficulté. En quoi le détour d'une évaluation exhaustive de l'enfant et de sa situation lui est-elle vraiment nécessaire ? Même s'ils n'ont pas une connaissance approfondie de l'ensemble des déterminants de la situation difficile de leurs élèves, certains enseignants interviennent tout de même avec succès auprès d'eux. Les informations dont ils ont besoin pour y parvenir dépendent du contexte de leur intervention et, selon Wittgenstein, on n'améliore pas nécessairement son efficacité en poussant l'analyse d'une situation à un degré plus élevé. À ce sujet, Bartley (1978) précise même que "dans le langage tel qu'il est utilisé, beaucoup de propositions sont vagues, inexactes, indéfinies et cependant tout à fait adéquates à servir nos desseins sans exiger d'analyse plus poussée" (p. 126). L'extrait qui suit permet de bien cerner cette idée telle qu'exprimée par Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques. On peut aussi y constater le langage ordinaire et le style banal qu'il adopte à maints endroits dans cet ouvrage : "Lorsque je dis : 'Mon balai est dans le coin', s'agit-il d'un énoncé qui porte sur le manche et la brosse ? On pourrait certes lui substituer un autre énoncé indiquant la position du manche et celle de la brosse. Et cet énoncé n'est lui-même qu'une forme plus analysée du premier. Mais pourquoi l'appeler 'plus analysée' ? Eh bien, parce que, si le balai est là-bas, cela veut dire que le manche et la brosse s'y trouvent et qu'ils s'y trouvent dans une certaine position l'un par rapport à l'autre, et que tout cela, qui était pour ainsi dire caché dans le sens de la première phrase, est exprimé dans la phrase plus analysée... Suppose qu'au lieu de dire à quelqu'un : 'Apporte-moi le balai!', tu lui dises : 'Apporte-moi le manche du balai avec la brosse qui lui est fixée !' La réponse n'est-elle pas : 'C'est le balai que tu veux? Pourquoi donc t'exprimes-tu si bizarrement ?' Comprendra-t-il mieux la phrase sous sa forme plus analysée ? Celle-ci, pourrait-on dire, accomplit la même chose que la phrase ordinaire, mais de façon plus laborieuse." parag. 6012.

Cet extrait insignifiant en apparence est tout de même riche de sens en ce qui concerne la démarche d'évaluation-intervention. La problématique des élèves qui présentent des difficultés d'ordre comportemental est de plus en plus préoccupante dans les écoles. Le sujet est donc devenu une cible privilégiée des chercheurs, lesquels se sont intéressés à accroître le niveau des connaissances sur la question et à en développer une compréhension de plus en plus riche et profonde. Il reste toutefois à déterminer si ces nouvelles données plus analysées de la science sont vraiment pertinentes eu égard au contexte de l'intervention éducative quotidienne ou à la forme de vie particulière dans laquelle oeuvrent les enseignants. Tel n'est pas nécessairement le cas, car il n'est pas toujours nécessaire de "pousser trop loin la demande d'exactitude, (de) devenir sur-exact..." (Wittgenstein, Bartley, 1978; p. 129) ou profond. Tout dépend du contexte ainsi que du but poursuivi par les joueurs, bref du jeu de langage et de la forme de vie concernés! Alors que la perspective de l'explication conduit en terrain glissant, là où il y a et il y aura toujours plus de profondeur à investiguer, Wittgenstein nous rappelle qu'on ne peut s'épargner le détour de l'exploration minutieuse de ce qui se passe au quotidien, du jeu et des règles qui prévalent dans un milieu donné.

La conception du langage que Wittgenstein présente dans ses Recherches philosophiques a l'avantage d'ouvrir le champ des possibilités. Dans sa remarque 132, le philosophe insiste sur ce point : le langage n'a pas pour finalité de représenter l'Ordre des réalités mais, selon le point de vue pragmatique qu'il adopte, de coordonner nos actions eu égard à des contraintes singulières et à un but déterminé. Contrairement au Wittgenstein du Tractatus qui croyait à la possibilité d'établir un Ordre logique des choses, celui des Recherches philosophiques récusait tout absolu. Selon lui, il n'y aurait pas un Ordre, mais toujours "un ordre parmi de nombreux autres possibles". De même, "il n'y aurait pas une 'logique du langage', mais plusieurs; le langage... est une vaste collection de pratiques différentes, chacune ayant sa logique propre"13 (Grayling, 2001; p. 79). Wittgenstein propose donc de procéder à une description en contexte du langage et, ce faisant, de dépasser notre propension à considérer les choses de façon limitée, laquelle serait précisément le fruit d'une "diète pauvre en exemples" (Monk, 1993; p. 491). En ce sens, concernant la démarche d'évaluation d'un élève, la situation ne saurait être réduite à un diagnostic ou considérée sous la loupe d'une théorie ou de concepts prédéterminés et posés comme des absolus. Aucune situation ne saurait être fondée d'une telle façon, elle est plutôt là, directement accessible. Il en est de même au niveau de l'intervention. Aucune règle ne saurait être fixée une fois pour toutes, il y a toujours un contexte singulier ou un jeu de langage particulier exigeant ouverture et flexibilité. Selon Heath (2002), "il y a une espèce de tyrannie à croire que les mots correspondent à la réalité. Cette tyrannie est la fixité de la pensée... La philosophie est une thérapie car elle libère les gens de la pathologie à penser dans des termes non-optionnels."14 (p. 27 et 36)

"Ce que je fais, c'est suggérer, et même inventer... des possibilités auxquelles vous n'aviez pas pensé jusque-là. Vous pensiez qu'il n'y avait qu'une possibilité, au plus deux. Mais je vous ai fait penser à d'autres... Ainsi, votre crampe mentale se trouve soulagée..." (Wittgenstein, citée dans Monk, p. 491).

En milieu scolaire, en référence aux élèves qui présentent des difficultés d'ordre comportemental, un langage est utilisé de façon routinière. On parle des enfants avec l'assurance que les mots qu'on emploie représentent fidèlement ce qu'il en est de leur situation. L'un sera dit hyperactif, l'autre comme ayant une faible estime de lui-même, un troisième manquerait de confiance... Ajoutons le recours à des images ou à des métaphores qui guident nos actions, par exemple la métaphore guerrière qui oriente parfois l'intervention comme une lutte à mener avec l'élève et ses difficultés. Ces pratiques langagières peuvent être aidantes ou non. Elles peuvent paver la voie de solutions prometteuses, mais parfois en restreindre ou en fermer l'accès. Le langage est donc utilisé spontanément, sans qu'un doute ne soit soulevé quant à sa capacité de représenter de façon fidèle la réalité de l'élève. Or, c'est bel et bien un tel doute que Wittgenstein nous invite à entretenir en regard du langage. Et si ce langage n'était pas aidant, voire même nocif! S'il nous tenait liés à des pratiques qui s'avèrent inefficaces! S'il avait pour conséquence de fermer la porte des solutions! Au lieu de chercher à régler les problèmes qui se présentent, ne serait-il pas préférable de revoir d'abord les pratiques langagières qui contribuent à leur donner naissance et, conformément à la méthode qu'il adopte en philosophie, à modifier l'"aspect" ou la manière dont ils sont perçus ? Selon Wittgenstein, ce dont nous avons besoin, ce n'est pas d'une nouvelle théorie ou explication, mais d'un nouveau point de vue, une nouvelle perspective ou une nouvelle métaphore, bref un ordre adapté au but qui est poursuivi. Les extraits suivants des remarques 114 et 115 présentent de belle façon ce piège du langage qui nous conduit, telle une mouche cherchant à "sortir du piège à mouches" (p. 154), dans une impasse15.

"... Il en est ainsi et ainsi. C'est le genre de proposition que l'on se répète un nombre incalculable de fois. On croit suivre encore et toujours le cours de la nature, et on ne fait que suivre la forme à travers laquelle nous la considérons." (parag. 114).

"Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions lui échapper, car elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement." (parag. 115).

Dans la mesure où la fixité du langage est remise en question et, au contraire, qu'est affirmée sa flexibilité, l'évaluation conduite en vue d'orienter l'intervention auprès d'un élève en difficulté prend un sens bien différent. Conformément à l'approche pragmatique du langage adoptée par Wittgenstein, si certaines pratiques langagières s'avèrent inappropriées, voire même néfastes, il est tout à fait possible de reconsidérer celles-ci et d'identifier d'autres façons plus profitables d'envisager la situation de l'élève. Lui porter un nouveau regard, c'est aussi agir différemment, c'est-à-dire en fonction d'une situation devenue en quelque sorte différente. Cela n'est pas sans rappeler la technique thérapeutique du recadrage selon laquelle la signification conférée aux choses renvoie au regard qui leur est porté, regard bien sûr négociable pour le mieux être de la personne (Marc & Picard, 2002). Cette technique ne doit toutefois pas être minimisée du fait qu'elle ne concerne que le domaine des significations. Rappelons-le, pour Wittgenstein le langage ne saurait être réduit au seul aspect de représentation, il est au contraire considéré pleinement comme une activité, un outil ou un instrument. Adopter un cadre nouveau, c'est modifier à la fois "l'image qu'on a de soi-même, la signification qu'on confère aux choses et le contrôle qu'on a sur notre vie"16 (Heath, 2002; p. 42).

Conclusion

La façon dont on présente une situation problème a pour effet d'ouvrir ou de fermer la porte des solutions. Lorsqu'un enseignant consulte un collègue ou un intervenant du milieu scolaire, la situation est généralement rapportée d'une façon telle qu'aucune issue ne semble envisageable. Or, si l'échange qu'ils ont s'avère profitable, c'est précisément en raison d'une utilisation appropriée du langage. En effet, tout ce qu'il aurait été possible d'observer au moment de la consultation, n'est-ce pas uniquement des personnes qui discutaient? De Shazer (1999) rapporte l'occasion où il en a fait le constat en observant une séance d'intervention derrière une glace sans tain : "Nous avons reçu un choc en voyant ce que nous vîmes. Incroyable, invraisemblable... Nous vîmes... un thérapeute en train de s'entretenir avec un client." (p. xii) Il s'agit certes là d'une évidence, mais d'une évidence qu'il n'avait pas remarquée précisément parce qu'il l'avait "toujours sous les yeux" (parag. 129). En ayant pour effet de placer le langage au coeur même de l'intervention, cette observation a influé de façon notable sur sa pratique de la thérapie. À l'instar de Wittgenstein, il considérait dès lors le langage comme un outil ou une activité. Selon cette perspective, concernant les élèves en difficulté, la séparation qui prévaut entre l'évaluation de leur situation et l'intervention est remise en question. Dans la mesure où le langage est une activité, toute communication ou toute démarche effectuée, même à des fins strictes d'évaluation, est aussi une intervention et, en tant que telle, doit être envisagée en fonction des conséquences qu'elle est susceptible d'entraîner.

Alors que la voie de l'explication est largement priorisée en philosophie, de même que dans le champ de l'intervention, Wittgenstein propose plutôt de favoriser celle de la description. Selon lui, une représentation d'ensemble, ou vision synoptique, est davantage à même d'être aidante face à un problème qu'une investigation qui conduit sur le terrain de plus en plus glissant des explications potentielles. En ce sens, à la métaphore de la géologie qui investigue en profondeur, Wittgenstein privilégie sans contredit celle de la géographie, science s'intéressant plutôt aux phénomènes de surface (Kanterian, 2007). Eu égard à la situation d'un élève en difficulté, la piste est claire : il s'agit avant tout de bien observer ce qui se passe ! Se référant à la remarque 122 des Recherches philosophiques, Staten précise à ce sujet : "Au lieu d'une vision pénétrante, ce dont nous avons besoin, c'est d'une vue dégagée." (cité par de Shazer, 1996; p. 53). Si une vue à vol d'oiseau permet d'obtenir un portrait d'ensemble de la situation de l'élève, elle demeure toutefois limitée à rendre compte d'informations qu'un regard plus chirurgical permettrait d'apporter. Comme un voyageur qui sélectionne ses cartes routières en fonction du type de voyage qu'il s'apprête à effectuer, un enseignant doit lui aussi choisir le point de vue qu'il lui est préférable d'adopter en fonction des particularités de son travail et des objectifs qu'il poursuit. Il serait donc pertinent que la recherche apporte des précisions concernant le type de cartes dont les enseignants ont vraiment besoin pour orienter leur travail auprès de leurs élèves en difficulté.

Bien que Wittgenstein souligne qu'une vision synoptique ou représentation claire d'un problème aurait pour effet d'entraîner sa résolution, voire sa dissolution, il a toutefois très peu développé lui-même la question (Baker, 1991). Depuis la publication de ses Recherches philosophiques, la remarque 122 dans laquelle il introduit succinctement cette idée a néanmoins fait l'objet de nombreux développements, ce qui en souligne l'intérêt. L'idée est certes attrayante dans le contexte d'une intervention éducative auprès des élèves en difficulté, et ce, en raison de l'économie d'application qu'offrirait aux enseignants une démarche portant sur la description des événements qui se produisent au quotidien de leur pratique. C'est bel et bien de descriptions qu'une représentation claire consistant "à 'voir les connexions'" (parag. 122) nécessite. Il serait donc pertinent que la recherche apporte des éclaircissements sur le sujet, soit en questionnant en quoi précisément chez Wittgenstein une représentation synoptique d'un problème est susceptible d'avoir des effets curatifs.

Au Québec, en raison des pratiques encouragées depuis maintenant plusieurs années, les milieux scolaires sont de plus en plus sensibilisés à l'importance du langage relatif aux élèves handicapés ou en difficulté. Partant d'une terminologie centrée sur les déficits, les carences ou les difficultés, les pratiques langagières ont nettement progressé au fil des ans: "On ne parle plus aujourd'hui d'enfance exceptionnelle ou d'enfance inadaptée mais bien d'adaptation scolaire, d'élèves en difficulté ou encore d'élève à défi ou à besoin éducatif particulier." (Conseil supérieur de l'éducation, 1996; p. 6). Bien que les enseignants et les intervenants du milieu scolaire soient de plus en plus conscients de l'impact négatif des pratiques d'étiquetage des enfants, l'idée selon laquelle notre langage puisse de par sa composition même comporter et générer des noeuds mérite d'être investiguée de près. Dans la mesure où il est source de problème, il y a tout intérêt selon Wittgenstein à "soigner" en quelque sorte notre langage. Il serait donc indiqué que la recherche en adaptation scolaire s'y intéresse, en identifiant certains de ces pièges du langage susceptibles d'influer négativement sur les pratiques d'intervention mises en oeuvre au profit des élèves en difficulté.


(1) L'ouvrage Recherches philosophiques est divisé en plusieurs remarques identifiées par le caractère parag. .

(2) Traduction française de l'ouvrage publié dans sa langue originale en 1953.

(3) Contrairement aux autres philosophes, on lui reconnaît généralement deux philosophies distinctes, celle du Tractatus Logico-Philosophique (1921) et celle des Recherches philosophiques (ouvrage publié de façon posthume en 1953).

(4) Dans les programmes de formation des futurs enseignants, tant au niveau préscolaire/primaire qu'au secondaire, un seul cours de trois crédits est consacré à ce sujet (Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue).

(5) Traduction libre de l'auteur.

(6) Traduction libre de l'auteur.

(7) Lock (1992) considère qu'on peut aussi parler d'explication chez Wittgenstein, mais au sens d'"explications par descriptions..." (p. 16) ou "de... donner une 'représentation claire'... d'une situation, d'un problème" (p. 119).

(8) Cours 3MED884 Intervention pédagogique auprès d'élèves en difficulté; hiver 2006.

(9) À l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, cet exercice est effectué de façon récurrente dans le cours EDU2116 Difficultés d'adaptation et intervention. Des résultats très similaires sont observés d'un groupe à l'autre.

(10) Telle est d'ailleurs la conclusion dans chacun des groupes où cet exercice est réalisé.

(11) Traduction libre de l'auteur.

(12) Autre exemple: "Si au moment de prendre une photo, le photographe vous indique approximativement un emplacement en vous disant 'Placez-vous à peu près ici', est-il incompréhensible? Ferait-il mieux s'il utilisait la technologie GPS? Ce serait certes absurde et inutile. L'imprécision est une caractéristique commune du langage naturel." (Kanterian, 2007; p. 179) Traduction libre de l'auteur.

(13) Traduction libre de l'auteur.

(14) Traduction libre de l'auteur.

(15) Le caractère gras a été ajouté par l'auteur de cet article.

(16) Traduction libre de l'auteur.

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