Une société paradisiaque
21 février 1999. Un groupe d'hommes est rassemblé devant les casernes policières de Port-Louis1, connues sous le nom d'Alcatraz, où sont retenues en détention provisoire les personnes en attente de jugement. Celles et ceux regroupés devant le centre de rétention viennent d'apprendre la mort en cellule de Joseph Réginald Topize, plus connu sous le nom de Kaya, chanteur de reggae et de seggae2, très apprécié sur la scène musicale mauricienne durant les années 903. Quelques jours auparavant, Kaya participait, avec un parti politique du pays, à une manifestation musicale pour la dépénalisation de la "ganja", terme vernaculaire pour nommer la marijuana. Après le concert qu'il animait, il fut arrêté par la police et mis en détention.
Insatisfaites par la version officielle qui affirmait que le chanteur, en manque de drogue, se serait brisé le crâne en se jetant contre le mur, les personnes attroupées devant les casernes centrales venaient exprimer leur indignation et réclamaient. Durant les jours qui suivirent, des émeutes embrasèrent l'île et des magasins furent pillés, ainsi que les symboles de l'État mis à mal. Des affrontements entre les émeutiers et les policiers, mais aussi intercommunautaires4 mirent le pays sous état de choc et firent trois morts.
Comment est-il possible que dans l'île paradis (slogan touristique du pays) ce genre de choses arrive ? Comment une société se définissant comme multiculturelle et pluriethnique, pacifiée et pacifique (cliché paradisiaque oblige !) peut-elle en arriver là ? La perle de l'Océan indien n'avait pas connu d'émeutes depuis l'indépendance, en 19685.
Le contexte social Mauricien
La société mauricienne se particularise, sans doute, par sa diversité ethnique, religieuse et linguistique dans un si petit territoire (1800 km2, 65 km du nord au sud, et 45 km d'est en ouest), pour une population de 1,2 millions d'habitants. On y trouve des populations ethniquement différentes (Chinois, Créoles, Indiens, Blancs, Métis) ; religieusement diversifiées : musulmans, hindous, chrétiens, bouddhistes, confucianistes ; et linguistiquement variées : créole mauricien, le plus parlé ; français ; anglais ; dans une moindre mesure, des langues indiennes, comme le bhojpuri, l'hindi, l'ourdou, le tamoul, le télougou, le marathi ; et enfin, des langues chinoises, comme le hakka, le mandarin et le wu.
Société colonialiste et esclavagiste, l'île a été marquée par ce passé toujours présent dans les polémiques, les débats et les perceptions sociales actuels. Malgré ce large éventail ethnico-religieux (ajoutons à cela le "système des castes" chez les hindous), la Constitution mauricienne, datant de 1968, reconnaît de manière institutionnelle l'existence de quatre communautés6 seulement. Même si on peut observer un certain changement, "la" société mauricienne reste marquée ethniquement dans les relations économiques et dans la participation au pouvoir politique, ce qui en fait un pays, à bien des égards, fonctionnant selon une logique et des pratiques communautaristes.
Quant au système éducatif mauricien, il est basé sur le système anglais (les examens du High School Certificate, l'équivalent du baccalauréat, sont corrigés à Oxford). On peut noter que ce système est compétitif et élitiste, ce qui amène nombre de pédagogues et d'enseignants à dire qu'il est une machine à apprentissage et ne développe aucune forme de questionnement et de pensée critiques.
Pour preuve, Maurice est l'un des rares pays où l'histoire n'est presque pas enseignée dans les dernières années du "College" (équivalent du lycée en France), ce qui nous amène à dire que les élèves sortant de l'école n'ont pratiquement aucune connaissance historique du pays et des grandes aires culturelles mondiales. Quant à la philosophie, elle n'existe ni dans le système secondaire, ni à l'université. En résumé, il n'y a donc aucune discipline dans le système éducatif mauricien (secondaire et supérieur) qui soit vouée à développer expressément l'esprit critique. C'est dans ce contexte, rapidement évoqué, que s'inscrivent les initiatives du café-philo et de l'Université populaire.
Le Café philo
On ne trouve à Maurice aucun lieu dans lequel on puisse échanger des idées, réfléchir sur des thèmes ou des questions précises, et ce, gratuitement. De surcroît, nombreux sont les adultes qui ont arrêté les études très tôt (ou n'en ont pas fait) et qui n'ont aucun moyen de s'instruire et d'étancher leur soif de connaissance et de curiosité intellectuelle.
En tant qu'enseignant de philosophie, j'ai mis en place en octobre 2006 un café philo7 à l'île Maurice. Le principe reste le même que les cafés philo qui se pratiquent en France et un peu partout dans le monde. C'est autour d'une question ou d'un thème défini à l'avance que les personnes présentes sont invitées à réagir, à prendre la parole, à poser des questions et à donner leur point de vue. Etant donné l'hétérogénéité des prises de parole - certaines relevant du questionnement philosophique, d'autres relevant plutôt d'opinions toutes faites, d'autres encore ne se démarquant pas d'une expérience "brute" ou d'éléments biographiques ne s'insérant pas forcément dans le thème ou la discussion du moment - le café philo reste un lieu d'échange et d'interaction sociale, limitée certes, mais faisant parfois tomber certaines "cloisons" socio-ethniques, alors que d'autres "barrières" persistent ou peuvent se révéler à la faveur des échanges. Parmi ces obstacles, figurent notamment les difficultés qu'éprouvent certains à prendre la parole. Ces réticences sont souvent dues à une supposée mauvaise maîtrise du français8, ou au "qu'en pensera-t-on ?", source d'une inhibition, d'une honte à prendre la parole face à ceux qui "s'exprimeraient forcément bien".
En dépit de ces quelques résistances ou inhibitions, les appréhensions que j'avais pu imaginer lors des premières séances se sont vite dissipées : les participants ont assez vite compris le principe d'échange et de questionnement du café philo. Il va sans dire que tout l'éventail social du pays n'est pas représenté dans ces rencontres, loin s'en faut. Mais se côtoient et interagissent néanmoins, et ce, régulièrement, des personnes de divers milieux sociaux et ethniques, de ceux supposés faire partie du "haut de l'échelle sociale" à ceux de condition plus modestes. A ma connaissance, il semble que ce lieu de prise de parole, de réflexion tant collective qu'individuelle et de partage de points de vue fassent du café philo, sinon le seul, du moins un des rares endroits de l'île où s'expérimente une certaine mixité sociale, et la présence active de différentes communautés engagées dès lors dans une activité intellectuelle qui tend à décrisper la tendance prégnante à la segmentation ethnico-culturelle.
L'Université Populaire
Prise de parole souvent désordonnée, cheminement de certains échanges en dehors du sujet, éléments psychologiques ou biographiques prenant le dessus sur l'élaboration argumentative, éparpillement des propos tenus au fur et à mesure de la séance, teneur de certains propos dans le plus pur style du "café de commerce", les échanges du café philo donnent parfois l'impression d'être chaotiques ou de manquer de structure et d'organisation.
Malgré ces faiblesses, en passant, mentionnées, ce qui fait la force du café philo, c'est l'ouverture gratuite au public, l'absence de solennité institutionnelle et académique, et la possibilité de boire et de manger un bout : s'occuper du corps pendant que l'esprit travaille. Au cours des diverses séances de café philo s'est de plus en plus affirmé le désir, de la part des participants, pour ainsi dire "pris au jeu", d'aller plus loin dans les sujets discutés et d'approfondir certaines connaissances évoquées.
Voulant donner plus de consistance au désir d'apprendre, de creuser et de partager les connaissances mises en perspectives, j'ai créé en octobre 2007, avec l'aide de collaborateurs (Laurent Dubourg, Dhanjay Jhurry et Véronique Garrioch9 l'Université Populaire de l'Île Maurice (UPIM). Elle s'inspire fortement de l'Université populaire de Michel Onfray, lancée à Caen en 2002 et des autres Universités populaires de ce même réseau existantes en France. Pour cette première année, nous avons proposé neuf disciplines, à raison d'un cours par mois pour chacune d'elle (durant huit mois, ce qui fait huit cours pour chaque discipline dans l'année). Nous devrions plutôt parler de conférence-débat plutôt que de cours, car les auditeurs, par leurs réactions et prises de paroles, interagissent entre eux et avec l'intervenant, et partagent ainsi connaissances, savoir-faire et expériences de vie.
En effet, l'utilisation du mot "cours" suppose d'emblée un professeur et des étudiants, ce qui amène non moins directement un rapport de force avec le risque subséquent de hiérarchiser la relation. Alors que l'utilisation du terme "conférence-débat" affaiblit et pondère ce rapport (même s'il existe toujours), ce qui permet au public d'intervenir plus aisément, et les échanges faits avec l'intervenant sont non seulement plus courants, mais sont réellement à double sens. Au regard de la manière dont les séances de philosophie se sont déroulées durant l'année universitaire écoulée (d'octobre 2007 à juin 2008), la question de l'inégalité de la relation intervenant-participants reste néanmoins posée.
Comme pour le café philo, nous avions une certaine appréhension lors du lancement de l'Université populaire, surtout en ce qui concerne la participation du public (l'effectif était différent, cela pouvait aller jusqu'à une soixantaine de personnes), et nous pensions que la prise de parole du public-participant allait être très hésitante - ajouté à cela que les conférences avaient lieu dans la salle du conseil de la mairie de Port-Louis (la capitale), lieu officiel s'il en est. Fort heureusement les premières conférences-débats ont eu vite fait de dissiper nos inquiétudes. Les participants n'hésitent pas à prendre la parole, poser des questions, interpeller l'intervenant sur certains points de son exposé, le faire réagir sur tel ou tel domaine abordé. La liberté est laissée aux intervenants dans l'organisation : la plupart font un exposé puis laissent, lors de la deuxième heure, la place au public participant. D'autres laissent aux participants la liberté de leur poser des questions au fur et à mesure de l'intervention (histoire de l'art, science et technologie, psychologie). Une autre structure organisationnelle de la séance est pratiquée en cinéma, où l'intervenant a formé un atelier dans lequel il a fait élaborer par les participants un scénario de film.
La philosophie dans la Cité
À partir d'un libellé assertorique ou interrogatif censé résumer une philosophie ou en révéler un des aspects, j'ai organisé durant l'année universitaire 2007/2008 huit conférences-débats en suivant un déroulement classique : l'histoire de la philosophie. Pour exemple, j'ai débuté mes interventions le jour de l'inauguration de l'Université populaire (15 octobre 2007) avec un exposé intitulé "Qu'est-ce la philosophie ? L'exemple Socrate". Durant l'année j'ai présenté - toujours en partant d'une affirmation ou d'une question - quelques philosophes et philosophies de l'antiquité. Toujours étonnant est l'intérêt que peuvent susciter encore aujourd'hui les questionnements et les réponses de la lointaine antiquité. C'est dans ce sens que la philosophie reste toujours d'actualité, et ce dans une île où interagissent des cultures dites occidentale et orientale.
Parce que le terreau antique s'y prête peut être mieux - avec la présence du religieux et du mythe - et parce beaucoup d'interrogations de la société mauricienne tournent autour du religieux et de l'appartenance identitaire, les questions et réactions du public sont souvent liées à ces thèmes. Ce que l'on peut remarquer aussi, à partir des très nombreuses réactions des participants, c'est que la philosophie est plus perçue comme une sagesse religieuse ou une pratique spirituelle qu'un questionnement existentiel mettant à distance le fait religieux, ou, pourquoi pas, s'en détachant nettement dans une perspective plus matérialiste.
Il reste que les fortes appréhensions et les peurs qui peuvent exister dans cette société - outre les problèmes économiques et l'augmentation des prix des denrées que l'on trouve un peu partout - sont d'ordre identitaire. En effet, une simple consultation de la presse locale ou des émissions radios ou télévisuelles laisse entrevoir la manière dont les problématiques ethnique et religieuse sont fortement présentes dans les medias et dans la vie politique. Les émeutes de février 1999 ont accentué le marquage identitaire, et ont renforcé le sentiment d'appartenance communautaire, qui a vu nombre d'initiatives communautaristes, tant publiques que privées, se mettre en place (0.
C'est dans ce contexte social et culturel que l'Université populaire de l'Île Maurice est perçue comme une initiative dépassant les clivages ethniques et religieux. Sa pertinence réside dans le fait d'apporter et de partager les connaissances, d'amener la réflexion, tant du côté des participants que des intervenants, en ouvrant cet espace au public le plus large possible, et ce, sans aucune contrainte financière. La gratuité des conférences-débats, le bénévolat des intervenants et l'accès à ces interventions sans aucune condition de diplôme ou d'âge, a une forte charge symbolique dans un pays où le savoir dispensé ailleurs que dans le système éducatif mauricien (1 est payant.
Pour finir, le fait que le savoir soit partagé et que certaines conférences amènent les participants à une réflexion critique (journalisme, histoire de Maurice, philosophie) sont autant d'éléments qui font de cette université populaire une entreprise, pour le moment, assez unique dans le paysage pédagogique, culturel et social mauricien.
(1) Port-Louis, capitale économique et administrative de l'Ile Maurice.
(2) Comme la fusion de la première syllabe de "sega" et la dernière syllabe de "reggae" l'indique, le seggae est un mélange de ces deux rythmes musicaux ; le premier étant une pratique musicale et une danse mauricienne, le deuxième, une musique jamaïcaine.
(3) Dans un pays où chaque groupe ethnique a une référence positive extérieure (la France ou l'Europe pour les Blancs ou Franco-Mauriciens, l'Inde pour les hindous, l'islam pour les musulmans, Hong Kong ou Singapour pour les Chinois), le seggae peut être perçu par les Créoles comme un référent positif, alors que la référence à l'Afrique est lourdement connotée comme descendant d'esclavage.
(4) Nous entendons par "affrontements intercommunautaires", les conflits occasionnés par ces "émeutes" entre les populations communément identifiées respectivement comme Créoles, c'est-à-dire selon l'imaginaire symbolique et culturel, d'origine africaine et les hindous, dont l'origine serait précisément indienne.
(5) Plus exactement, quelques semaines avant l'indépendance, en janvier 1968, des émeutes eurent lieu à Port-Louis, dans un quartier qui avait vu un règlement de compte entre deux gangs. Ces émeutes entre Créoles et musulmans étaient alors les plus importantes que le pays avait connues.
(6) La première annexe (first Schedule) à la Constitution de la République de Maurice reconnaît l'existence de trois communautés et d'une quatrième par défaut. "For the purposes of this Schedule, the population of Mauritius shall be regarded as including a Hindu community, a Muslim community and a Sino-Mauritian community; and every person who does not appear, from his way of life, to belong to one or other of those 3 communities shall be regarded as belonging to the General Population, which shall itself be regarded as a fourth community." (The Constitution of the Republic of Mauritius, first Schedule [section 31(2)], 3. Communities (4)). Toute personne voulant s'inscrire sur une liste électorale doit se déclarer comme appartenant à l'une de ces quatre communautés.
(7) Créé en octobre 2006 à Curepipe (ville du centre de l'île) au Centre Culturel d'Expression Française, j'ai ensuite "élargi" le café philo dans un bar de Port-Louis (la capitale) ainsi qu'à Rivière Noire, ville côtière du sud-ouest de l'île. Voir le site web du café-philo de l'île Maurice : http://www.cafephilomaurice.com/
(8) La langue maternelle et la plus parlée à Maurice est le créole.
(9) Laurent Dubourg est journaliste et intervenant à l'Université de Maurice, Dhanjay Jhurry est professeur de chimie à cette même université et Véronique Garrioch est chargée en communication et intervenante à l'Université de Maurice.
(1) 0 A titre d'exemple, les gouvernements successifs ont développé, après 1999, les centres culturels. C'est ainsi que l'on peut trouver à Maurice le centre culturel islamique, le centre culturel tamoul, le centre culturel marathi, le centre culturel télougou (référence aux cultures du sous-continent indien pour ces trois derniers), le centre culturel Nelson Mandela pour la culture africaine (référence aux Créoles à Maurice perçus comme descendants d'esclaves), pour ne citer qu'eux. Le centre culturel français (Centre Culturel Français Charles Baudelaire), le centre culturel indien (Indira Gandhi Centre), le centre culturel chinois et le British Council sont gérés par les pays d'origine.
(1) 1 Les écoles publiques mauriciennes sont gratuites, ainsi que l'Université d'État, mais l'accession universitaire est par ailleurs élitiste à sa manière, dans la mesure où l'inscription se fait au regard des résultats obtenus dans les classes précédentes, car les places sont limitées.