Revue

Le sens et la signification : qui a peur de la philosophie ?

"Qui a peur de la philosophie ?", la question posée par le GREPH en 1977 fut le point de départ du renouveau des pratiques philosophiques. Cette question s'adressait à ceux qui refusait tout élargissement de l'enseignement philosophique au-delà du pré carré de la classe terminale et de l'université. Trente ans après, deux constats s'imposent :

- les résistances institutionnelles sont toujours actives, ainsi la "peur de la philosophie" est toujours présente ;

- cette "peur" a diffusé du côté des praticiens, ceux du moins qui rechignent à mettre leur pensée à l'épreuve de la philosophie, ceux qui prétendent amener les autres à la philosophie sans la pratiquer pour eux-mêmes, sans oser confronter leur pensée à l'austérité du travail théorique. C'est surtout à eux que je m'adresse ici pour les encourager à oser "entrer en philosophie".

Mon propos tourne autour de trois thèses :

  • La philosophie - qu'elle soit théorique ou pratique - est un rapport au sens.
  • Du point de vue du rapport au sens, les pratiques philosophiques sont des philosophies mises en pratique.
  • Il y a une tension entre le rapport au sens qui caractérise l'attitude philosophique, et le rapport au savoir qui caractérise l'école.

La première thèse est triviale car on définit couramment la philosophie par une attitude intellectuelle d'ouverture et d'interrogation sur le sens des choses ; reste à savoir ce qu'on entend par le mot "sens".

La deuxième thèse n'est pas triviale, elle peut même sembler audacieuse dans la mesure où beaucoup de "praticiens philosophes" se revendiquent d'une rupture avec la philosophie "savante" - "cette "matière" austère et hyper intellectuelle, déformée par des siècles de scolastique" (Bruno Magret, colloque de l'UNESCO).

La troisième thèse est polémique, car elle s'oppose à une attitude optimiste et volontariste qui considère a priori l'articulation entre rapport au sens et rapport au savoir comme non problématique.

Je ne ferai ici qu'effleurer la thèse polémique pour me concentrer sur la thèse audacieuse, quant à la thèse triviale, je la pose comme un principe premier : la vocation des "philosophes praticiens" est de promouvoir un rapport au sens. Ainsi ils ne doivent pas craindre de confronter leur pratique à la réflexion intense sur le concept de sens qui a été menée tout au long du siècle précédent. Mon objectif consiste à présenter brièvement quelques éléments de ces réflexions théoriques, ainsi que certaines de leurs applications hors du champ philosophique, afin d'en tirer des outils méthodologiques opératoires dans nos pratiques, car - je reformule ma thèse - les pratiques philosophiques sont des philosophies du sens et de la signification mises en pratique.

Sens versus signification

Sens et signification sont à la fois des vocables simples de notre langage ordinaire et des concepts philosophiques complexes et controversés. En effet, ils se trouvent au coeur des querelles qui ont divisé la communauté philosophique depuis ce qu'on a pris l'habitude d'appeler le "tournant linguistique", et encore davantage après le "tournant cognitif". Ainsi ces termes sont devenus aujourd'hui extrêmement "lourds" du point de vue théorique, en philosophie, en linguistique, en psychologie, dans les sciences cognitives et plus généralement dans toutes les sciences sociales. Il est vrai que les mots sens et signification renvoient à l'articulation entre l'intérieur et l'extérieur, la sphère privée et la sphère publique, ils touchent donc à la question cruciale consistant à savoir ce qu'est au juste la "pensée" .

Deux courants philosophiques contemporains ont pris en charge la question du sens : la phénoménologie et la philosophie analytique dite "du langage ordinaire". Je fais l'hypothèse qu'il est permis d'envisager une articulation entre certaines pratiques qui en sont issues, à partir d'une distinction conceptuelle entre le sens et la signification, alors même que les philosophies dans lesquelles ces pratiques trouvent leur origine sont encore souvent présentées comme diamétralement opposées. Enfin, à partir de ces éléments, j'envisagerai quelques pistes visant à rendre opératoire une dialectique du sens et de la signification dans nos ateliers et nos consultations.

La distinction entre sens et signification selon Vygotski

Le psycholinguiste russe Lev Vygotski, né en 1896, mort en 1934, a consacré sa courte carrière à des travaux sur l'acquisition et le développement de la pensée et du langage chez l'enfant. L'ensemble de ses observations l'a conduit à élaborer une théorie originale sur les relations qui se nouent entre la pensée et le mot, mettant en jeu une dynamique du sens et de la signification1 qu'il prend bien soin de distinguer l'un de l'autre. Il part d'une conception du sens qu'il trouve chez le philosophe français Jean Paulhan. "Le sens d'un mot, dit Paulhan (cité par Vygotski), est un phénomène complexe, mobile, qui dans une certaine mesure change constamment selon les consciences et, pour une même conscience, selon les circonstances. A cet égard le sens d'un mot est inépuisable... Le sens véritable de chaque mot est déterminé, en fin de compte, par toute la richesse des éléments existant dans la conscience qui se rapporte à ce qu'exprime le mot." Vygotski distingue ainsi le sens d'un mot et sa signification qu'il définit comme la liaison entre un mot et un contexte social particulier, qui reste stable en dépit de toutes les modifications qui peuvent affecter le sens du mot. Cette distinction étant établie, Vygotski pose la question du rapport entre la signification et le sens : "le mot pris isolément et dans le dictionnaire n'a qu'une signification. Mais, cette signification n'est rien de plus qu'une potentialité qui se réalise dans le langage vivant, où elle n'est qu'une pierre dans l'édifice du sens". Ainsi Vygotski affirme que la signification n'est pas le sens, mais une partie de celui-ci seulement. Quelles implications peut-on tirer du travail conceptuel de Vygotski quant à l'activité philosophique ?

Accepter, comme nous y invite Vygotski, une distinction forte entre le sens et la signification - le sens est dans les consciences, la signification est dans les dictionnaires -, revient à limiter considérablement l'intérêt des recherches effectuées sur des mots isolés de leurs contextes d'utilisation - exercice encore considéré par beaucoup comme le noyau dur de l'activité philosophique. Autrement dit, si l'on suit Vygotski, il en résulte que philosopher à partir de la signification des mots, c'est restreindre considérablement l'étude à une partie des phénomènes du langage doué de sens, c'est avoir une approche acontextuelle des rapports entre la pensée et le mot. Pour avoir une vision complète, il convient de distinguer la production interne du sens - le point de vue psycho-phénoménologique - de son expression signifiante dans des jeux de langage - le point de vue socio-linguistique qui a acquis un caractère philosophique grâce à Wittgenstein.

On pourrait au fond reprocher à Vygotski de tomber lui-même dans le travers philosophique qu'il critiquait implicitement, en se livrant au jeu abstrait de l'élucidation conceptuelle. Il serait facile de répondre à cela que Vygotski, n'étant pas philosophe mais scientifique, était tenu de s'en tenir à ce qu'il pouvait observer empiriquement. Mais ce qui nous intéresse ici tout particulièrement, c'est que la réflexion philosophique a confirmé la pertinence de la distinction opérée par Vygotski entre le sens et la signification. Qu'en est-il ?

Philosophie du sens versus philosophie de la signification

Deux courants de la philosophie contemporaine ont radicalement renouvelé la manière de traiter la question du sens et de la signification :

- la phénoménologie, par un retour aux choses telles qu'elles nous apparaissent ;

- la philosophie du langage ordinaire, par un retour aux mots tels que nous les utilisons ordinairement.

La phénoménologie réclame un retour à l'expérience du sens des choses, dans le "silence de la conscience" ("Dans le silence de la conscience originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots, mais aussi ce que veulent dire les choses.", M. Merleau-Ponty) ; la philosophie du langage ordinaire prône quant à elle un retour à la signification des mots, dans "l'usage" social des "jeux de langage" ("La signification, c'est l'usage.", L. Wittgenstein).

L'articulation entre ces deux conceptions de la pensée pose de telles difficultés théoriques qu'on a longtemps postulé leur incompatibilité radicale. Or elle constituerait, dans nos pratiques, un remède contre deux pièges symétriques : le "verbalisme" (la clôture logico-grammaticale dans le jeu des significations), et le "mentalisme" (l'enfermement psycho-phénoménologique du "je" dans le silence du sens). Ainsi, je propose d'expérimenter dans les pratiques philosophiques la jonction du "retour aux choses" et du "retour aux mots" - autrement dit, rendre opératoire une dialectique du sens et de la signification - en s'inspirant de certaines pratiques psycho-phénoménologiques (Gestion mentale, P.N.L. - programmation neuro-linguistique -, Entretien d'explicitation...) et de la "méthode" des "jeux de langage" décrite par Wittgenstein. Wittgenstein affirmait : "Ce n'est pas une proposition tant qu'elle n'a pas été comprise", or une conception forte de la compréhension exigerait la jonction du sens et de la signification. Comment élever nos pratiques philosophiques au niveau de cette exigence ?

La phénoménologie comme pratique

La phénoménologie a le plus souvent été appréhendée comme une discipline purement théorique, un corps doctrinal à commenter ou à critiquer. Or la phénoménologie est avant tout une pratique à laquelle nous nous exerçons couramment lorsque nous tentons de voir ce dont on parle, c'est-à-dire quand nous nous plaçons dans une attitude d'ouverture au sens, où celui-ci n'est pas donné dans une signification déjà fixée. Cette phénoménologie de la vie quotidienne n'est pourtant que l'ébauche d'une véritable pratique phénoménologique. Pour le phénoménologue praticien, la pensée est une expérience vécue, une action à part entière qui produit des gestes internes comme la conversion du regard, la suspension des jugements immédiats ou la variation des faits. Or la pensée, dans son fonctionnement ordinaire, est aussi un ensemble de gestes - l'attention, la mémorisation, la réflexion, la compréhension, l'imagination. Mais cette pensée est spontanément non phénoménologique, car elle a une tendance naturelle à interpréter, rationaliser, justifier, expliquer. Au contraire, la démarche phénoménologique authentique est une attitude paradoxale de "décentrement en première personne" qui consiste à vivre le sens se faisant - vécu en tant que "je", première personne - en s'abstenant de juger ou d'interpréter, réduisant autant que possible les projections, les préjugés ou les présuppositions, le "prêt-à-penser" anonyme qui garantit notre ancrage dans un monde de significations partagées. C'est-ce décollement vis-à-vis du "on" qui nous habite que j'appelle "décentrement".

De ce point de vue, le monde phénoménologique semble aussi s'opposer au monde du langage, celui des expressions verbales communes. Or il n'en est rien car le retour aux choses telles qu'elles nous apparaissent ne saurait rester ineffable ; en effet la pratique phénoménologique exige une description des contenus de pensée recueillis grâce aux actes mentaux, une élaboration du sens à l'aide du langage. Elle n'est donc aucunement une psychologie des profondeurs, de l'intériorité privée, mais une "psychologie descriptive des vécus", selon la toute première définition que donne Husserl de la phénoménologie dans sa Ve Recherche logique en 1901, en rupture avec le psychologisme qui consiste à replier la psyché sur son intériorité, mais aussi avec le behaviorisme qui fait du comportement externe l'unique critère de la vérité du vécu du sujet.

Comment pratiquer la phénoménologie ?

Soyons aussi radical que le fut Husserl : la phénoménologie est une pratique ou elle n'est pas. En effet elle suppose une expérience de la conscience qui exige d'être pratiquée. Or cette pratique n'est pas un "être conscient" ou un "avoir conscience", c'est un "devenir conscient" qui relève davantage d'un "savoir-faire" que d'un savoir théorique.

Dans les années soixante-dix, un philosophe états-unien, H. Spiegelberg2, s'engage dans un projet inédit : monter un "atelier de phénoménologie" visant, à partir de l'expérience individuelle des participants - remémoration d'expériences vécues ou imaginées -, à dégager un invariant (un eidos). Il s'agit au fond de dépasser la technicité ésotérique des textes philosophiques par une mise en pratique, mais il en résultera un échec lié au constat suivant : n'ayant jamais vraiment exploré notre propre expérience, nous ne savons pas en rendre compte. Dans ces mêmes années, d'autres projets similaires voient le jour du côté de la psychologie de la perception, de la psychologie cognitive et de la psychopédagogie. Aux États-Unis, ce mouvement va déboucher sur la P.N.L.. En France, la Gestion mentale, élaborée par le philosophe Antoine de la Garanderie3, s'inscrit dans cette lignée. On peut citer également les travaux du neuropsychologue Francesco Varela4 qui a conçu une "neuro-phénoménologie" théorique, et influencé ceux d'un chercheur en psychologie, Pierre Vermersch5 qui a élaboré une pratique psycho-phénoménologique : l'entretien d'explicitation.

Les pratiques initiées par la phénoménologie se sont donc surtout développées hors du champ philosophique qui, conformément à une ancienne tradition, refuse obstinément le recours à la voie de l'introspection, et reste massivement confiné aux questions conceptuelles et théoriques. Enfin il faut préciser que ces pratiques exigent une formation ou un accompagnement spécifique, car il apparaît rapidement - comme Spiegelberg fut bien obligé de le constater - que l'accès à notre propre expérience nous est barré par notre propension à expliquer plutôt qu'à expliciter, à interpréter et juger plutôt que décrire.

L. Wittgenstein : le retour au langage ordinaire

Wittgenstein a voulu réhabiliter le langage ordinaire et la pensée du sens commun contre les simplifications, les généralisations et les idéalisations philosophiques. Ce travers de la pensée philosophique est selon lui à l'origine de confusions conceptuelles qui minent les fondations de certaines constructions théoriques, mais cela n'est pas l'essentiel : il provoque également troubles et inquiétudes chez celui qui s'adonne à la philosophie. Ces "maladies philosophiques" ont diverses origines : notre soif de généralités, la soif de clarté qui nous pousse à ne voir qu'un aspect des choses en refusant les exemples qui ne collent pas - ce qu'il nomme vision unilatérale -, le pouvoir de fascination qu'exercent certains mots sur notre esprit - être, savoir, vérité, sens, esprit... notre incapacité à voir ce qui est le plus ordinaire.

Mais, selon Wittgenstein, ces "maladies" ont une autre origine plus essentielle : nous sommes irrémédiablement "marqués par le sceau du langage" ; or ce qui constitue la caractéristique spécifique de notre humanité peut à tout moment nous apparaître comme une prison. Nous risquons alors d'être comme "ensorcelés par notre langage". Ainsi la maladie philosophique la plus répandue consiste, selon Wittgenstein, à isoler des mots des jeux de langage d'où ils tirent pourtant leur signification, ce qui a pour effet, que "le langage tourne en roue libre", délié de nos pratiques, de ce que Wittgenstein appelle des "formes de vie". Or ce "verbalisme" qu'il décèle dans les grands systèmes philosophiques, peut aussi être diagnostiqué dans les discussions philosophiques, et particulièrement celles de nos cafés-philo. Il provient du fait que nous ne savons ni ce que nous pensons ni ce que nous voulons dire, car nous ne pouvons penser et parler qu'en nous appropriant les mots d'une communauté dont nous ne sommes qu'une infime partie ; autrement dit je pense et je parle toujours avec les mots des autres.

Wittgenstein se savait lui-même sujet à ce type de maladie dont il a vu a posteriori le signe manifeste dans son premier ouvrage, le seul qui sera édité de son vivant : le Tractatus logico-philosophicus. À partir d'un tel "diagnostic", dans ce qu'on a coutume d'appeler sa "seconde philosophie", il a développé l'idée d'une "thérapie philosophique", qu'il a essentiellement pratiquée sur lui-même sous la forme de dialogues fictifs. L'idée centrale de cette thérapie est qu'il faut ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien dans les jeux de langage qui sont indissociablement des formes de vie. "Meaning is use", cette formule célèbre ne veut pas dire que la signification d'un mot est la somme de ses usages - comme dans un dictionnaire -, mais qu'un mot n'a de signification qu'avec l'arrière-fond d'un jeu de langage dans une situation sociale vécue au sein d'une communauté de locuteurs, ce qu'il appelle une "forme de vie".

La méthode des jeux de langage

Contrairement à la phénoménologie, la voie thérapeutique initiée par Wittgenstein n'a pas jamais été mise en pratique. Par contre sa façon d'aborder les questions touchant à la signification linguistique et à la nature sociale de l'esprit, a eu une influence majeure sur la philosophie du langage de la seconde moitié du XXe siècle - chez des auteurs comme Austin, Searle, Rorty ou Putnam - mais aussi sur les sciences sociales. Bourdieu déclare par exemple : "Wittgenstein est sans doute le philosophe qui m'a été le plus utile dans les moments difficiles. C'est une sorte de sauveur pour les temps de grande détresse intellectuelle..." (Choses dites, Paris, 1987, p. 19). En effet, Bourdieu partage avec Wittgenstein une sensibilité aux pièges de l'intellectualisme et à la primauté de l'action.

Pourtant le succès posthume de Wittgenstein a quelque chose de paradoxal : le philosophe le plus critique vis-à-vis de la philosophie institutionnelle, théorétique et systématique, celui qui s'est le plus employé à ramener la philosophie à sa base langagière immanente, est devenu l'un de ceux qui a généré le plus de discours savants, qui a le plus alimenté la recherche en philosophie et dans les sciences sociales.

Aujourd'hui les consultations philosophiques et les ateliers de discussion qui se développent seraient sans doute perçus par Wittgenstein comme des foyers de dissémination des maladies philosophiques, davantage que comme des instruments thérapeutiques. Pourtant il est possible de donner à nos pratiques une visée thérapeutique, et de tirer de l'oeuvre de Wittgenstein les bases d'une pratique philosophique : la méthode des jeux de langage. Celle-ci consisterait à laisser quelqu'un énoncer une thèse philosophique, puis à l'amener à remettre les termes de celle-ci dans les jeux de langage d'où ils puisent leur signification, à multiplier les exemples pour l'amener à prendre conscience des limites de l'image, de l'analogie qui est - le plus souvent selon Wittgenstein - à la source de son "inquiétude" philosophique. Bref, pour dénouer les "noeuds philosophiques", il faudrait revenir à la signification des mots dans notre langage ordinaire, en les débarrassant du "vernis" philosophique qui les fige, les déforme et leur donne un aspect étrange et inquiétant. Mais il faut se rappeler que la signification, telle que la conçoit Wittgenstein, est irréductible à toute définition univoque, puisqu'elle ne peut être saisie que sur l'arrière-fond des innombrables jeux de langage / formes de vie qui constituent la trame de notre monde : un ordre chaotique.

Qu'en est-il dans nos pratiques ?

La phénoménologie et la philosophie du langage ordinaire ont eu toutes deux de nombreuses ramifications en psychologie, en linguistique, dans les sciences cognitives et sociales. Mais les réponses diamétralement opposées qu'elles donnent à la question "Qu'est-ce que penser ?" a débouché sur une "querelle de l'esprit". Celle-ci oppose ceux qui soutiennent une conception externaliste de la pensée, insistant sur la nature sociale de l'esprit, aux tenants d'une conception internaliste, insistant sur sa nature cognitive et mentale. À la lumière de la distinction proposée par Vygotski, je dirais que les premiers privilégient la signification des mots, des choses ou des évènements dans les situations d'interaction sociale - ce qui explique qu'ils se trouvent massivement au sein des sciences sociales -, alors que les seconds privilégient le sens identifié à certaines représentations mentales "dans la tête" d'un sujet - ils se trouvent évidemment massivement au sein des sciences cognitives. Ce clivage traverse la philosophie, opposant ceux qui se réclament de l'héritage de Wittgenstein et ceux qui tentent de fonder une philosophie cognitive. Les premiers défendent l'idée d'une nature sociale de la pensée11 qui se manifeste essentiellement dans nos actions, nos discours et nos pratiques - de ce point de vue les représentations mentales individuelles ne sont que des épiphénomènes -, les seconds soutiennent que l'esprit se manifeste essentiellement par certains "phénomènes mentaux" - états, processus, représentations - qui déterminent secondairement des actions ou des discours12.

Les nouvelles pratiques philosophiques semblent loin de cette querelle. Pourtant, par le privilège exorbitant qu'elles attribuent au discours argumentatif, je fais l'hypothèse qu'elles se rangent massivement du côté de l'"anti-mentalisme".

Dans deux articles - "Encore un effort camarades pour l'abolition des derniers privilèges philosophiques" et "La face cachée de la pensée"9, parus dans la revue Diotime - j'ai développé l'idée qu'une "forclusion du hors langage" se retrouve dans la plupart des pratiques philosophiques, autrement dit, les praticiens, se concentrant exclusivement sur les discours manifestes, négligent "la face cachée de la pensée", ce qui se passe à l'intérieur de la "boîte noire", et encore davantage la pensée non verbale10. Mais par ailleurs ils ignorent aussi la critique du "verbalisme" philosophique qui se dégage de la phénoménologie et de l'oeuvre de Wittgenstein : le verbalisme par oubli de l'exigence du sens, et le verbalisme par oubli de l'exigence de signification. Or, sous ces deux versions, ce verbalisme, déjà massivement présent au sein de l'école, limite considérablement les bénéfices que l'on est en droit d'attendre des pratiques philosophiques.

La pratique phénoménologique est un "décentrement en première personne du singulier", celle tirée de l'oeuvre de Wittgenstein serait plutôt un "décentrement en première personne du pluriel". Or ces deux moments sont nécessaires pour qu'un travail authentiquement philosophique puisse se faire. Je propose de réfléchir à un "enrichissement du dialogue philosophique" par la mise en pratique d'une dialectique du sens et de la signification. Les pratiques phénoménologiques existent déjà, alors que celles qui s'inspirent de Wittgenstein sont encore à inventer, mais le chemin a été bien balisé. Mais comment opérer une telle "respiration de la pensée" dans nos pratiques ? Comment interrompre le flux de la parole pour ménager un moment phénoménologique - celui du sens se faisant13 "dans le silence de l'intériorité" - et un moment "grammatical" - celui de la signification dans nos jeux de langage / formes de vie ?

Je propose à ceux et celles que ces questions intéressent de me contacter pour échanger et - pourquoi pas - former un groupe de réflexion.

Rapport au sens versus rapport au savoir

Voici en guise de conclusion un bref exposé de la thèse que j'ai qualifiée en introduction de "polémique".

Mon hypothèse de départ : du point de vue de la démocratie, la philosophie et l'école ont partie liée, l'une en tant que discipline, l'autre en tant qu'institution, par leur fonction, contrer le pouvoir absolu de l'opinion. La philosophie assume cette tâche de résistance, depuis l'Antiquité par une enquête infinie sur le sens, l'école depuis une époque bien plus récente par l'instauration d'un rapport au savoir14 et15. Ceci étant admis, la généralisation des pratiques philosophiques dès l'école primaire - voire même dès la maternelle - impose une réflexion sur l'articulation entre le rapport au sens qui caractérise selon moi toute pratique philosophique digne de ce nom, et le rapport au savoir qui caractérise quant à lui toute école digne de ce nom. Parmi les nombreuses questions qui se posent, voici celle qui me semble la plus cruciale : comment éviter que la pratique philosophique précoce ébranle le rapport au savoir, alors même que celui-ci est par ailleurs sérieusement fragilisé ?

Cette question vise une attitude irénique, à la fois optimiste et volontariste, qui considère a priori l'articulation entre rapport au sens et rapport au savoir comme non problématique. Or celle-ci n'est peut-être pas aussi simple et évidente étant donné la persistance de l'hostilité aux pratiques philosophiques précoces (cf.6 Isabelle Stal : L'imposture pédagogique, éd. Perrin, 2008, p. 148-154). La question posée par le GREPH en 1977 - Qui a peur de la philosophie ? (Flammarion)7- est toujours d'actualité, ignorer cette "peur" ne sert au fond qu'à la renforcer. Voici quelques éléments pour lancer la discussion.

La philosophie a besoin de l'école alors que l'inverse n'est pas évident. En effet, la philosophie se pratique avec comme horizon inatteignable, l'"encyclopédie de tous les savoirs". L'école est donc un préalable et même une condition à la pratique philosophique. Or il n'est pas certain que la proposition inverse soit vraie, ni même que l'école soit le lieu idéal pour pratiquer précocément la philosophie. C'est ainsi que l'on peut comprendre certaines critiques virulentes contre les pratiques précoces de philosophie à l'école : "...sous couvert d'introduire les enfants à la "pratique démocratique du débat citoyen", on leur aura fait accroire qu'ils sont à même d'avoir une opinion sur tout, de disputer de tout, de sorte que toute autorité intellectuelle sera encore, s'il se peut, contestable et contestée." 6 Isabelle Stal, Op. Cit. , p. 154).

Sans souscrire à une telle virulence, on peut regretter la non problématisation par les praticiens de l'articulation entre rapport au sens et rapport au savoir. En effet, depuis Socrate, l'un des effets principaux de la pratique philosophique est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances. Or apprendre et savoir reposent naturellement sur croire ; ainsi le rapport primaire au savoir durant les premières années d'école implique une forme de "foi" car "L'élève accorde foi à ses maîtres et aux manuels scolaires" -, un besoin de "fondation" car "Il faut que quelque chose nous soit enseigné comme fondation." -, et de certitudes soustraites au doute car "Le doute même n'a pour base que ce qui est hors de doute." (L. Wittgenstein, De la certitude, §263, 449, 519,8.

Sans retomber dans les débats stériles sur l'âge d'une hypothétique "maturité philosophique" (cf. "L'âge de la philosophie", Qui a peur de la philosophie, GREPH, Flammarion, 1974, p. 15-54,7, il convient de sortir d'un irénisme qui feint d'ignorer la dimension subversive, critique et dissolvante, inhérente à toute pratique philosophique digne de ce nom. Je pose simplement une question qui mérite toute notre attention, car l'enjeu est de taille.


(1) Lev Vygotski : Pensée & langage, (1934) trad. Fr. F.Sève, La Dispute, 1997.

(2) Natalie Depraz : Comprendre la phénoménologie (Une pratique concrète), Armand Colin, 2006.

(3) Antoine. De la Garanderie : Critique de la raison pédagogique, Nathan, 1997.

(4) Francisco Varela : L'inscription corporelle de l'esprit, Seuil, 1993.

(5) Pierre Vermersch : L'entretien d'explicitation, ESF, 1994.

(6) Isabelle Stal : L'imposture pédagogique, Perrin, 2008.

(7) GREPH : Qui a peur de la philosophie ?, Flammarion, 1977.

(8) Ludwig Wittgenstein : De la certitude, (1958) Gallimard, 1965.

(9) Claude Lupu : revue en ligne Diotime : "Encore un effort camarades pour l'abolition des derniers privilèges en philosophie" (n° 35, janvier 2008), "La face cachée de la pensée" (n° 37, septembre 2008) (www.crdp-montpellier.fr/resssources/agora/).

(10) Dominique. Laplane : Penser, c'est-à-dire ?, Armand Colin, 2005.

(11) Michel Le Du : La nature sociale de l'esprit, Vrin, 2004.

(12) Jean-François Le Ny : Comment l'esprit produit du sens ?, Odile Jacob, 2005.

(13) Marc Richir : L'expérience du penser, éd Millon, 1996.

(14) Bernard Charlot : Le rapport au savoir, éd. Economica, 1997.

(15) Jean-Claude Milner : De l'école, Seuil, 1984.

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