Revue

Le problème du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique : l'éclairage de Habermas

Introduction à la soutenance

Mon objet d'étude est le rôle du maître dans un cadre particulier : celui d'un fondement philosophique possible à la discussion à visée philosophique (DVP), par les apports théoriques d'un philosophe, Jürgen Habermas. Les questions découlant de l'énoncé de cet objet d'étude sont :

A) Où et comment la philosophie de Habermas rencontre la pratique de la DVP ? D'autant qu'il semble de prime abord difficile de parler d'une pratique de DVP tant il y a presque autant de façons de faire que ce qu'il y a de praticiens.

B) Que nous conduit à penser cet éclairage philosophique quant au rôle du maître ? D'autant que cette question de son rôle a déjà été abordée et que plusieurs approches de ce dernier sont envisageables.

Les développements que ma thèse apporte face à ces deux questions :

A)

1) Qu'il y ait plusieurs façons de faire de la philosophie en classe, et que par ailleurs l'on puisse définir différents courants marquant des spécificités propres, voire même des objectifs communs à chacune (ce que j'appelle à la suite de bien d'autres : courant d'apprentissage de la réflexion philosophique, courant psychologique des préalables à la pensée, et courant d'éducation à la citoyenneté) n'est pas contradictoire avec un fonds commun que tous partagent.

2) Ce fonds commun s'élabore empiriquement par la mise en évidence de présupposés convergents présents au coeur des différentes pratiques. Très précisément, toutes emploient le mot philosophique, s'incarnent dans une communauté de recherche, mobilisent une éthique communicationnelle, et, enfin, placent au premier plan l'activité des élèves.

3) Or pour chacun de ces points, nous trouvons un ancrage dans la philosophie de Habermas, ce qui, de la sorte, nous la fait apparaître comme un fondement philosophique à ce qui fait la DVP à l'école.

4) En effet, la communauté de recherche et la philosophicité de la pensée qu'entend promouvoir la DVP entrent en résonance respectivement avec la pragmatique universelle de Habermas et sa théorie de l'argumentation.

5) Dans le cadre de la pragmatique universelle, tout échange communicationnel recèle des présuppositions pragmatiques qui sont autant de prétentions à la validité, nous faisant entrer en relation les uns avec les autres dans un mouvement d'intercompréhension. Or c'est exactement cela que veut solliciter la communauté de recherche.

6) Dans le cadre de la théorie de l'argumentation chez Habermas, il nous faut noter avec insistance le rôle de ce qu'il appelle "l'argument le meilleur", qui ne peut être tel non pas absolument mais uniquement parce que l'ensemble des protagonistes lui donne son accord, et ce de manière consensuelle. Faire de la philosophie à l'école, c'est certes chercher ensemble la vérité sur des problèmes porteurs d'une dimension existentiellement parlante pour les enfants, mais c'est surtout engager la réflexion et la raison dans une collaboration et une coopération dans lesquelles l'entente n'est pas une conséquence de la vérité. Cette vérité recherchée est bien au contraire le fruit du consensus et de l'accord. Point de vérité préexistante qu'il s'agirait de découvrir, mais bien davantage la volonté commune de s'épauler en avançant dans une dynamique dans laquelle ce n'est pas le point d'arrivée qui importe mais le chemin parcouru.

7) Il est alors facile de comprendre l'importance d'une éthique communicationnelle : acceptation de la diversité, respect de l'autre, impartialité etc. Mais quand la DVP en éprouve le besoin empiriquement, Habermas, avec ce qu'il dit de la "situation idéale de parole", la pose comme une nécessité. Car pour que l'argument le meilleur soit précisément le meilleur, encore faut-il que les présuppositions pragmatiques et les prétentions à la validité s'énoncent dans le cadre de métanormes, ou encore de normes idéalisées, comme la symétrie et la réciprocité, ce que Habermas nomme situation idéale de parole.

8) Enfin, en croisant la dimension de communauté de recherche dans la DVP et la théorie consensuelle de la vérité au travers de l'argument le meilleur chez Habermas, il ressort que la DVP est une praxis en ce qu'elle développe une co-construction de sens. Pragmatique universelle et praxéologie impliquant un engagement dans le monde s'y côtoient donc. À cela, rien de bien étonnant ! N'oublions pas en effet ce que Habermas a défini comme étant "l'agir communicationnel", dans lequel se condensent la compréhension de ce qui est dit, l'engagement à agir, et la volonté de poursuivre dans la discussion par l'argumentation.

9) À la vue de tout ce qui précède, comment alors ne pas comprendre la DVP comme un véritable "espace public scolaire", tant les principes qu'elle mobilise (autonomie intellectuelle, non-exclusion et solidarité, égalité des chances), sont autant de droits fondamentaux reconnus par Habermas pour que l'espace public soit dans un mouvement permanent de formation éclairée de la volonté ?

Voilà comment s'opère pour moi l'ancrage de la DVP sur la philosophie de Habermas. Et de cet ancrage la pratique de la DVP retire des perspectives intéressantes quant à la question du rôle du maître.

B)

1) Rappels des différentes positions prises par l'ensemble des praticiens au sujet du rôle de l'enseignant pendant la DVP : interventionnisme strict, engagement et action discrets, non-interventionnisme.

1 a) Interventionnisme strict : les interventions de l'adulte sont les conditions nécessaires à la philosophicité de la discussion en lui permettant de s'inscrire sous un autre registre que la conversation libre. Dans cet ordre d'idée, l'enseignant anime (intervention sur la forme des échanges : répartition de la parole, etc.) et guide (intervention sur le fond des échanges en initiant les discutants à la pratique philosophique par l'introduction de principes et de contenus propices à la réflexion). Certains auteurs ont pu qualifier cette prise de position de "maïeutique socratique".

1 b) Non-interventionnisme : diamétralement opposé à l'interventionnisme strict, le rôle du maître que définit Jacques Lévine entre autres est celui d'une mise en retrait totale sur le fond des échanges tout en assurant une présence, silencieuse certes, mais réelle tout de même, et autorisante. Le paradoxe que veut surmonter une telle position est celui de l'objectif affiché par la DVP qui veut apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes, c'est-à-dire être autonomes dans leur réflexion, alors que le milieu de la classe et des rapports au maître est fondamentalement hétéronome. Le silence de l'enseignant est donc ce qui va faire toute sa place à l'expérience que chacun peut faire d'être à l'origine de sa pensée, comme dans le même temps sa présence garantit le cadre dans lequel se fera cette expérience.

1 c) Interventionnisme modéré : entre les deux se dessine une position médiane. Position qui veut que la réflexion accède à une véritable dimension philosophique par l'organisation des échanges en dévoluant aux élèves des responsabilités d'animation et un partage de fonctions d'ordinaire tenues par le maître, ainsi que par une action retenue du maître sur les processus de pensée tels que définis par M. Tozzi (problématisation, conceptualisation, argumentation). De la sorte, ce rôle du maître souscrit à l'exigence réflexive de l'interventionnisme sans incidence de sa part sur le fond, tout comme il place l'enseignant en retrait sans laisser les échanges aller à vau-l'eau, c'est-à-dire où bon leur semble dans une joyeuse spontanéité et un désordre à tout le moins infécond.

2) Je soutiens pour ma part l'argumentation habermassienne, visant la participation du maître sur le fond des échanges au même titre que les élèves. Je pose un constat d'auto-limitation quand on aborde la question du rôle de l'enseignant sous la seule entrée de l'interventionnisme. De fait, en regard de l'interventionnisme strict, il est légitime de se demander qui philosophe : les élèves, ou le maître ? D'autant qu'à trop se focaliser aussi sur le dispositif comme dans l'interventionnisme modéré, ne se trompe-t-on pas d'objectif et ne courons-nous pas le risque d'asservir la philosophie à la démocratie ? Enfin, par rapport au non-interventionnisme, ne risque-t-on pas cette fois de louper et de passer à côté du philosopher ?

À mon avis, il y a une même cause à la racine de ces auto-limitations : la non-séparation entre "intervention" et "participation". L'intervention suggère une extériorité (et à ce compte la signification et la finalité de la DVP se situent à l'extérieur d'elle-même). L'interventionnisme tout autant que le non-interventionnisme véhicule l'idée d'un rapport différent à l'acte de penser entretenu par le maître et les élèves. En revanche la participation relève d'une communauté d'engagement entre tous les discutants de la DVP, en plaçant dans une même nature toutes les pensées formulées, même si elles ne sont pas toutes au même niveau. Quand l'intervention est un principe extérieur, la participation est un ferment catalytique. Et Habermas, dans cette droite ligne et en parfaite conformité avec les fondements théoriques qu'il nous offre pour la DVP, nous permet de justifier que le maître soit un participant au même titre que les élèves

2 a) Dans une droite ligne habermassienne, il y a une contradiction performative à la non-participation de l'enseignant. En effet la philosophicité de la discussion, en passant par la recherche du meilleur argument, convoque le "principe d'universalisation "U" : "je ne peux pas ne pas vouloir que mon argument puisse être accepté par tous ceux qui y sont exposés ou qui pourraient l'être". De la sorte, exclure le maître de la participation ce serait engager les interactions dans des modalités contredisant ce qui est nécessairement anticipé. Ou formulé autrement : vouloir ce que je ne peux pas vouloir !

2 b) De plus, dans toute discussion, et n'oublions pas que la DVP en est une, Habermas refuse toute position surplombante d'un observateur. A cela la raison est simple : dans une discussion, ce n'est pas de compréhension qu'il s'agit mais d' "intercompréhension". Ainsi, un rapport d'extériorité à la signification des propos n'y est pas de mise, car ce qui s'y joue c'est une co-construction de sens. Certains auteurs vont même jusqu'à parler de "communi'action" en lieu et place de la traditionnelle communication, pour éclairer cette élaboration de sens entre les participants. Il nous est facile alors de comprendre que la DVP répond à une dynamique englobante et non excluante.

2 c) Enfin, l'intercompréhension dans la logique habermassinne a pour corollaire "l'intersubjectivité". En s'intercomprenant, les acteurs se reconnaissent comme des sujets et des auteurs légitimes. Ils s'en remettent les uns aux autres pour se reconnaître les uns par les autres. Ce qui fait de la discussion, et particulièrement de la DVP, le creuset d'une autorité autorisante. C'est pourquoi dans toute participation de n'importe quel participant, les autres éprouvent ce besoin qu'on a besoin d'eux. Ce qui est d'autant plus vrai quand il s'agit de la participation du maître. S'il ne participait pas, il signifierait qu'il ne reconnaît pas les autres comme des interlocuteurs valables.

2 d) Toutefois, l'idéalité de cet argumentaire ne doit pas nous faire perdre de vue la factualité de la réalisation de la DVP. Habermas nous ouvre des perspectives idéales, alors que la DVP se situe dans un contexte très concret et très particulier. Cependant, comme ce n'est pas parce qu'il n'y a pas et n'y aura peut-être jamais de communication idéale qu'il n'y a pas d'idéal de la communication, participer au même titre que les élèves pour le maître c'est dans le même temps ne pas participer au même "niveau".

Donc il y a des conditions à la participation : à nos yeux ce sont en ce qui concerne le statut de participant du maître le rôle du dispositif comme filtre à parité, et en ce qui concerne le contenu des propos la "modalisation" (jouer sur les modalités de ce qui est proposé comme pensée), la modulation "(jouer sur tout ce qui préserve la figure de l'autre dans ce qui est donné à entendre"), la "propimposition" (jouer sur le fait de proposer une pensée sans l'imposer, c'est-à-dire en laissant voir toujours plus loin qu'elle sans jamais contraindre à la prendre comme telle)

Un problème perdure tout de même : celui de mon positionnement de chercheur comme étant aussi l'enseignant de la classe. Présence de biais déformant certainement les perspectives tracées.

Les apports expérimentaux de ma thèse par rapport aux pistes que j'y ai suivies :

A) Ma méthodologie

a) Analyses de DVP réalisées en classe en passant au crible les prises de parole du maître pour savoir si elles respectent la symétrie, la réciprocité, le perspectivisme de la connaissance, la non-rupture, la continuité non-contrainte.

b) Réalisation d'entretiens semi-directifs de groupes pour recueillir les points de vue exprimés par les élèves quant à l'identification qu'ils font du statut de participant du maître, ainsi que de la dimension contraignante ou non à penser comme lui

c) Dans une lignée habermassienne, confrontation de ce que je dégage dans ma thèse à l'analyse et à la critique d'autres praticiens-chercheurs

B) les résultats obtenus

Dans la très grande majorité des points de vue exprimés par les élèves, le maître est un participant comme eux, tout comme l'analyse des discussions montre son intégration au dispositif sans passe-droit. De la même façon, dans la très grande majorité des cas, les points de vue exprimés par les élèves posent que les propositions de pensée du maître ne les contraignent pas à penser comme lui, ce qui ressort aussi des analyses de DVP puisque les interventions du maître propimposent très majoritairement.

C) Conclusion

Que le maître soit un participant au même titre que les autres sans être au même niveau est une proposition légitime et recevable. Cependant ce n'est qu'une proposition et il n'y a pas à l'imposer, car elle dépend du cadre et du référent théorique dans laquelle on la pose.

Les pistes ouvertes à partir de ma thèse : quid de tout cela en enseignement prioritaire où je viens d'être nommé ? Est-ce que le milieu social a une incidence sur la possibilité de la participation ou non du maître sur le fond ? Il y a nécessité à croiser des variables et donc des essais de participation du maître dans des terrains différents...

Thèse ayant obtenue la mention très honorable avec les félicitations du jury à l'unanimité.

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