Revue

Les ateliers de réflexion philosophique et leurs "effets collatéraux"

Je suis professeur des écoles en école élémentaire et pratique les ateliers de philosophie, sur les bases préconisées par l'A.R.C.H. (Atelier de Recherche sur la Condition Humaine) de Jacques Lévine, et ceci depuis plus de cinq ans.

Si je souhaite en parler, de la même façon que j'ai souhaité faire partager ma pratique lors d'émissions de radio sur France Inter ("Nous autres" de Zoé Varier) ou sur la chaîne de télévision éducative Cap Canal, dirigée par Philippe Meirieu, c'est avant tout pour témoigner de la force de ce moment d'apprentissage.

Apprentissage d'abord philosophique, bien sûr. Sans aucune leçon magistrale prodiguée par le maître, les élèves accèdent, à leur mesure, aux concepts philosophiques grâce à leur propre parole, cadrée, libre et rebondissante, où le débat prend sa place, naturellement. Une simple question ("C'est quoi réfléchir ?", "Pourquoi vit-on ?", etc.) est le point de départ d'un moment d'échange singulier entre pairs.

Voici par exemple, le contenu de l'atelier de philosophie sur le thème "Réfléchir", conduit en trois séances :

Première partie : C'est quoi réfléchir ?

- C'est quand on pense à quelque chose.

- C'est quand on cherche quelque chose et qu'on ne le trouve pas. Alors, on réfléchit.

- C'est quand on cherche dans sa tête.

- Pour apprendre ou trouver quelque chose, il faut réfléchir.

- Si on n'avait pas de cerveau, on ne pourrait pas réfléchir, on serait très bête. Et on doit réfléchir avant de taper.

- Réfléchir, c'est quand on ne sait pas ce qu'est une chose, on doit réfléchir et regarder avant de dire n'importe quoi.

- Réfléchir c'est, quand on t'a embêté, tu essaies de savoir si c'est quelqu'un ou quelqu'un d'autre.

- Réfléchir, c'est avant de commencer un travail. Tu réfléchis n'importe où, partout.

- Quand on court, on réfléchit comment on va courir.

- Pour réfléchir, on garde les choses dans sa tête.

- Quand on fait quelque chose, il faut toujours réfléchir avant.

- Tout ce que tu fais, tu dois réfléchir. Il y a une manière de réfléchir à chaque fois. Tout ce que tu fais, tu dois réfléchir, mais comme ce que tu fais à chaque fois est différent, il y a plusieurs manières de réfléchir.

- Là en ce moment, quand je parle, je suis en train de réfléchir.

- En ce moment, on est en train de réfléchir. On ne sait pas c'est quoi qui nous fait réfléchir. Peut-être que c'est le cerveau, peut-être que c'est l'atelier philosophie. Quand tu nous poses des questions, ça nous fait réfléchir.

- Pour savoir ce que je vais dessiner, je réfléchis.

- On réfléchit pour décider où on va quand on se déplace.

- On n'a pas le même cerveau, donc on ne réfléchit pas pareil.

- Y en a qui ont un cerveau mais qui ne réfléchissent pas. C'est comme si on n'avait pas de cerveau.

- Quand on réfléchit une fois, si on te redemande la même chose, tu ne te trompes plus.

- C'est vrai qu'il y a des personnes qui ont un cerveau mais ils ne s'en servent jamais pour réfléchir, alors que le cerveau, ça sert à réfléchir. Peut-être qu'ils ne savent pas comment s'en servir.

- Y a des personnes âgées, elles ont le cerveau un peu fragile, elles peuvent pas bien réfléchir, et des fois elles se trompent.

- On peut mal réfléchir, mais y'a pas que les personnes âgées, y'a les enfants, les adultes, parce que y'a des choses que le cerveau a jetées ou plutôt la personne elle-même les a oubliées.

- On peut avoir des trous de mémoire.

- Des fois, y'a des copains et copines qui peuvent raconter n'importe quoi et gêner le cerveau de l'autre, alors que eux, ils gardent un bon cerveau.

Seconde partie : Peut-on mal réfléchir ?

- On peut mal réfléchir, mais ça ne veut pas dire qu'on est bête.

- On peut mal réfléchir, mais aussi, on peut ne pas réfléchir du tout. C'est comme on veut.

- Des fois, quand on a un travail, on peut ne pas arriver à réfléchir.

- Parfois, on dit des choses au hasard, on ne réfléchit pas. Aussi, quant tu chantes une chanson, tu la connais par coeur, tu ne réfléchis pas.

- Quand tu fais vite, tu réfléchis mal.

- Quand on se trompe dans une dictée de nombres, c'est qu'on a mal réfléchi.

- Mal réfléchir, c'est quand on se trompe.

- Quand on connaît une chanson par coeur et qu'on la chante, on réfléchit à s'en souvenir.

- Y'a des personnes, ils ne savent comment se servir du cerveau, ils ne savent pas c'est quoi réfléchir, ils ne savent pas comment ça fonctionne. Ils croient que quelqu'un fait fonctionner leur cerveau alors qu'en fait, c'est eux-mêmes. Quand on travaille, c'est nous qui faisons fonctionner notre cerveau.

- Y'en a qui réfléchissent pas, par exemple en maths, mais qui réfléchissent en lecture. C'est comme s'ils étaient à moitié intelligents, à moitié bête.

- Des fois, on écrit des choses sans réfléchir.

- Si on réfléchit en lecture et pas en maths, ça ne veut pas dire qu'on est bête. Ca veut dire qu'on n'arrive pas à réfléchir à ce moment-là, c'est trop dur pour soi, et pourtant, on réfléchit.

- Parfois, je fais au hasard quand je n'arrive pas à réfléchir.

- Parfois, on dit qu'on n'aime pas un livre par exemple et quand on le lit, on l'aime bien. Il faut réfléchir.

- Si tu dis que quelque chose est nul sans réfléchir, tu te trompes. Si ça se trouve, c'est passionnant.

- Si tu lis trop vite, t'as pas assez réfléchi.

- Parfois, quand tu réfléchis, tu as un trou de mémoire. Ca s'appelle ne pas réfléchir.

- Quand on boit de la bière, après, on ne peut pas réfléchir.

- Le cerveau, c'est comme un désert avec plein de mots qu'on a appris, et ça bouge partout et on ne le sent même pas.

Troisième partie : Peut-on vivre sans réfléchir ?

- On ne peut pas vivre sans réfléchir, car si on décide d'avancer ou de manger, c'est qu'on a réfléchi avant.

- C'est la même chose pour le travail.

- Réfléchir c'est important, si tu veux avoir ton bac ou si tu vas au supermarché et que tu prends trop de choses et que tu n'as pas assez d'argent.

- Réfléchir, c'est très important pour monter de classe.

- Si tu ne réfléchis pas dans ta vie, ça ne sert à rien de vivre.

- Il faut réfléchir avant de faire quelque chose.

- Réfléchir, c'est toute notre vie.

- On réfléchit avant d'acheter quelque chose.

- Quand on ne réfléchit pas, on peut quand même vivre.

- Même quand on fait un mouvement ou qu'on mange, on réfléchit. On réfléchit sans y penser.

- Avant de parler, on réfléchit à ce qu'on veut dire.

- Si on réfléchit trop, on peut perdre son temps.

- Si tu ne réfléchis pas, c'est que tu n'as pas de cerveau, et si tu n'as pas de cerveau, tu ne peux pas vivre.

- Si tu bois de la bière, le cerveau, il est fou.

- Les clochards, ils ne réfléchissent pas à ce qu'ils font.

- Les handicapés, ils ne réfléchissent pas et pourtant ils vivent.

- Si tu ne réfléchis pas, tu rates plein de choses.

- Si on ne réfléchissait pas, on pourrait quand même vivre. Ce n'est parce que tu ne réfléchis pas que tu n'as pas de cerveau. Y a des personnes, eux, ils disent qu'ils n'ont pas besoin de réfléchir.

Apprentissage citoyen ensuite, car lors de ces moments de réflexion commune, les élèves se découvrent porteurs d'une capacité de pensée et découvrent aussi les autres, différents et en même temps équivalents. Ils quittent ainsi le regard purement scolaire, qu'on porte sur eux et qu'ils portent entre eux.

Apprentissage transversal enfin, car certains élèves en difficulté scolaire, à travers cette confrontation aux grands problèmes existentiels, qui souvent les encombrent et les empêchent d'apprendre, trouvent enfin un sens dans leur investissement scolaire. Un déblocage s'observe alors.

C'est le cas par exemple d'un de mes élèves de CM1, Y, qui semble trouver comme une réponse à ses interrogations, écartelé qu'il est entre islam et laïcité, réponses révélées et réponses qu'on se construit, et qui se réconcilie peu à peu avec ce qu'on lui propose à l'école, comme si une alliance était en train de se nouer.

Voilà ce qu'il disait sur France Inter des ateliers de philosophie :

"On peut connaître les idées des autres et ils peuvent connaître nos idées...

La philosophie, c'est bien, car on se donne des idées...

Réfléchir sur la mort, ça m'a aidé. Je ne sais toujours pas les réponses mais comme ça, j'essaie de savoir. Un jour, je me suis demandé si la chance, elle existe. Et finalement, je pense moyen...

J'ai l'impression d'avoir grandi car on réfléchit mieux. On réfléchit beaucoup. Dans la vie, il faut beaucoup réfléchir, il faut beaucoup être fatigué...

Je me demande pourquoi on vit et pourquoi, tout ce qu'on voit, ça existe. C'est à moitié pour Dieu et à moitié comme ça. ..

Après l'atelier de philosophie, je continue à réfléchir. Dans mon lit, je réfléchis, y'a des questions que je me pose mais je n'arrive pas à trouver la réponse."

Il y a dans ces moments de réflexion philosophique une atmosphère particulière qui s'installe, faite de gravité, d'écoute, de respect mutuel et de construction collective, qui peut s'expliquer ainsi : d'abord, pour la première fois à leur âge, ils peuvent accéder à un territoire, celui de la réflexion sur la condition humaine, territoire qu'on leur interdit habituellement, parce qu'ils seraient trop petits pour cela.

Ensuite, on leur propose un cheminement singulier, non balisé, qu'ils doivent tracer eux-mêmes, comme si ce chemin-là symbolisait le chemin d'apprentissage dont ils rêvent, celui qu'ils découvrent par eux-mêmes et qu'ils peuvent s'approprier.

Et voici d'ailleurs le regard de quelques enfants de CE2 sur ce moment philosophique :

Première question : C'est quoi la philosophie ?

- Daniel, il nous pose une question. On ne sait pas quelle est la réponse, mais quand même, on a chacun et chacune une réponse.

- C'est bien pour tout le monde mais il n'y a pas de réponse.

- C'est pour nous apprendre des choses qu'on ne sait pas.

- Tout ce que les gens, ils disent, ça peut rester dans la mémoire.

- On apprend tout ce qui se passe autour de nous. C'est amusant, apprendre. On écoute les autres et on donne notre opinion.

- T'apprends plein de choses sur le monde. On apprend des choses rigolotes.

Seconde question : Pourquoi ce n'est pas le maître qui enseigne la philosophie ?

- Ça nous permet de réfléchir nous-mêmes.

- Tu veux nous faire réfléchir dans notre tête.

- On peut dire beaucoup de choses dessus, comme il n'y a pas de réponses.

- C'est pour voir comment on comprend les choses.

- C'est pour nous laisser nos opinions.

Troisième question : Ça sert à quoi les ateliers de philosophie ?

- Si t'es pas d'accord avec quelqu'un, ça sert à ne pas s'énerver contre quelqu'un et à s'entendre entre nous.

- On apprend à s'écouter et à se contredire.

- Ca sert à connaître l'opinion des autres.

- Ca sert à réfléchir sur tout.

Pour finir, et pour élargir la réflexion, je suis convaincu que ce moment singulier de questionnements, de cheminement et d'apprentissage devrait être étendu à tous les apprentissages de la classe, pas seulement philosophiques, pour ne pas laisser ce moment exister simplement comme une parenthèse.

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