Compte-rendu de la rencontre sur les cafés-philo à l'Unesco (nov. 2008)
Problématique
Penser est, selon Platon, saisie de l'intelligible ; selon Descartes, conscience de soi ; selon Kant, activité de la raison ; selon Hegel, formation des idées pour accession à l'universel.
Créé fortuitement en juillet 1992 par Marc Sautet, le café philo est pluriel par sa fréquentation, la diversité de ses protocoles, méthodes et expériences. Un de ses objectifs est l'opportunité d'y développer sa réflexion.
Pourtant, participe-t-il réellement à l'élaboration de la pensée de chacun ? Y a-t-il aussi dans son processus élaboration d'une pensée collective ?
Intervenants
Contributions :
- Jean-Philippe Blanchard (13 ans de cafés philo à Toulouse et Revel) ;
- Michelle Briquet (10 ans de café philo à Dax) ;
- Eugène Calschi (9 ans de café philo à Noisy-le-Grand) ;
- Georges Dru (12 ans de café philo à Lyon) ;
- Romain Jalabert (5 ans de café philo à Narbonne) ;
- Bruno Magret (16 ans de cafés philo à Paris) ;
- Fernand Reymond (13 ans de café philo à Marseille) ;
- Yannis Youlountas (à l'origine de trois colloques sur les cafés-philo, de dix Festivals philo et de la Déclaration des Cafés philo) ;
Présidence de la rencontre (historique, problématique), reformulation des propos : Jean-Philippe Blanchard.
Synthèse des propos, restitution et compte-rendu : Romain Jalabert.
Régulation de la parole : une personne parmi le public est appelée pour distribuer et réguler la parole du public.
Rappel
Cette rencontre thématique fait suite à un café philo animé la veille par Günter Gorhan, dont le thème ("Le café philo : un lieu d'apprentissage du philosopher ?") pouvait préfigurer, à certains égards, la problématique de cette même rencontre.
Qu'est-ce que ce compte-rendu, sinon la tentative de renvoyer (certes de manière subjective) le reflet collectif (ou articulé) de pensées et/ou réflexions individuelles exprimées au cours de la rencontre thématique ? Envisagée comme preuve et trace de l'émergence d'une pensée collective à partir d'éléments issus de pensées individuelles et souvent disparates, la synthèse écrite ne pourrait-elle pas figurer le point d'articulation possible entre "pensée de chacun" et "pensée collective", de sorte que chacun des participants pourrait se reconnaître, peu ou prou, dans cette synthèse néanmoins collective, selon cette seule certitude que l'on n'y trouvera rien de plus que ce qui s'est pensé et dit lors de cette rencontre ? Dépassement du chaos des interventions disparates pour révéler une pensée cohérente, structurée en parties homogènes et indépendamment de la chronologie énonciatrice de la rencontre ; travail de remodelage, de refonte, remaniement des propos tenus ; réorganisation des interventions qui tendraient, à l'instar de l'exercice du "rubicube", à répartir de manière harmonieuse et cohérente les diverses teintes de la réflexion collective. Non pas juxtaposition mais synthèse de la polyphonie des pensées exprimées, le compte-rendu tendrait à agréger propos et pensées épars, affichant une prétention collective.
Il apparaît fortement, au cours de la rencontre, qu'interroger les processus de pensée à l'oeuvre dans les cafés philos, c'est interroger le café philo en général, de ses fondements jusqu'à ses pratiques les plus diverses. Deux questions semblent alors incontournables : "Pourquoi un café philo ?" et "Qu'est-ce qu'un café philo ?".
Pourquoi un café philo ?
Quel intérêt y a-t-il à se réunir pour réfléchir ensemble, collectivement (et dans un lieu public), aux grandes questions ? Alors que nous pourrions très bien le faire de manière isolée, chez soi...
Il ressort, de manière unanime, qu'il n'y a pas "un" mais "des" cafés philo ; et la pluralité des cafés philo représentés lors de cette rencontre (Dax, Lyon, Marseille, Narbonne, Noisy-le-Grand, Paris, Revel, Toulouse, etc.) atteste d'une grande diversité des pratiques. Assurément, la question de l'articulation de la pensée individuelle et de la pensée collective dans un café philo doit se penser en regard de cette diversité des pratiques. Il y aurait donc plusieurs façons d'organiser et d'animer un café philo. Si le lieu du "café" n'est pas neutre (la tradition intellectuelle du café en France est grande, depuis la Révolution française et les cafés littéraires), des pratiques dites de café philo ont cours dans des lieux différents : bibliothèques, médiathèques, maisons associatives, locaux municipaux, auditoriums, etc. Les dénominations et les statuts de toutes ces "réunions" varient considérablement, au point qu'il apparaît très difficile d'en faire l'inventaire. Parmi les dérivés, nous trouvons notamment des banquets philo, des cinés philo, des randos philo, des ateliers organisés dans le cadre d'universités populaires, etc. ; les divergences entre les cafés philo et ces pratiques dérivées sont plus grandes encore.
Qu'est-ce qui permettrait à chacun, dans un café philo, d'élaborer sa propre pensée, favorisant par la même occasion l'élaboration d'une pensée collective ?
La question de l'éthique semble incontournable quant à l'articulation entre "pensée de chacun" et "pensée collective", avec cette interrogation essentielle : quelle place je laisse à la pensée de chacun, de l'autre, dans l'élaboration de ma propre pensée ? Parce que la pensée de chacun m'altère, de même que la mienne altère probablement l'autre, cette question de l'éthique se pose et s'impose dans le cadre d'un choc des altérités qui oblige à trouver des médiations symboliques (la métaphore est souvent évoquée). Une tolérance et un effort d'écoute sont sans doute nécessaires ; écouter les autres aurait cet avantage de secouer, d'ébranler mes certitudes. Deux canaux différents constitueraient le mode d'expression de la pensée : la parole en tant qu'expression subjective, individuelle des participants ; le langage et sa dimension collective, en tant que fonds commun des mots, signifiants de la langue.
La part imaginaire semble elle aussi essentielle. La métaphore par exemple, chargée de sens signifiés qui grouillent sous le signifiant. Figure de rhétorique préférée des poètes, elle est subjective, individuelle ; elle est à l'individu ce que le mythe est à la collectivité, c'est-à-dire l'expression de sa sensibilité, de son pouvoir d'évocation. La métaphore renvoie à l'inconscient (structuré comme un langage selon Jacques Lacan).
Qu'est-ce qu'un café philo ?
Cette question est inévitablement mêlée à cette autre question : que devrait être un café philo ?, car il ne faudrait pas confondre ce que j'espère et attends d'un café philo et la réalité de son apport.
Le café philo serait un lieu où l'on pourrait se frotter aux autres pour mieux structurer sa propre pensée. Pour cela il faudrait de l'amitié (sont évoquées les relations affectives, amicales, fraternelles, solidaires ; la philia épicurienne ?), de la méthode, de la logique, de l'organisation, etc. De plus, on ne pourrait philosopher ensemble avec seulement des opinions (le café philo est-il le lieu du logos ou de la doxa ?). Certains prônent toutefois l'urgence, la violence et l'agression même, ... pour que du chaos émergent pensées individuelles et collective.
Il est avancé, sous forme de provocation, qu'il n'y a pas de pensée à l'oeuvre dans un café philo. Si l'annonce préalable du sujet peut inciter à la réflexion philosophique, chez soi, la rencontre proprement dite peut décevoir et même laisser une impression d' "acte manqué", de sorte que l'on pourrait se demander, après-coup, pourquoi il est si difficile aux autres (ou avec les autres) de philosopher.
Certains iront jusqu'à se demander si le café philo ne demeure pas finalement qu'une utopie. Lieu de frustration bien souvent, pour ce qui est notamment de la circulation de la parole, le café philo n'aurait rien d'une pensée collective lorsqu'il se résume à une juxtaposition de monologues distincts. Mais de là à évoquer une incompatibilité fondamentale entre discuter et philosopher...
Le café philo ne pourrait-il pas être alors lieu de "création commune d'une vision du monde" ? La difficulté pour la pensée humaine est de trouver son chemin entre ces deux impasses que sont le développement purement grégaire de la psyché (le mode de vie du troupeau dénoncé par Friedrich Nietzsche et Soren Kierkegaard) et l'hyper individualisme de l'esprit clos sur lui-même. Mais que signifie alors "penser par soi-même" dans un café philo ? La philosophie est une pratique, et le dialogue y tient peut-être la part la plus importante. Il y aurait élaboration à la fois individuelle et collective d'une pensée dans un café philo, au sens de "communauté de recherche" (Matthew Lipman).
"C'est faux de dire "je pense". On devrait dire "on me pense". [...] Je est un autre", s'exclamait le poète. Nous parlons tous un autre qui n'est pas soi-même, mais plutôt carrefour entre les aspects individuel et collectif. Difficile de parler de son soi profond quand on est condamné à paraître, à "parlêtre" (mon être ne pouvant être que parlé).
N'y a-t-il pas élaboration d'une pensée quand ceux qui partent de leur vécu passent progressivement de l'anecdote à la réflexion sur leur vécu ?
Pour conclure
La variété géographique (très loin d'être exhaustive) des cafés philo représentés a clairement posé la question des pratiques ; et de manière inévitable sans doute celle des divergences. À défaut d'atteindre - et heureusement !, pour que mouvement toujours il y ait - les intentions et les prétentions du mouvement des cafés philo dans son ensemble, cette rencontre pour le moins détonante - de par ses cris d'urgence, preuves parfois d'attachement aux visées et aux valeurs qui justifient et animent le mouvement - peut témoigner d'un mouvement collectif, initié par Marc Sautet en 1992 à Paris, qui aujourd'hui encore et peut-être plus que jamais, peut et doit continuer à tendre vers...
Pour rester au plus près de la problématique de la rencontre tout en figurant l'esprit du mouvement des cafés philo, en France et ailleurs, retenons cette phrase de Yannis Youlountas, rappelée à juste titre par Günter Gorhan au cours de la discussion : "L'humanité est une question à laquelle chaque être humain est une réponse".