Revue

Québec : pratiquer la philosophie avec les adolescents, l'importance de varier les approches

Historique du projet, difficultés et constats

En 2001, une école secondaire du Québec (adolescents âgés entre 12 et 16 ans) prend la décision d'offrir à ses élèves un programme de type international centré sur le développement de la citoyenneté et de la pensée critique. Cependant, c'est en intégrant la philosophie que les concepteurs de ce projet souhaitaient donner une couleur particulière à ce qu'ils allaient baptiser le programme Citoyens du monde (CIM). C'est pourquoi ils décidèrent d'y intégrer la philosophie (deux périodes de soixante-quinze minutes par cycle de 9 jours). À ce moment, il était principalement question de faire de la philosophie selon l'approche Lipman, c'est-à-dire en prenant appui sur la procédure généralement appliquée en Philosophie pour les enfants (PPE): lecture d'un roman philosophique, cueillette de questions, discussion. En route depuis sept ans, le programme CIM nous permet à la fois d'entreprendre des études sur les impacts, chez les adolescents, d'une participation répétée à des discussions à visée philosophique (DVP), ainsi que de jeter un regard différent sur cette approche.

Des difficultés

L'implantation systématique de l'approche Lipman dans le cadre d'un programme de formation destiné à des adolescents a posé au moins deux difficultés centrales:

- 1re difficulté: Le matériel disponible.

Dans le contexte francophone, le recours à la méthode Lipman auprès d'adolescents pose une difficulté quant à l'accessibilité au matériel. Il existe bel et bien des romans destinés à des élèves de cet âge (Mark par exemple), mais ceux-ci ne sont pas traduits dans la langue de Molière. La première année, nous avions utilisé le roman La découverte de Harry. Lors de la seconde ainsi que de la troisième année d'implantation, ce sont les romans Lisa et Ève (philosophie de la sexualité - Michel Sasseville) qui servirent de point de départ aux discussions. Lors de la quatrième année cependant, il n'y avait plus de matériel disponible à proprement parler. Ainsi, afin de poursuivre l'implantation, nous n'avions d'autres choix que de créer notre propre matériel pédagogique.

- 2e difficulté: L'exigence de l'évaluation.

Le projet d'implantation dans lequel nous étions engagés auprès des adolescents s'accompagnait d'une exigence de certification et d'évaluation des apprentissages. Par contre, il n'y a que peu de traces de considérations de cet ordre dans la littérature en PPE. Il s'agit peut-être même là d'une sorte de tabou que les partisans de la démarche tentent d'éviter. Mis à part les principaux objectifs de formation développés dans le cadre des formations universitaires ou continues en PPE, nous ne disposions que de bien peu de repères pour organiser des outils d'évaluation adaptés aux adolescents et qui rendraient compte des visées fondamentales poursuivies par les discussions à visée philosophique (DVP). Tout au plus avions-nous accès à une liste somme toute assez hétéroclite des différentes habiletés et attitudes qu'il serait souhaitable de développer. Seulement, cette liste n'est pas conçue de telle sorte qu'elle permettrait d'identifier des objectifs spécifiques qu'il serait possible de développer selon une logique progressive, en fonction des années scolaires. En réalité, la littérature en PPE ne nous renseigne que très peu sur les outils dont nous disposons afin d'évaluer les apprentissages des élèves. Ainsi, dans ce cas également, nous n'avons eu d'autres choix que de créer notre propre matériel.

Constats

De concert avec ces quelques difficultés d'ordre didactique, l'implantation systématique des DVP (discussions à visée philosophique) s'est accompagnée d'une série de constats qui nous ont conduit à revisiter le modèle de la discussion:

- 1er constat: La participation aux discussions

Nos expériences avec la mise en route régulière de DVP, et ce, sur une longue période, nous ont permis de constater, dans un premier temps, que les discussions en grand groupe ne conviennent pas à tous les élèves. Bien entendu, nous ne pouvons exiger de tous qu'ils participent également, pas plus que nous ne pouvons présumer qu'un élève qui ne prend pas la parole n'est pas impliqué, pour lui-même, dans la recherche. Simplement, dans la mesure où l'un des principes à la base des DVP réside dans l'idée que les élèves doivent être actifs, cognitivement et socialement, dans leurs apprentissages, il semble précieux d'imaginer des moyens permettant aux élèves moins engagés dans les discussions de groupe de s'exprimer et d'avoir une rétroaction sur les manières dont ils s'y prennent pour construire leur réflexion. Ces moyens ne doivent évidemment pas entrer en contradiction avec les fondements de l'approche, mais ils doivent tout de même représenter des alternatives intéressantes qui s'accordent à la diversité des styles d'apprentissage.

- 2e constat: L'essoufflement des élèves

Il est courant d'entendre dire des enfants qu'ils "adorent la philosophie"! En les mettant au défi de penser sur des sujets qui les intéressent, les DVP ont tout pour plaire aux enfants. D'autant que les rapports qui s'y construisent se veulent empreints d'un esprit d'ouverture, de considération et d'entraide. Chez les adolescents, nous avons remarqué qu'ils ont généralement tôt fait (après un peu moins de deux ans de pratique) de comprendre la joute qui s'organise dans les DVP, et qu'ils en viennent à anticiper les questions ainsi que les angles d'approche qui seront proposés par les animateurs. Nous pourrions sans doute nous réjouir de cette situation, dans la mesure où elle dénote chez les adolescents une propension à intégrer les conduites associées aux pratiques philosophiques. Cependant, il s'ensuit souvent que les élèves développent progressivement le sentiment qu'ils stagnent dans leurs apprentissages, ce qui conduit à une certaine forme de lassitude. Il semble que la répétition d'une même procédure conduit les élèves à un certain essoufflement qu'il serait souhaitable d'éviter. Les adolescents en viennent à trouver l'exercice intéressant, sans plus, et ont le sentiment de vivre une sorte d'"éternel retour du même".

- 3e constat: Les pratiques critiques des élèves

Une récente étude sur la "transversalité" de la pensée critique comme compétence (Gagnon, 2008) fournit des indications précieuses sur le développement de ce mode de pensée chez les élèves qui ont participé régulièrement à des DVP sur une période de quatre années scolaires. En examinant attentivement les pratiques critiques manifestées par quinze élèves du secondaire à l'intérieur de cinq activités d'apprentissage menées dans différentes matières scolaires (sciences, histoire et philosophie), cette étude tend à montrer que si les élèves ont développé une pensée critique lors de leurs pratiques philosophiques, celle-ci présente des caractéristiques bien spécifiques. Bien entendu, le détail des analyses issues de cette recherche ne pourra être exposé ici. Cependant, il convient de rapporter quelques-uns des constats qui y sont présentés.

Une recherche menée

Cette recherche part du principe que l'un des modes propres des pratiques critiques est le mode évaluatif. Ainsi, un penseur critique serait une personne qui, face notamment aux diverses informations qui lui sont présentées, s'engage dans des pratiques évaluatives visant, entre autres, à examiner la cohérence de l'argumentation, à identifier et à questionner les présupposés, à prendre position quant à la crédibilité des sources, à distinguer les "faits" des opinions... À cet égard, nous pourrions dire des savoirs savants qu'ils se structurent autour de nombreux enjeux de pouvoir, tel que le mentionnait à juste titre Foucault, et qu'en ce sens ils contribuent à orienter, voire à déterminer, nos conceptions du monde ainsi que nos actions. Dans ce cadre, l'exigence d'outiller les élèves de manière à ce qu'ils parviennent à prendre des distances critiques face aux discours se pose avec de plus en plus d'insistance.

Mais qu'en est-il des élèves s'engageant régulièrement dans des DVP ? Montrent-ils une propension à questionner les informations, les discours, les savoirs issus de différents paradigmes disciplinaires ? Disposons-nous d'éléments suffisants qui pourraient nous conduire à penser que les DVP permettent de développer efficacement leur esprit critique? L'étude de Gagnon (2008) tend à montrer que les pratiques critiques des élèves varient en fonction des sources ainsi que des paradigmes disciplinaires auxquels sont associées les différentes informations. Ainsi, quelques-uns des résultats issus de cette recherche exploratoire indiquent que l'expérience des DVP permet aux élèves de développer d'excellentes aptitudes quant à l'évaluation des propositions amenées par les pairs (i.e. les autres élèves du groupe, voire l'enseignant de philosophie), mais que ces aptitudes tendent à s'amenuiser dès lors qu'ils sont confrontés à des savoirs savants. De fait, lorsqu'une information est considérée comme "scientifique" ou issue d'expertises particulières, les élèves se montrent beaucoup moins engagés dans des pratiques évaluatives et critiques. C'est comme s'il s'organisait, chez les élèves, des distinctions épistémologiques qui conditionnent en quelque sorte l'organisation de leurs pratiques critiques.

À la lumière de ces quelques indications, nous pouvons penser que si les DVP semblent réussir à développer la pensée critique des élèves lorsqu'ils sont appelés à discuter des idées de leurs pairs ou de concepts "chevelus", elles se montrent moins efficaces lorsqu'ils doivent prendre en compte des informations provenant de sources jugées expertes. Dans ces cas, le mythe de l'expert semble persister. Il ne serait dès lors pas superflu de présumer que cette situation peut être reliée au fait que, à l'intérieur des DVP, il n'est pas courant de faire appel à des sources externes d'information (provenant, par exemple, de paradigmes disciplinaires variés), en vue d'organiser les processus réflexifs. En effet, ces discussions conduisent, pour l'essentiel, à recourir de manière quasi exclusive aux conceptions initiales des élèves ou à leurs expériences personnelles. Le recours à des sources d'information n'est pas systématique dans cette approche, en tant qu'elles ne sont convoquées que ponctuellement. Partant, il pourrait être précieux d'engager des réflexions sur la place que pourraient prendre les différents ordres de savoirs savants dans le cadre des pratiques philosophiques, principalement lorsqu'elles sont destinées à mettre en route un projet éducatif axé sur le développement de l'autonomie intellectuelle.

Les quelques difficultés et constats que nous venons de présenter comptent parmi ceux qui nous ont conduit à revisiter le modèle des discussions lorsque celui-ci est appliqué de manière systématique auprès d'adolescents, et ce, tout au long de leur parcours éducatif. Cependant, à travers les prises de distances que nous avons été appelés à effectuer, nous souhaitions préserver le concept de communauté de recherche philosophique (CRP). Plusieurs raisons président à cette décision, mais disons que, pour l'essentiel, nous partageons les principes de co-construction - qu'elle soit intellectuelle, affective, sociale, éthique, épistémologique, etc. - qui lui sont associés. Simplement, nous en sommes venus à la conclusion que, sans sacrifier l'esprit des CRP, il pourrait être précieux d'en repenser les modes de fonctionnement en proposant une variation dans les approches.

La pratique de la philosophie en communauté de recherche : vers l'identification de pistes d'action

Les difficultés et constats que nous avons identifiés depuis 2001 nous ont conduits à réorganiser quelque peu les DVP, en y intégrant des alternatives ainsi que des compléments. Le fait que nous étions appelés à travailler avec des adolescents, sur une base régulière, n'est certainement pas étranger à cette décision. En effet, avec eux les possibilités ainsi que les demandes sont différentes, ce qui nous a conduit à réorganiser l'environnement de manière à favoriser non seulement la participation du plus grand nombre, mais également la création de matériel à partir duquel les enseignants pourraient produire des évaluations.

Les paragraphes qui suivent seront consacrés à la présentation de quelques-unes des pistes d'action qui ont été développées afin d'arrimer le cadre pédagogique des DVP au contexte de l'enseignement secondaire. Ces suggestions tentent de faire face, autant que faire se peut, aux différentes difficultés rencontrées lorsque nous avons voulu faire des DVP un axe central d'un programme de formation d'une durée de cinq ans. Pour chacune des suggestions, des raisons seront présentées afin d'appuyer leur pertinence, raisons qui touchent tant à la question de la formation qu'à celle de l'évaluation.

Les histoires philosophiques

En PPE (principalement à l'intérieur du modèle Lipman), les romans philosophiques remplissent plusieurs fonctions - dont celle de la modélisation qui nous paraît centrale. L'idée de partir d'histoires qui mettent en scène des personnages auxquels les élèves peuvent s'identifier est originale et nous pensons qu'elle doit demeurer au centre d'un programme de philosophie inspiré par la méthode Lipman. Cependant, suite à notre expérience avec les adolescents, nous ne sommes pas convaincus de l'apport significatif que pourrait représenter le recours à un roman (comptant plusieurs chapitres), comparativement à plusieurs petites histoires (deux à trois pages), un peu à l'image des Thinking Stories australiennes. Peut-être même que l'idée de recourir à des histoires plutôt qu'à des romans présente certains avantages. Parmi ceux-ci, notons que l'animateur gagne en liberté quant au choix des situations et des thèmes, ce qui peut représenter un atout dans la mesure où il connaît mieux que quiconque son groupe et est le plus à même de déterminer ce qui pourrait intéresser les élèves. Cela permet également, après une à deux périodes, de proposer une activité complètement nouvelle aux élèves, qu'elle prenne appui sur une autre histoire (présentant des univers différents) ou non.

En utilisant plusieurs histoires indépendantes les unes des autres, nous multiplions les possibilités quant au type de personnage, au type de propos, au type de situation et d'intrigue. Bien plus, nous nous donnons le loisir de ne partir que de quelques-unes d'entre elles et de privilégier des points de départ différents, sans sentir l'exigence de "passer à travers" le roman avant la fin de l'année scolaire. De cette manière, il est probable que nous parvenions à capter l'attention de plus d'élèves - puisque, de fait, il est somme toute assez rare qu'un seul roman plaise à tous -, sans pour autant sacrifier les apports sociaux et intellectuels que peuvent représenter les lectures communes.

Par ailleurs, suite à de nombreuses discussions et réflexions, nous en sommes venus à penser qu'il pourrait être non seulement souhaitable de créer une banque d'histoires philosophiques destinées aux adolescents, mais aussi et surtout de leur demander d'en rédiger par eux-mêmes. En réalité, la tradition en PPE veut que ce soit une personne qualifiée en philosophie (et idéalement en littérature jeunesse), qui rédige les histoires. Cette situation présuppose cependant que les penseurs sont en mesure, tout autant, sinon davantage que les élèves, d'identifier les thèmes qui pourraient les intéresser - présupposé qu'il pourrait être utile de questionner. En fait, nous pourrions combiner les deux en invitant les élèves à rédiger leur propre histoire en prenant appui sur certains critères, tout en étant encadré par l'enseignant de manière à ce que des éléments de la tradition philosophique ou encore de la recherche philosophique y soient intégrés. Ainsi, nous augmentons nos chances de toucher aux intérêts des élèves et d'attirer leur attention (d'autant que les histoires seraient écrites par des pairs), tout en préservant les exigences de modélisation associées à la rédaction de ce type d'écrit.

Tout cela sans compter que les histoires écrites par les élèves pourraient être ajoutées à la banque, de manière à la renouveler et à l'augmenter sans cesse. Les activités de rédaction pourraient également servir de document d'évaluation pour les enseignants. Les expériences menées dans les classes tendent d'ailleurs à montrer qu'après avoir gagné une certaine expérience avec les DVP, les adolescents sont capables de petits bijoux d'histoires. Afin de les rédiger, nous leur demandions de respecter les critères suivants (critères sur la base desquels ils étaient évalués):

  • organisation cohérente des éléments de l'histoire;
  • présence d'une diversité d'opinion et de perspectives;
  • présence de deux thèmes philosophiques ou plus;
  • le texte incite au questionnement;
  • le texte n'est pas moralisateur;
  • originalité;
  • utilisation de diverses habiletés de pensée (hypothèse, exemple et contreexemple, analogie, conséquence, définition, question, raison, critère...).

La tenue d'un journal philosophique

Lors de nos expérimentations, nous avons rapidement pris conscience que ce n'était pas tous les élèves qui participaient activement aux discussions. Par ailleurs, il paraissait évident que cette absence de participation ne s'accompagnait pas nécessairement d'un manque d'intérêt de leur part. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette retenue. Cependant, nous pensions qu'il était précieux d'imaginer des moyens d'avoir tout de même accès à leur pensée, car, autrement, ils ne peuvent bénéficier au même titre que les autres d'une rétroaction leur permettant de parfaire leurs capacités d'argumentation ainsi que leur jugement. C'est pourquoi, notamment, nous avons décidé d'intégrer la tenue d'un journal philosophique. À l'intérieur de ce journal, les élèves devaient développer pour eux-mêmes des réflexions entourant la question qui sera ou avait été abordée lors de la discussion. Pour l'enseignant, ce document constitue un excellent portfolio à l'intérieur duquel sont consolidées les réflexions des élèves. Il peut également utiliser ce journal en tant qu'outil d'évaluation formative et sommative. En lisant les réflexions des élèves, l'enseignant peut questionner les propos comme il le ferait en discussion, mais cette fois ce sont tous les élèves qui peuvent en bénéficier. L'enseignant peut également effectuer des analyses ou des évaluations qui tiennent compte de la progression que manifeste chacun des élèves dans ses capacités d'argumenter, puisqu'il a accès à différentes réflexions qui ont été produites à des moments différents lors de l'année scolaire. En ce sens, la tenue d'un journal philosophique permet non seulement aux élèves plus timides de s'exprimer (nos expériences ont montré que plusieurs des élèves n'intervenant pas dans les discussions démontrent de grandes aptitudes lorsqu'ils écrivent dans leur journal), mais aussi d'effectuer des rétroactions constantes ainsi que des évaluations (voire des auto-évaluations) des apprentissages.

Philosopher autour de l'actualité

Inviter les élèves à développer leur pensée à partir d'événements d'actualité, c'est les inviter à prendre en compte ce qui se passe autour d'eux, tout en travaillant à partir de sources d'information différentes. Dans cette activité, comme dans les autres d'ailleurs, l'une des visées centrales est de permettre aux élèves de structurer leur pensée en s'engageant dans une recherche critique et créative de nature philosophique, à la différence près que, dans ce cas, les élèves doivent faire appel à des ressources externes pour articuler leur position.

Cette activité peut prendre au moins deux formes. Premièrement, elle peut être orchestrée ponctuellement par l'animateur lorsqu'il sent un intérêt marqué chez les participants pour une nouvelle. Dans ce cas, il est précieux que les élèves lisent eux-mêmes des articles ou regardent des reportages sur le sujet. Bien plus, l'animateur devrait s'assurer, d'une part, qu'il présente différentes sources d'information aux élèves, et, d'autre part, que ces sources ne tendent pas toutes vers le même point de vue.

Deuxièmement, cette activité peut s'échelonner sur l'ensemble de l'année scolaire. Auquel cas, les élèves sont invités à travailler en équipe et à présenter un événement d'actualité qui servira de point de départ à la discussion. Cette formule permet non seulement aux élèves de s'attarder et de discuter de l'actualité, mais également de travailler en équipe à partir d'informations du milieu et de présenter aux autres ces informations. Ainsi, lorsque bien menée, cette activité permet de voir de quelle manière il est possible d'avoir recours à la philosophie pour penser ce qui nous entoure, tout en offrant l'occasion aux élèves de synthétiser, de communiquer et de prendre des distances critiques par rapport à l'information.

Sur une longue période (plusieurs années scolaires), cette activité peut être conçue de manière à ce qu'elle se complexifie davantage. Dans tous les cas, nous pourrions leur demander d'identifier des enjeux ainsi que de formuler des questions à l'égard de la nouvelle, questions qui pourraient servir de point de départ à une CRP. Cependant, dans le traitement de l'information, il est possible de resserrer les exigences au fil des années.

Voici la manière dont nous avons dessiné cette activité en fonction des années scolaires:

  • 1re année: nouvelle locale ; une seule source d'information.
  • 2e année: nouvelle régionale ; deux sources d'information (qui peuvent ou non être de nature différente).
  • 3e année: nouvelle locale, régionale ou internationale; plus de deux sources d'information (inciter les élèves à en trouver qui présentent des points de vue différents).
  • 4e année: nouvelle locale, régionale ou internationale abordant des questions d'ordre scientifique; plus de deux sources d'information (inciter les élèves à en trouver qui présentent des points de vue différents).
  • 5e année: nouvelle internationale ; plusieurs sources d'information dont au moins deux provenant de journaux étrangers.

Nous pensons qu'un tel type d'activité a sa place en philosophie, notamment parce qu'elle permet de développer des habiletés relatives au traitement, à l'analyse et à la présentation de l'information. En ce sens, elle peut permettre aux élèves de prendre des distances critiques à l'égard des discours diffusés, d'identifier les présupposés théoriques impliqués dans le traitement d'une nouvelle, de réfléchir sur les biais ainsi que la crédibilité des sources, et de développer une culture citoyenne consciente des enjeux sociaux actuels.

Philosopher à partir d'îlots de rationalité

Fourez (2002) fut l'un des premiers à parler d'îlots de rationalité. Il y aurait sans doute long à dire sur cette approche qui est structurée selon le mode de l'interdisciplinarité. Notre intention n'est cependant pas de produire un essai sur le sujet, et c'est pourquoi nous nous en limiterons à quelques considérations sommaires. Disons simplement que les îlots de rationalité semblent convenir tout à fait à l'esprit des DVP, puisqu'ils visent en premier lieu à engager les élèves dans des réflexions critiques sur un sujet qui les intéressent. La manière dont sera traité le sujet diffère quelque peu des DVP cependant, en tant que les îlots accordent un place centrale à la recherche et au traitement de l'information en multipliant les angles d'approche, qu'ils soient disciplinaires ou endogènes. Or, les résultats présentés dans la recherche de Gagnon (2008) tendent à indiquer que cet aspect pourrait représenter l'un des points d'achoppement des DVP, puisque, face à des sources externes d'information, notamment les sources présentant des savoirs savants ou scientifiques, les élèves ayant pratiqué la philosophie ne se montrent que très peu critiques. Ainsi, il pourrait être précieux d'intégrer de manière plus systématique cette dimension aux recherches philosophiques.

Afin d'exemplifier la façon dont nous nous y sommes pris pour inviter les élèves à travailler en îlots de rationalité, voici une description des principales étapes que nous avons mises en route. Prenant appui sur un reportage qui faisait la une des journaux et qui abordait la question du suicide assisté, nous avons demandé aux élèves s'ils étaient intéressés à s'engager dans une recherche sur cette question. Le suicide assisté étant toujours considéré comme un acte criminel au Canada, nous voulions que les élèves prennent position sur la question de sa légalisation, en faisant "comme si" ils constituaient un comité politique chargé de faire des recommandations au Ministère fédéral de la justice. Cette activité débouchait d'ailleurs sur la rédaction d'une lettre commune destinée au Ministre de la justice. Pour ce faire, nous engagions d'abord une DVP de type classique, dans laquelle les élèves discutaient de leurs conceptions initiales du suicide assisté ainsi que de leurs premières impressions quant au bien fondé d'en recommander la légalisation. Par la suite, nous leur demandions d'identifier des dimensions qu'il pourrait être précieux de documenter et qui sont reliées aux différents enjeux associés au suicide assisté. C'est ainsi qu'ils en vinrent à identifier, parmi d'autres, les dimensions sociales, psychologiques, médicales, éthiques, légales, religieuses... Par la suite, les élèves formaient des comités chargés de documenter l'une ou l'autre de ces dimensions. Les résultats de recherche de chacun des comités étaient présentés aux autres élèves lors d'une plénière, ce qui fournissait des éléments de base en vue de déterminer des critères d'action encadrant le suicide assisté de manière à ce qu'il soit considéré moralement acceptable.

Le travail en îlots de rationalité représente un complément intéressant aux DVP classiques. En effet, de par la dimension interdisciplinaire qu'il comprend ainsi que la place centrale accordée aux sources externes d'information, la démarche permet de jeter un regard en angle croisé et offre des occasions d'inviter les élèves à considérer attentivement leurs rapports aux sources, tant sous l'angle de la recherche, que de la sélection ainsi que de l'analyse critique de l'information. Cet aspect n'est malheureusement que très peu touché à l'intérieur des DVP et il pourrait être plus qu'approprié de mettre les élèves au défi de penser à partir non seulement de textes philosophiques "adaptés" ou des propos tenus par leurs pairs, mais également en regard d'information provenant de différents paradigmes disciplinaires. Cela permet, du même coup, de travailler sur leurs conceptions épistémiques ainsi que leurs rapports aux savoirs (Charlot, 1997 ; Caillot, 2002).

Dessiner des objectifs de formation

De manière concomitante à l'implantation des DVP à l'intérieur d'un programme de formation destiné aux adolescents, nous devions imaginer des objectifs de formation qui, par là même, constitueraient des critères d'évaluation. C'est en s'inspirant des différentes habiletés intellectuelles et sociales généralement identifiées en PPE que nous avons organisé ces différents objectifs de formation et critères d'évaluation. Cependant, plutôt que de les présenter de manière hétéroclite comme c'est le cas actuellement, nous avons tenté d'organiser une première esquisse de ce à quoi pourrait ressembler un programme de formation qui s'inscrit dans une certaine progression des apprentissages. Ces éléments étaient clairement présentés aux élèves qui étaient régulièrement conduits, selon un mode de rotation, à les observer ainsi qu'à les mobiliser lors des différentes activités. L'observation des habiletés intellectuelles et sociales représente d'ailleurs une occasion d'engager les élèves dans des actes métacognitifs qui leur permettent de se construire une conception plus lucide des outils intellectuels dont ils disposent, conception qui, le cas échéant, pourra favoriser une action cognitive délibérée et intentionnelle.

Voici un exemple des objectifs qui ont été proposés aux élèves dans le cadre de notre projet d'implantation. Bien entendu, l'organisation de ces éléments n'est ni exhaustive, ni issue d'une investigation systématique. Elle ne représente pour le moment qu'une esquisse qui vise à donner à penser.

Habiletés et attitudes à développer

Première année
Habiletés Attitudes
Dépasser la simple opinion Écoute
Fournir des exemples et des contre-exemples Respect
Formuler des hypothèses Autocorrection
Traduire (reformuler)  
Donner des raisons  
Questionner  
Deuxième année
Habiletés Attitudes
Évaluer des raisons Se poser des questions entre eux
Définir Coopérer
Utiliser des critères Prendre en compte la dimension éthique
Faire des comparaisons Parler trop
Formuler des problèmes  
Mettre en évidence des conséquences  
Faire des distinctions  
Troisième année
Habiletés Attitudes
Considérations méthodologiques Démontrer un souci pour les contextes
Relever des contradictions Démontrer de l'ouverture aux idées différentes
Examiner l'envers des positions Mettre en évidence les différentes manières de penser
Envisager la question selon différents angles  
Effectuer des actes métacognitifs  
Utiliser des analogies  
Effectuer des raisonnements de classe  
Quatrième année
Habiletés Attitudes
Identifier des ambiguïtés Intérêt pour la discussion
Raisonnement hypothétique Accepter une critique raisonnable
Catégoriser Croire et savoir
Relation moyen-fin La place des émotions
Relation partie-tout  
Nuancer  
Chercher des alternatives  
Cinquième année
Habiletés Attitudes
Réfléchir sous l'angle esthétique S'aider en se contredisant
Réfléchir sous l'angle épistémologique Réflexion critique sur la société
Réfléchir sous l'angle métaphysique Relier les réflexions à l'actualité
Différence de degré et de nature Réflexion critique sur la société

Conclusion

Ce texte n'a pas la prétention de réinventer la roue, pas plus qu'il n'aspire à proposer mieux que ce que Lipman et d'autres ont pu proposer en matière de philosophie à l'école. Tout au plus, il vise à alimenter les réflexions sur le contexte de la pratique de la philosophie avec les adolescents. C'est en prenant appui sur les différentes difficultés que nous avons rencontrées ainsi que sur les constats que nous avons pu faire que nous en sommes venus à imaginer des alternatives à ce qui est généralement suggéré de faire en PPE. Bien entendu, ce texte ne présente pas toutes les activités que nous avons mises en place au cours des années. Simplement, celles qui viennent d'être présentées nous apparaissent particulièrement intéressantes, puisqu'elles se rapportent à l'un ou l'autre des constats et difficultés que nous avons identifiés. À cet égard, nous pensons qu'une partie du secret réside dans la variation des approches.

Varier les approches ne signifie pas pour autant modifier l'esprit général dans lequel sont investis les élèves lorsqu'ils participent à la construction d'une CRP. Il s'agit simplement d'imaginer des outils ainsi que des alternatives pour les enseignants, afin qu'ils proposent des activités de différents ordres et qu'ils soient en mesure d'évaluer les apprentissages. Avec la venue de la PPE dans le monde de l'éducation, plusieurs se sont émerveillés aux extraordinaires capacités qu'ont les petits de penser par et pour eux-mêmes sur des sujets considérés complexes. Le contexte social et intellectuel de la CRP n'est certainement pas étranger à cette situation qui nous pousse à nuancer certaines recherches en éducation. Seulement, l'approche par les discussions pourrait être revisitée, notamment lorsqu'elle est destinée aux adolescents, de manière à y intégrer différents types de stratégies qui permettraient d'éviter quelques-unes des apories que nous avons identifiées. À cet égard, nous partageons l'avis qu'il semble préférable de parler de CRP plutôt que de DVP.

Bien qu'elles prennent parfois appui sur des textes fondateurs (la plupart du temps un seul) ou sur l'actualité, les DVP s'articulent généralement autour des conceptions initiales des élèves. Évidemment, ces discussions permettent d'entreprendre des processus de complexification conceptuelle, mais il n'en demeure pas moins que généralement ces processus ne prennent pas appui de manière systématique sur des sources externes d'information provenant de différents paradigmes. Il s'agit là, selon nous, d'un aspect souvent négligé dans la DVP qu'il conviendrait de prendre attentivement en compte. Or, il semble que le concept de CRP se rapporte plus aisément à cet aspect que celui de DVP. En effet, sans exclure l'importance du dialogue, la CRP ouvre la voie à un rapport plus direct avec les différents types de discours et de perspectives disciplinaires en regard d'un thème, ce qui n'est pas nécessairement le cas avec les DVP. Malgré les nombreux renversements créés par la venue des DVP dans les classes (notamment primaires), elles ne se sont que fort peu dégagées de la perspective paradigmatique promue en philosophie, négligeant ainsi l'apport des autres disciplines sur des considérations généralement associées à la philosophie. C'est pourquoi nous pensons, à tout le moins avec les adolescents, qu'il est important d'intégrer aux CRP un rapport plus systématique aux différentes sources d'information, puisqu'il semble que ce soit l'un des seuls moyens de parvenir à conduire les élèves à s'engager dans des pratiques visant à réfléchir sur les valeurs de vérités associées aux différents corps de savoirs, et ainsi de les amener non seulement à complexifier leurs conceptions épistémiques, mais également et surtout à développer des compétences de l'ordre de la pensée critique qui soient davantage transversales.

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