Revue

Au-delà de l'apprentissage, construire sa personne : une approche socio-cognitive de la médiation des apprentissages

Un éclairage du travail accompli dans les ateliers de philosophie à la lumière d'une approche socio-cognitive de l'apprentissage et de la médiation, qui insiste sur le processus de conceptualisation par exemples et contre-exemples

Quand on construit son savoir, on construit sa personne, c'est le thème de notre groupe de recherche, le LAREDESCO (Laboratoire de Recherche pour le Développement Socio-Cognitif), qui existe depuis une vingtaine d'années. Et de ces personnes en construction - qui sont nos jeunes élèves - dépend l'évolution de nos sociétés. C'est dire l'enjeu pour l'école dont le rôle commence dès la Maternelle!

Le contexte

Je vous parle à partir du monde de la pédagogie et des sciences de l'éducation, car depuis trente ans, mon travail au service de la formation des enseignants a consisté à élaborer une approche pédagogique qui vise à la construction de la personne par la construction de son savoir, dans toutes les disciplines scolaires - pas spécifiquement en philosophie. Cette approche, qui est à la fois une instrumentation pédagogique et un cadre théorique, s'inscrit dans une orientation culturelle de la psychologie cognitive, dans l'héritage de Lev Vygotski, Jérome Bruner et d'autres. Deux présupposés sous-tendent cette perspective : celle de l'origine culturelle de la pensée et de l'apprentissage, et celle de la nécessaire médiation, dans le sens d'accompagnement, pour le développement personnel.

À première vue, une approche socio-cognitive peut sembler très différente de celle de "la philosophie pour enfants" selon Matthew Lipman. Mais, en regardant de près, je pense qu'il y a entre ces deux approches un croisement qui peut s'avérer fertile.

Genèse d'un questionnement

Je situe tout d'abord le contexte d'origine de l'approche pédagogique. Mon propre parcours de recherche m'avait permis de me rendre compte, sur le terrain, que les difficultés de compréhension des élèves tenaient surtout au manque d'outils d'analyse et de capacités de discernement : les élèves mémorisaient plutôt des mots et des bonnes réponses - comme si les mots étaient le sens ! On ne leur apprenait pas à utiliser des outils de pensée pour qu'ils puissent vraiment comprendre ce qu'ils étaient censés apprendre ; d'où leur incapacité à utiliser ultérieurement leurs connaissances pour nourrir leur pensée et leur imagination, et aller "au-delà de l'information donnée" dans l'échange avec les autres. Ils affichaient également une image d'eux-mêmes d'apprenants passifs et ne cherchaient pas à comprendre, ils semblaient plutôt attendre qu'on leur dise ce qu'il fallait comprendre. À tort ou à raison, ils semblaient penser que c'était cela que l'école attendait d'eux... Les enseignants, de leur côté, estimaient que les élèves n'étaient pas motivés, qu'ils n'avaient pas assez de vocabulaire et n'avaient pas toujours les capacités d'abstraction nécessaires pour "suivre" l'enseignement donné.

Je trouvais que c'était un gâchis de ne pas engager pleinement les enfants dans leurs apprentissages à l'école : faire appel à leurs intelligences (dans le sens de Howard Gardner sur les "intelligences multiples"), leur imagination, mais également leur coeur et leur intention ! Je me demandais quel était le lien entre l'instruction donnée et l'implication des élèves. Que se passerait-il si on changeait de métaphore, de paradigme, en passant de la transmission des connaissances à la transaction, en incitant les élèves à penser pour apprendre afin d'apprendre à penser ? La métaphore de la transaction implique qu'il y a une interaction. Mais laquelle ? Quel serait alors le rôle de l'enseignant ?

Posture de recherche

Les recherches de Jerome Bruner sur l'acquisition du langage (au début des années 70) permettent de mieux comprendre la fonction de la médiation dans l'acquisition des connaissances. Il avait alors observé que les mères mettaient en oeuvre toutes sortes d'activités pour favoriser les contacts langagiers de leurs jeunes enfants. Il se référait à ces activités en tant que scénarios ou formats pour signifier qu'il pouvait y distinguer une structure d'interaction entre un adulte et un petit enfant, laquelle se répétait de façon rituelle et devenait ainsi familière à l'enfant. Il montrait comment cette interaction familière et routinière permet à l'enfant et à l'adulte de participer à une action commune, chacun ayant un rôle à jouer, son "tour", dans la participation. L'activité est conjointe en ce sens que la prise de parole de l'un est dépendante de la prise de parole antérieure de l'autre.

La condition de la participation est une attention conjointe (joint attention selon l'expression de Bruner), qui est rendue possible par un objet commun d'attention et une activité conjointe qui est incitée par l'adulte. Cette interaction est structurée par des règles du jeu qui permettent à l'adulte et à l'enfant de coopérer pour réaliser ensemble une tâche. Malgré leur simplicité, les scénarios brunériens sont une riche illustration d'une conception culturelle de l'apprentissage, différente d'une conception biologique, et dont la caractéristique la plus saillante est qu'elle nécessite une médiation qui est à la fois sociale, affective et cognitive.

Un tel scénario est donc asymétrique en ce qui concerne la connaissance dont disposent les partenaires ; l'un est plus expérimenté que l'autre, il prend le rôle du médiateur et soutient l'enfant (ou celui qui est moins expérimenté) jusqu'à ce qu'il maîtrise son rôle et puisse le jouer tout seul. Grâce à cette dynamique, une relation de confiance s'installe qui invite l'enfant à s'engager réellement dans l'activité intellectuelle. Un tel cadre théorique m'a paru pertinent pour un projet pédagogique.

En invitant l'enfant à participer à un tel scénario, l'adulte lui offre une structure qui lui permet :

- d'une part, d'entrer dans le jeu, d'avoir un rôle de participant, d'avoir sa place dans un espace relationnel, donc d'avoir le désir d'y participer. C'est l'enjeu le plus important, car l'activité cognitive prend racine dans ces espaces relationnels.

- d'autre part, de créer et de focaliser l'attention conjointe vers un but précis qui est d'élaborer le sens des mots.

Ce n'est pas sans rapport avec ce qui peut se passer dans une classe ordinaire, conduite avec l'intention de faire comprendre la leçon. Mais dans la classe ordinaire, la métaphore de la transmission est toujours dominante, les conditions d'interactions ne sont pas remplies...

Comme l'apprentissage y est toujours conçu d'abord comme individuel, il ne sollicite pas ce type de médiation cognitive, c'est-à-dire une médiation qui assiste le développement de la pensée. Dans la classe ordinaire, on compte sur l'action de l'apprenant. C'est à lui seul qu'incombe la responsabilité de "comprendre", de "suivre le cours", de faire les exercices... L'émetteur pense que le sens se trouve dans le message sans se préoccuper de sa réception...

Dans les scénarios brunériens, c'est l'interaction qui crée la pensée, l'interaction sociale, mais, et il ne faut pas l'oublier, également l'interaction avec des systèmes symboliques (comme, par exemple, des représentations graphiques, l'écriture, les symboles algébriques, les notations musicales et d'autres moyens symboliques, le plus important étant le langage). L'apprentissage est conçu comme la participation progressive dans l'élaboration du sens.

Dans cette perspective, c'est donc la participation à des activités culturelles, guidée par quelqu'un de plus expérimenté (et cela peut également être un autre enfant), qui permet aux apprenants de s'approprier les outils d'une culture donnée, notamment le langage et les façons dont on s'en sert ; par exemple pour comparer, pour faire une inférence et la valider, pour arriver à une conceptualisation. C'est ce processus qui est au centre de notre approche.

Le rôle de l'enseignant, dans sa fonction de médiateur, devient donc essentiel.

Des scénarios pour apprendre

C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre les scénarios pour apprendre qui sont proposés dans notre approche. Certains d'entre vous se souviennent peut-être de celui avec les exemples oui et les exemples non (Voir mon ouvrage L'apprentissage de l'abstraction, Retz). Loin d'être une simple "technique", comme c'est parfois suggéré, ce scénario cherche à concrétiser la théorie qui la sous-tend. L'activité proposée consiste pour les élèves à chercher le sens d'une idée à partir d'exemples et de contre-exemples qui incarnent ce sens.

Dans un premier temps, il y a une libre exploration de la part des enfants, chacun interprète les situations-exemples avec son vocabulaire disponible. L'enseignant écoute et note tout pour garder une trace du processus en cours. Cela lui permet par la même occasion de comprendre ce dont les élèves peuvent être conscients. Ensuite, il y a une confrontation entre les conceptions des uns et des autres : ce dialogue conceptuel entre les élèves se manifeste par la négociation de sens, avec, toujours, la justification et la validation à la source : les exemples. Par la structure d'interaction proposée (exprimée en amont par un contrat d'intersubjectivité qui précise les attentes mutuelles), les élèves sont amenés à s'écouter, à se répondre mutuellement, à mettre à l'épreuve leurs interprétations - sans craindre l'erreur. L'enseignant guide quand c'est nécessaire, veille à la cohérence, rappelle la nécessité de justifier les réponses. Enfin, il y a une confrontation entre les élèves et l'enseignant qui se manifeste par ses questions, visant à encourager l'analyse plus fine, le jugement critique ainsi que la recherche des mots justes. Maintenant, les élèves peuvent apporter leurs propres exemples pour les examiner ensemble.

Il ne s'agit pas d'inventer le sens, mais de le faire émerger (dans le sens de Francisco Varela : "l'énaction"), par une activité guidée, dans l'interaction avec les autres, et dans l'interaction avec les situations-exemples proposées (dans un premier temps) par l'enseignant. En passant par l'observation, la comparaison, l'inférence et la vérification de l'inférence, les élèves sont conduits à dépasser le sens spécifique de chaque exemple pour tendre vers une compréhension plus générale qu'ils peuvent partager. C'est le processus de la conceptualisation.

Selon Jerome Bruner, la conceptualisation traverse toutes nos activités de pensée ; toute activité cognitive en dépend. Bruner décrit ce processus comme étant à l'origine de notre capacité humaine à distinguer des choses différentes pour les considérer comme équivalentes : les catégories, ou les concepts, s'élaborent comme une réponse à des expériences et peuvent ainsi devenir un réseau de savoirs-outils. Connaître est un processus et non pas un produit rappelle-t-il.

Pour former des concepts, il est important de relier des observations concrètes à des mots abstraits pour arriver à la compréhension d'un phénomène : le modèle opératoire du concept (un de nos outils pédagogiques), qui conduit à explorer les exemples pour les organiser selon leurs attributs communs, sollicite cette opération mentale. Le concept ainsi formé met en évidence un aspect de la réalité, lequel dépend des exemples mis à disposition par l'enseignant. Le choix des exemples est donc important, la médiation commence là. Sa fonction principale n'est pas d'être exhaustive, mais bien de nous servir de "guide d'investigation". Dans les termes du philosophe belge, Jean Ladrière : c'est armés du concept que nous allons à l'expérience, c'est par lui que nous l'éclairons.

Le va-et-vient entre expériences contextualisées (les exemples) et mots abstraits permet de guider le regard pour cerner le sens et de construire un système de relations qui fonctionne comme une grille d'analyse, un "tableau de pensée" de plus en plus élaboré, de plus en plus nuancé. Dans notre modèle, les contre-exemples permettent, par le contraste, de saisir les ressemblances et les différences les plus fines, afin de limiter le sens du concept. Cet effort pour préciser le sens permet de comprendre qu'un même mot n'a pas nécessairement le même sens dans des contextes différents ; c'est le contexte qui détermine le sens. Quand on a compris le mécanisme de la construction de concepts, on peut aussi mettre à l'épreuve ceux qu'on rencontre dans ses lectures ou dans les conversations de la vie de tous les jours, à table, dans une réunion... pour juger de leur pertinence en fonction des réalités auxquelles on veut les appliquer. C'est la façon dont travaille le philosophe - mais aussi l'historien, le mathématicien, le savant, l'artiste, le sage... Les élèves peuvent l'apprendre également, à leur niveau, si on se donne les moyens d'éduquer leur regard et leur goût pour la recherche.

Comme le dit le philosophe américain, Nelson Goodman : quand on examine un tableau, un concerto ou un traité jusqu'à saisir des structures qu'on n'arrivait pas à distinguer auparavant, alors, on accroît l'acuité de la pénétration et la portée de la compréhension. Reconnaître des régularités consiste surtout à les inventer et les imposer. Compréhension et création vont ensemble. On est donc loin du "stimulus-réponse" ! Il s'agit plutôt d'un apprentissage où l'imagination et la créativité ont leur place - ainsi que la rigueur de l'analyse.

En travaillant ainsi, les élèves participent à coeur joie, c'est comme un frémissement d'activité; c'est l'interaction elle-même qui les stimule à déployer ces processus de pensée, sans même qu'ils en soient encore conscients. La méthode de pensée, mise en oeuvre systématiquement, leur devient progressivement familière et routinière. Comme dans la métaphore du colibri d'André de Peretti, l'enseignant-médiateur est là : il y a présence sans pression, distance sans absence. Quand un élève remarque : "Mais on s'y prend toujours de la même façon !", le moment est venu de verbaliser ce qu'on fait, pendant qu'on le fait, et de se mettre d'accord sur les mots à utiliser pour s'y référer. De cette manière, les mots justes viennent pour dire le sens - qui est déjà là, dans l'action. Quand la pensée devient l'objet de notre pensée, nous sommes dans la métacognition.

Cela m'a fait grand plaisir d'entendre les enfants dire "mais comme c'est amusant, on compare partout", car je pouvais en déduire qu'ils avaient acquis un nouveau concept, c'est-à-dire un nouvel outil, pour penser. C'est l'outil de la comparaison consciente - qui s'exprime également dans l'entraînement de formuler des analogies et des métaphores, autres outils puissants de la pensée. Ce commentaire-là, c'était une petite fille dans une classe spécialisée qui l'a fait : ce sont les enfants en difficulté qui ont le plus grand besoin de comprendre l'abstraction, néanmoins, il ne faut pas sous-estimer leurs capacités. On a tendance à penser qu'il faut leur donner "du concret" alors que c'est justement les mots pour le dire qui leur manquent.

En conclusion

Ainsi les outils, devenus progressivement conscients, guident la pensée pour qu'elle se forme à mieux pénétrer le sens de ce qui est l'objet de l'attention. In fine, les concepts ainsi produits et intégrés vont servir de lunettes conceptuelles pour comprendre la réalité, quel que soit le domaine où la pensée s'applique. Plus on est capable, dans un domaine donné, de distinguer des nuances, des liens multiples, plus on devient compétent pour y agir, y porter des jugements argumentés, peut-être même pour faire évoluer le domaine en question... Apprendre les concepts de l'histoire, des mathématiques, de la philosophie, des sciences, de la littérature, de la musique... est une manière d'entrer dans la culture de chaque domaine de savoir, tout en y acquérant un langage qui permet de dialoguer avec soi-même et avec les autres, afin de toujours avancer dans l'acuité de sa compréhension. Une telle façon d'apprendre influence le développement personnel de chaque élève. On voit bien, dans cette perspective, comment l'école peut assumer la responsabilité qui lui incombe d'instrumenter les apprenants pour les rendre capables de comprendre et d'agir avec ce qu'ils apprennent. Au-delà de l'apprentissage, il s'agit en effet de former des personnes, capables et intéressées à participer à l'évolution de nos sociétés. Comme le disait si bien Alain : "On dit que les nouvelles générations sont difficiles à gouverner. Je l'espère bien. Ce qui m'intéresse, c'est le mouvement de l'intelligence, car l'avenir en dépend !".

Dans cette perspective, je pense qu'on peut dire que la philosophie et la pédagogie se croisent, qu'elles partagent les mêmes finalités, même si elles ne s'appliquent pas dans le même contexte. Pour apprendre à penser dans les différentes disciplines, il faut acquérir les outils principaux de ces domaines. Il faut donc pouvoir entrer dans les pensées des autres pour comprendre les savoirs culturels. Mais c'est la façon dont cet apprentissage est conduit qui détermine le mouvement des intelligences et le développement d'une posture où le savoir est conçu comme une façon de connaître, voire une manière d'être.

Quelles perspectives pour demain ?

L'intelligence, disait Francisco Varela, c'est pénétrer un monde commun. Je vois cela comme une capacité à entrer en relation avec nos semblables, comme une citoyenneté élargie, qui permet de nous rencontrer, de nous parler, de nous comprendre, de vivre ensemble... Mais ce monde commun, il faut le construire ! Sans langage, quel qu'il soit, et sans avoir quelque chose à se dire, sans connaissance, nous ne pouvons pas communiquer. Se préparer à pénétrer un monde commun, n'est-ce pas là un projet pédagogique pour la vie et pour l'école à la fois ?

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