À travers un petit itinéraire, je vais vous proposer de saisir quelques repères concernant la souffrance psychique des enfants et y inviter la philosophie. Je ne suis pas philosophe de formation. Je suis pédopsychiatre, un médecin qui prend soin d'enfants et d'adolescents souffrant psychiquement. Par ailleurs je travaille aussi sur le terrain de l'école, avec des enseignants dont certains animent des ateliers philosophiques. Je tiens bien sûr à remercier toutes celles et ceux qui ont contribué à cette réflexion.1
C'est donc vers l'enfant souffrant et vers l'élève en questionnement que nous allons nous tourner, pour penser ensemble l'intérêt de l'atelier philosophique dans la prévention de la souffrance psychique.
Commençons par essayer de saisir quelques traits de cette notion de souffrance psychique. Comme elle est affaire de culture, décentrons-nous un moment pour tenter d'en saisir quelques formes.
La souffrance psychique, une affaire de culture
Chez les indiens Gyayaki2de la forêt paraguayenne, quand un guerrier mourrait, la communauté faisait " jepy ". Elle sacrifiait l'un des enfants préférés du guerrier mort, pour que son âme ne soit pas seule. La communauté découpait, faisait griller le corps de l'enfant et l'ensemble de la communauté intériorisait l'âme du guerrier et celle de son enfant.
Il faut bien convenir que les Guayaki devaient croire fermement à la souffrance des âmes des morts, pour tuer des enfants que par ailleurs ils chérissaient, et envers lesquels ils pouvaient avoir les comportements les plus tendres.
Dans nos sociétés démocratiques, la séparation qui s'est produite entre les discours de la médecine et de la religion ou des mythes favorise l'éclosion d'un savoir rationnel sur la souffrance psychique, ses causes et les moyens de la traiter.
Maintenant toutes sortes de comportements humains jugés inappropriés tombent dorénavant dans le champ de la médicalisation et de la médication. La souffrance psychique devient l'indice d'un dysfonctionnement, d'un trouble du comportement à traiter médicalement. Ainsi, par exemple, trois millions de petits Américains prennent quotidiennement un traitement amphétaminique pour des troubles de l'attention ou de l'hyperactivité. Dans certains Etats, c'est 15 % des élèves. Le phénomène bien sûr, se propage dans l'ensemble de l'Union Européenne, et dans notre petit hexagone. Nous sommes les plus gros consommateurs de psychotropes, par habitant, dans le monde. Cette médicalisation et médication sans précédent de l'existence n'est pas sans nous interroger sur les nouvelles figures des difficultés ou souffrance d'exister.
Notre culture hyper moderne(pour faire très simple) a érigé un certain nombre de totems. En suivant Alain Ehrenberg3, ils se fondent sur " leculte de la performance ", engendrant " l'individu incertain " et " la fatigue d'être soi " : trois travaux où l'auteur dessine des figures de l'individualisme contemporain et ses symptômes.
Dans cette culture, à coté de l'implosion dépressive, nous assistons, en contrepoint, à l'explosion addictive et des troubles dominés par le recours à l'agir, et ce, de plus en plus tôt. Les pathologies limites ou narcissiques occupent une place centrale. Rappelons que le narcissisme n'est pas cet amour ou estime de soi qui est un des ressorts de la joie de vivre, mais le fait d'être prisonnier d'une image tellement performante et idéale de soi qu'elle nous rend impuissants. À la place de l'angoisse, le vide. Le sujet ne se construit plus un symptôme mais agit le conflit à travers des passages à l'acte : addictions, impulsions suicidaires, passages à l'acte violents qui remplissent le vide. Pour nombre de ces enfants, les capacités réflexives sont mises à mal, dans une confusion du " ce que je pense " avec le " ce que je suis " et le " ce que je fais ".
La souffrance psychique de l'enfant "hyper moderne"
Notre culture semble développer un nouvel enfant dont la relation à soi se révèle de plus en plus dépourvue de capacité de réflexivité, et qui est privé de la capacité d'avoir des conflits ou des dialogues intérieurs. On peut parler d'enfants ou adolescents désaffectés,comme il y a des usines, des institutions désaffectées, sans âme.A contrario, il y a nos jeunes Batman ou Superman, gorgés et captifs d'images, de sensations, mais privés d'émotions envers l'autre. Ils passent leur tempsà mettre à l'épreuve pour faire la preuve. Ils mettent à l'épreuve les sentiments qu'ils suscitent chez les autres, les règles, les frontières de l'imaginaire et du réel.
Le problème n'est pas tant l'accord sur le constat. Mais que pouvons-nous faire pour eux, avant que ces éléments, par leur importance ou leur envahissement pour l'enfant ou l'adolescent n'amènent dans le pathos, sur un versant pathologique ? Avant que ce ne soit l'enfant souffrant, pouvons-nous aider l'élève, en développant des capacités critiques et d'autres savoirs sur lui-même et les autres, une capacité de penser sa vision du monde, de la problématiser et de se positionner par rapport à elle ? Or justement cet appel au sujet pensant n'est-il pas un appel vers le philosopher, et ce, dès le plus jeune âge4 ?
Intérêt des ateliers philosophiques pour la prévention de la souffrance psychique
Tout d'abord, une remarque générale.
Certains philosophes trouvent que c'est très intéressant de faire réfléchir les enfants, mais à condition de ne surtout pas appeler cela " philosophie ". Certains suggèrent de les appeler " ateliers de pratique réflexive " ou de " développement vers la philosophie ", plutôt que celle de " philosophie pour enfants ". Je n'ai aucune qualité à ouvrir ce débat. Mais je dirais que, s'il s'agit d'ateliers de pratique réflexive, après ce que je viens de dire sur la souffrance des enfants hypermodernes, c'est loin d'être négligeable. C'est même plus qu'une excellente entrée en matière. En tout cas, si les ateliers philo sont un préalable à la pensée philosophique, ils semblent apporter un des savoirs dont sont justement privés beaucoup de jeunes qui viennent en soin dans nos centres.
Nous nous sommes appuyés sur un travail de terrain dans une école primaire française : trois ateliers philosophiques d'élèves de CP (6-7ans), puis de CE1 (7-8ans), animés par leurs instituteurs. Le protocole qu'ils proposent est celui institué par Jacques Lévine : après l'induction d'une question proposée par l'instituteur, " une grande question que les hommes se posent depuis longtemps ", par exemple "Qu'est ce que le bonheur ? ou être seul ?", les élèves sont invités à s'exprimer sur le thème. L'instituteur est volontairement muet, extérieur. Il n'émet ni jugement ni évaluation.
Le débat est enregistré, à la disposition des participants. Il y a parfois un atelier d'expression par un dessin du thème traité. C'est sur ce matériel que nous avons appuyé notre étude. Nous en avons extrait un débat :" Pour vous, qu'est ce que la philosophie ? ". Cet atelier existe depuis un an. Après le débat, chacun mettra dans un dessin, ce qu'il en retient personnellement. C'est ce qui s'est produit ce jour-là. Je vous propose d'explorer le dispositif mis en place et quelques-uns des savoirs qu'il institue.
Une nouvelle mise à disposition de savoirs
Le dispositif est un espace circulaire, avec un centre vide. C'est exactement le Kratos, placé au centre du demos, du peuple, dans la société grecque (démo-cratie). Ce kratos, ce pouvoir est dépersonnalisé, réduit à rien, " inappropriable "5. Il n'appartient à personne en propre. En lieu et place, la possibilité de parole pour tous.
Les conséquences sont considérables : chacun des membres de l'atelier, de la société, n'est dominé par personne. Les membres ont une part égale au pouvoir de décision de savoir et de parole autour de ce centre.
Il est tout à fait intéressant d'en voir les effets dans les dessins, avec la place du maître assigné par les enfants. En effet, si dans la réalité extérieure, l'instituteur est en dehors du cercle, dans la réalité psychique des enfants, il est assigné à des places très variées : absent, instituant, périphérique, presque central, ou figure d'inhibition car supposé détenir tous les savoirs. Pour les enfants, l'atelier est largement associé à un lieu de savoirs, symbolisé par la bibliothèque.
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Un savoir-faire
Cela renvoie à l'art de manipuler des instruments et d'exécuter des tâches.
- Ici, le savoir-faire, pour les enfants et aussi bien sûr, pour les désaffectés dont j'ai parlé, c'est un savoir : remettre les mots, donc les affects en mouvement. C'est la grande difficulté des enfants dépressifs, des enfants désaffectés. Pouvoir trouver ou retrouver des représentations, articuler des représentations et des affects propres à soi.
- Cette individualisation ou singularisation par la prise de parole, est symbolisée par le bâton de parole. Cette puissance de la parole, dont les Grecs feront une divinité : Peitho, la déesse de persuasion et de la séduction, la fille d'Hermès et d'Aphrodite.
- Oser se saisir du bâton de parole certes, mais savoir le redistribuer. C'est la possibilité donnée à chacun de mettre un tous ensemble, la main à la pâte de la complexité de la question du jour. Ne pas être tout seul devant une grande question.
Ces savoir-faire permettent de doter l'enfant d'un capital de confiance, constituant une estime de soi : se sentir en humanité de parole, ensemble mais séparés, libres mais ensemble.
Un savoir-vivre
Il désigne un ensemble de règles et pratiques inscrivant les relations entre individus - Ici les règles instituées sont " ne pas se moquer " et " ne pas couper la parole " :
- Le " on ne se moque pas " : l'atelier philosophique développe l'expérience du savoir-vivre, le souci d'autrui, donc une estime de soi. Ici est invitée la philia des Grecs, ce sentiment de se sentir mutuellement unis, et que l'on appelle communément l'amitié. L'atelier introduit un savoir sur le rapport à l'autre, à l'autorité, au pouvoir.
L'autorité, comme nous avons pu l'entendre dire par Michel Serres, c'est être auteur. Dans l'idée d'autorité il y a cette " augere ", cette idée de quelque chose qui " augmente " ou " élève " dans une relation de pouvoir, et qui peut produire une augmentation de ce pouvoir. Ce qui élève, donne une force, pas une violence fasciste : la fureur belliqueuse, autrement dit, la lussa des Grecs. À la place de Phobos, fils d'Arès et d'Aphrodite, qui incarne la peur ou la phobie, est invitée Peitho, la force de persuasion.
- Le " on ne coupe pas la parole ". C'est le bâton de parole qui autorise le passage à l'acte de parole, ce qui est très formateur pour savoir-faire vivre les affects ou pulsions, les faire attendre...
- Il me semble que ces deux règles constituent peut-être un fil de la philia sophia : elles autorisent à tout dire, mais il faut argumenter. C'est là qu'est invitée la force de persuasion de Peitho. Si chacun a le droit de "penser ce qu'il veut", il y a un apprendre à construire un autre point de vue, un argument plus ou moins solide, plus ou moins convaincant.
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Un savoir être
Un savoir être impliquerait les deux niveaux pourtant apparemment irréductibles l'un à l'autre dont j'ai parlé :
- celui du savoir-faire, avec nos propres affects et représentations, nous permettant de ne pas renoncer à être nous-même,de puiser en nous nos propres forces.
- celui du savoir- vivre, non plus uniquement un face aux autres mais un art d'être libre ensemble, de puiser des forces et une réflexion critique dans et avec les autres.
Les ateliers philosophiques développent une mise en disposition de savoirs originaux sur les fruits de l'esprit : un savoir-faire, un savoir-vivre, et possiblement un savoir-être. Qu'en est-il d'une vertu thérapeutique ?
Les ateliers philosophiques et la vertu thérapeutique
Il y a une vertu thérapeutique de la philosophie, comme l'avaient bien vue les sages de l'antiquité, parce qu'elle "prend soin de l'âme". L'âme, ce lieu où la conscience individuelle et collective se débat pour développer une faculté qui permet de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid. J'ai essayé d'en développer des constituants.
L'exercice de la pensée rationnelle est soin de l'âme, et le logos éclaire les passions sous un jour qui permet de prendre conscience des douleurs qui doivent fatalement leur succéder. La démarche philosophique a, dans ce sens, des effets d'apaisement, autrement dit cette activité est thérapeutique de surcroît.Il y a une vertu thérapeutique de la philosophie, même si justement elle n'a pas une visée thérapeutique. C'est bien l'action de soigner, de soulager et de guérir qui est au cur de la thérapeutique, et non la connaissance en elle-même. Par ailleurs la visée thérapeutique nécessite la recherche du consentement libre et éclairé du sujet souffrant, difficilement compatible avec l'atelier philosophique à l'école, adressé à l'élève, à tous les élèves de la classe. Je ne vais pas plus loin, souhaitant rester dans ma proposition de réflexion de l'apport des ateliers philosophiquesà la préventionde la souffrance psychique.
La médecine et la philosophie seraient, à l'image d'un couple, peut être finalement à la poursuite de deux fins aussi vitales qu'insaisissables l'une que l'autre : la santé et la sagesse.
J'ai tenté de déployer quelques-uns des savoirs qui me semblent mis en disposition dans l'atelier philosophique présenté. Ce sont des facteurs possiblement à mettre en mouvement pour la prévention de la souffrance psychique.
Si la philosophie à une vertu thérapeutique, c'est que l'atelier philosophique développe, par ces différents savoirs, une capacité réflexive, le souci d'autrui, donc une estime de soi, autant d'éléments dont sont privés beaucoup de jeunes en souffrance psychique, qui viennent en soin dans nos centres.
En pouvant apporter, très tôt, et sans distinction, àl'enfant souffrantet àl'élève en questionnement, un savoir-faire, un savoir-vivre, et possiblement un savoir-être, l'atelier philosophique concourt à la prévention de la souffrance psychique de nos enfants et petits enfants, aux hommes de demain.
(1) Et particulièrement les institutrices Michèle et Marie Paul et leur collègue Christian, les élèves et leurs parents. Merci à tous les membres de la communauté de recherche , " Les passeurs de lumières ", et notamment à Alexis Chirokoff, Françoise Chauvel, Nathalie Renaut et Julie Ribalet, pour leurs réflexions et leur soutien.
(2) Clastres P, Chronique des indiens Gyayaki, Terre humaine/ Poche, 1972, p267-268.
(3) Ehrenberg, A. Le Culte de la performance , Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; L'individu incertain , Paris, Calmann-Lévy, 1995 ; La fatigue d'être soi . Dépression et société. Paris, O.Jacob, 1998. Il dirige le groupement de recherche " Psychotropes, Politique , Société " du CNRS.
(4) " Travaillons très en amont à la conservation des qualités et potentialités montrées par les enfants : la capacité à questionner, la faculté d'interroger naïvement et profondément le monde, la spontanéité étonnée devant le réel, l'enthousiasme curieux et la volonté de savoir. " Onfray Michel, La lueur des orges désirés, Grasset, 2007, p 153.
(5) Vernant Jean-Pierre, Les origines de la pensée grecque, Quadrige, PUF, 2007.