Cette communication s'inscrit dans le prolongement mais se veut également l'affermissement d'une première réflexion théorique esquissée en septembre 2006. Dans le prolongement au sens où la première sert de fondement par les pistes qu'elle a tenté d'ouvrir ; affermissement dans la mesure où nous nous efforçons de donner à cette seconde une dimension, ou tout au moins un éclairage, plus pragmatique. Dans le précédent propos, nous osions le parallèle entre les compétences mobilisées par les animateurs de Discussions à Visée Philosophique (DVP) et celles qui relèvent du champ de cette forme d'intelligence rusée que les Grecs nommaient mètis, allant jusqu'à formuler l'hypothèse d'une " kairicité " de la DVP. Dans celui-ci nous tentons d'asseoir un peu plus encore cette spéculation selon laquelle certaines des compétences requises de et/ou acquises par l'enseignant qui pratique dans sa classe des DVP, relèveraient à certains égards du " modèle " de la mètis des Grecs qu'ont quelque peu " réhabilité " les hellénistes Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant dans le courant des années 1960-1970. Pour ce faire, nous poursuivrons l'explicitation des compétences propres à la mètis (plus proches la plupart du temps d'un " savoir être " et d'un " savoir (y) faire ") afin de les mieux pouvoir ensuite retrouver (révéler, au sens photographique du terme) entre les lignes de transcriptions de discussions en classe que nous nous proposerons de parcourir.
Bien que mêlant éléments théoriques à quelques extraits de transcriptions de discussions en classe, la réflexion qui suit est cette fois encore influencée (tout au moins dans ses fondements) par une expérience assez variée des DVP dans la cité (cafés-philo, banquets-philo et ateliers de philosophie pour adultes au sein des Universités Populaires de Narbonne et Perpignan).
METIS ET DVP : RENCONTRE INSOLITE ?
C'est une rencontre improbable que nous évoquions précédemment entre une ruse et une autorité que nous posions a priori (ou à certains égards) antinomiques. Pourquoi qualifier aujourd'hui d' " insolite " (qui diffère de l'usage, de l'habitude et qui surprend ; voire étrange, bizarre) la rencontre entre une mètis et une DVP pour lesquelles nous nous efforçons précisément d'asseoir un amalgame ? Une fois même, dans la formulation de notre projet, nous avons cédé au lapsus qui rendrait cette rencontre " insolente ". La rencontre ainsi organisée constituerait alors une forme de provocation, de défi, voire de manque de respect. Pis encore, le latin insolentia (Gaffiot, 1934) pointerait une certaine inexpérience en la matière.
Insolite donc d'une part parce que la mètis surprend d'autant plus par son explicitation dans un domaine précis qu'elle demeure dans l'ombre la plupart du temps, immergée dans les pratiques les plus courantes au point que nous ne la remarquons pas, ignorant sa présence et le rôle qu'elle tient. D'autre part parce que, sinon par le truchement de la question des compétences (et en l'occurrence celles qu'exprime, mobilise, acquiert ou parfait l'animateur d'une DVP), mètis et DVP ne laissent pas entrevoir a priori quelque point de convergence ; du moins explicitement.
Ainsi la question des compétences constituerait un point de rencontre possible entre une mètis que quelques hellénistes sagaces ont pour ainsi dire exhumée des traces textuelles de l'Antiquité, et des DVP qui (malgré un indéniable héritage des temps antiques, fût-ce seulement par la présence de la philosophie) attestent pour sûr de la modernité dans laquelle elles s'inscrivent et à laquelle elles participent même quelque peu.
AUTOUR DES COMPÉTENCES...
Dans leur ouvrage, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant proposent notamment cette description de la mètis :
" La mètis est [...] une forme d'intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d'attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens des opportunités, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s'applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. "
[...] " Elle apparaît toujours plus ou moins "en creux", immergée dans une pratique qui ne se soucie, à aucun moment, alors même qu'elle l'utilise, d'expliciter sa nature ni de justifier sa démarche. "
S'il semble aisé, a priori, d'établir un parallèle entre ces " réalités " auxquelles s'applique la mètis et les DVP qui peuvent être pour l'animateur tout aussi " fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës " (Détienne et Vernant, 1974), la difficulté tient sans doute à l'insaisissabilité de la mètis qui rend d'autant plus ardue et incertaine l'explicitation des compétences qu'elle convoque. Du vaste champ de la mètis (que les définitions ou traductions les plus réductrices limitent à la seule intelligence rusée) nous avions retenu trois compétences (aptitudes, habiletés) qui nous semblaient particulièrement susceptibles d'éclairer notre intérêt pour les DVP : l'agchinoia, vivacité et pénétration d'esprit hors du commun qui font la sagacité et la perspicacité de l'homme doué de mètis : l'eustochia (acuité visuelle à son sens premier) qui désigne l'habileté à viser, à toucher le but, mais encore une certaine forme de sagacité ; enfin l'euchereia renvoie quant à elle à une dextérité et une souplesse sans égales (BAILLY, 1950). A travers ces trois qualités empruntées au champ de la mètis, nous espérions mieux approcher et comprendre les compétences (aptitudes, habiletés et " savoir (y) faire ") mises en uvre et nécessaires à la saisie des diverses occasions, opportunités et évènements dont sont porteuses les DVP. Car par-dessus tout nous avancions l'hypothèse d'une " kairicité " de la DVP, en référence à cette notion typiquement grecque qui occupe une place prépondérante dans le champ de la mètis et que nous connaissons sous le doux nom de kairos (couramment traduit par " occasion ", " opportunité ", parfois " à -propos " ; mais encore " moment opportun ", " instant propice " ou " moment favorable "). Si la prudence ne pouvait que nous inciter à poser cette hypothèse d'une " kairicité " de la DVP comme spéculation essentiellement théorique, les fermes intuitions issues de l'expérience des DVP évoquée dans la partie liminaire n'appelaient que plus encore un éclairage provenant directement des DVP (ou de leurs transcriptions), situé et concret. Aussi infimes soient-ils, les exemples empruntés à la réalité des DVP nous semblent particulièrement capables d'asseoir un peu plus encore ces intuitions et suppositions.
Il ne s'agit aucunement de tirer à partir de quelques lignes de transcriptions des généralités ou (pis encore !) d'ériger un modèle. C'est l'idée de mettre à l'épreuve de quelques exemples concrets les éléments propres à la mètis qui nous semble importante.
LA MÈTIS À L'EPREUVE DU " SENSIBLE " DE LA DVP
Parmi les annexes de la thèse de Nicolas Go, nous avons choisi une transcription. La " séance T1 " intitulée " Le bonheur " s'est déroulée dans une classe de cycle 3 de l'école de la Bastide (Var). On compte dix-huit locuteurs pour 292 tours de parole.
Deux questions ont été posées par le professeur en début de séance : " Qu'est-ce que le bonheur ? " et " Comment peut-on arriver à être heureux ? ".
Cette séance sur le bonheur (et plus particulièrement les passages qui abordent le thème de la mort) semble d'autant plus intéressante que la mort (thème qui fait irruption et revient plusieurs fois) vient d'une part contraster (du moins a priori) avec le thème du bonheur, et renvoie d'autre part (les participants comme le professeur, comme les lecteurs ultérieurs) à une incertitude d'autant plus grande et difficile à appréhender qu'elle est inhérente à la condition humaine.
Comment le professeur, animateur de la discussion, accueille-t-il et gère-t-il ce(s) point(s) " sensible(s) " (puisque la mort est ainsi qualifiée) de la DVP ? Comment l'exploite-t-il ?, avec ce que le terme " sensible " implique comme tact nécessaire, mais pas seulement. Car Nicolas Go, dans la typologie de l'action du professeur qu'il propose à partir de cette transcription, pointe notamment " l'introduction d'une contrainte sensible " de la part du professeur. Dans l'usage du terme " sensible " nous apercevons notamment la vieille opposition entre âme raisonnable et âme sensible. Ainsi il faudrait donc s'efforcer de " sentir " pour introduire un tel élément quand le " raisonnement rigoureux " n'est plus vraiment de mise.
Extraits de la transcription :
89 | Marion | Et bien moi, ma copine, ses deux parents sont morts, elle est très gentille, elle vit avec sa grand-mère, elle est très gentille. Elle travaille très bien. Elle ne vole pas, elle ne fait rien du tout. C'est pas parce qu'elle a perdu ses parents qu'elle doit voler, qu'elle doit tuer. |
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93 | Julie | Il y en a qui perdent leurs parents, ils se laissent aller et puis après ça commence. Mais il y en a, par exemple, qui perdent leurs enfants : les parents, ils se disent " bon moi il faut que je continue, il faut que je sois forte. Il faut pas que je me laisse aller ", s'ils se rappellent toujours ça, peut être ça ira mieux. |
99 | Vanessa | Fabien, un copain, il a sa mère qui est morte et son père qui l'aime pas ; il vit avec sa grand-mère. Il est très heureux. |
115 | Julie | Si jamais il y a quelqu'un que tu perds, une meilleure amie, le bonheur il va cesser. |
116 | P | Sabrina, par exemple, était très heureuse quand elle était petite avec son père ; un jour il y a eu un accident et son père est mort... |
119 | Manon | C'est pas parce que qu'on perd quelqu'un qu'on a de cher qu'on doit automatiquement être malheureux, parce qu'on n'a pas que lui dans la vie, on a la nôtre de vie, on a encore nos parents, d'autres amis, nos frères et surs, nos tontons, tatas... d'accord perdre un ami c'est triste, mais il faut pas perdre tout espoir d'être heureux. |
120 | Julie | Imagine, Manon, tu perds Laure, qu'est-ce que tu fais ? |
195 | Julie | Aussi des fois t'es très malheureux tu as eu beaucoup de problèmes, t'essaye d'avoir des amis, tu arrives à en trouver un, et puis cet ami tombe malade, il va à l'hôpital et puis on n'arrive pas à le soigner, il meurt et puis après il est encore plus malheureux... |
198 | P | Prenons le cas de Vanessa, elle a eu quelque chose de terrible dans sa vie [Le père est incarcéré pour inceste]. Malgré ce drame, qu'est ce qui t'aide, toi, à être quand même heureuse ? |
Parmi les 292 tours de parole recensés, le thème de la mort n'apparaît qu'à partir du 89e tour, à l'initiative d'une élève, pour être relancé à plusieurs reprises jusqu'au 195e tour. Ce n'est qu'au 116e tour que le professeur introduit ladite " contrainte sensible " sur ce thème.
À l'instar de l'homme doué de mètis, il s'agit d'être prompt, rapide, " prêt à bondir dans le temps d'un éclair " (Détienne et Vernant, 1974), sans pour autant se montrer impulsif. Etre d'une prudence avisée (prudence avisée et sagesse sont les sens premiers du nom commun mètis), c'est demeurer dans l'attente, dans l'expectative de ce moment décisif (kairos) qu'il convient - ou qu'il ne convient pas de saisir et qui selon peut donner une suite tout autre à la DVP qui, pendant ce temps fugace, continue de progresser. Il semble qu'il peut y avoir dans cette sage attente du professeur, au vu des quelques premières récurrences du thème de la mort avant ce moment (enfin) choisi pour s'en emparer, quelque chose de l'ordre de la mètis et notamment du kairos qu'il convient de saisir au bon moment. Ni trop tôt. Ni trop tard. Quelque chose de l'ordre du " sentir ", parce qu'il n'est aucune règle toute faite pour ces " choses-là " en pareilles circonstances. De la même manière, l'autre " contrainte sensible " liée à la question de l'inceste (198e tour de parole) semble exiger de la part de l'enseignant, à la fois prudence, sagacité et dextérité. Et sans doute bien plus encore... L'introduction de telles contraintes nécessite, au-delà des savoirs et de l'expérience souhaitables, la mise en uvre de compétences qui au sens véritable du terme (le verbe latin competo, ere pointe ce qui se rencontre au même point, ce qui coïncide ; mais encore ce qui répond à, s'accorde à, convient - Gaffiot 1934) permettent de proposer ce qui convient à l'instant précis, le juste rapport à ce moment-là et compte tenu de la multiplicité des paramètres qui doivent être pris en compte. Vif d'esprit (agchinoos), au coup d'il avisé et acéré (eustochos) et d'une dextérité remarquable (eucheir), l'homme à mètis peut coller au plus près des situations les plus ondoyantes et contrastées, les plus polymorphes ; celles qui ne se prêtent " ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux " (Détienne et Vernant, 1974, cité précédemment).
Nous remarquons par ailleurs que Nicolas Go, dans la typologie de l'action du professeur qu'il propose, parle de " stratégies " (d'accompagnement et de contrainte), parmi lesquelles l' " introduction d'une contrainte sensible ". Si la stratégie est, en tout premier lieu, l'art de conduire (agein) l'armée (stratos), la mètis c'est aussi Ulysse et le stratagème (subterfuge) du cheval de bois qui débloquent la situation des Grecs siégeant depuis dix ans aux portes des Troyens.
POUR NE PAS CONCLURE
À la question : " Quelles "compétences" sont requises des (ou/et acquises par les) enseignants qui pratiquent dans leur classe des DVP ? ", nous sommes donc toujours tentés - sinon plus de répondre : de la ruse, du flair, du tact ... et par-dessus tout de la mètis !
Ne pas conclure disions-nous parce que les questions essentielles nous semblent subsister, tandis que d'autres se font jour quant à cette mètis qui, dans le contexte précis de la DVP comme bien d'autres, mérite une attention particulière. Comment faire place et rendre attentif à la mètis dans la pratique des DVP, tout en prenant garde aux biais possibles d'une modélisation qui porterait immédiatement atteinte à l'essence même de la mètis ? Si l'expérience ne peut sans doute qu'accroître et optimiser une mètis toujours perfectible et jamais figée, peut-on faire montre de mètis sans expérience ? Mais encore, la mètis s'apprend-elle ? S'enseigne-t-elle ? Car avoir du flair (la sagacité, dans l'une de ses acceptions les plus vieillies, désigne la finesse de l'odorat. Cf. sagacitas, Gaffiot, 1934), un coup d'il acéré, faire montre de tact et de dextérité, ... tout cela révèle la dimension certes sensorielle mais surtout sensible, et donc esthésique de notre préoccupation.
Tout climat d'incertitude, de mouvance, d'ambiguïté et/ou de complexité semble propice à l'apparition, l'exercice ou le développement de la mètis. Qui oserait contester cette réalité de la DVP, compte tenu du fait notamment que le professeur est alors - et de surcroît, en proie à des êtres humains ?
(1) JALABERT Romain, " Ruse et autorité dans une discussion à visée philosophique ", symposium " Quelle autorité dans une discussion à visée philosophique ? ", Colloque " Autorité éducative, savoir, socialisation démocratique " co-organisé par le Cerfee (Université Paul Valéry, Montpellier III) et le Lirdef (IUFM de Montpellier et Montpellier 2) les 8 et 9 septembre 2006. Consultable dans Diotime n° 32, janvier 2007.
(2) Détienne Marcel et Vernant Jean-Pierre, Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Champs - Flammarion, 1974, page 10.
(3) Cette catégorie mentale typiquement grecque qu'est la mètis constitue un ensemble riche et complexe dont l'intelligence rusée (ou intelligence de la ruse) est une des innombrables composantes. Voir à ce sujet la distinction déjà pointée dans la communication citée ci-dessus.
(4) Go Nicolas, Vers une anthropologie didactique de la complexité : la philosophie à l'école, sous la direction de Michel TOZZI, Sciences de l'Education, Université Paul Valery - Montpellier 3, Décembre 2006, pp. 627 - 642.
(5) Cf. le n° 17 des Cahiers du Cerfee : " A la recherche d'une éducation esthésique : rudiments, affinités, enjeux ", sous la direction d'Alain Bouillet, Publications de l'Université Montpellier 3, 2001.