Revue

Encore un effort camarades, pour l'abolition des derniers privilèges en philosophie

Une métaphore aura traversé l'histoire de la philosophie et de son enseignement jusqu'à nous, celle de l'Imperium philosophique. Il est vrai qu'aujourd'hui, le "règne" de la philosophie dans le champ du savoir rationnel s'étant considérablement réduit, cette métaphore a perdu une grande partie de sa force. Pour autant la "royauté philosophique" s'accroche encore en France à son dernier privilège, celui d'être, entre toutes les disciplines, celle du "couronnement" des études secondaires.

Mais le déclin a sans doute quelque chose d'inéluctable pour deux raisons :

1) le concept même de philosophie reste flou, le comble pour une discipline qui valorise au plus haut point le concept et la clarté ;

2) la philosophie génère son propre contre-pouvoir, car elle ne peut se soustraire à l'obligation d'appliquer pour elle-même la pensée critique réflexive qui l'amène à questionner son questionnement et remettre en question ses privilèges. Ainsi, il y a toujours eu des philosophes pour soutenir que l'Imperium n'était pas tenable, (cf. le livre-manifeste du GREPH " Qui a peur de la philosophie ?", 1977, Flammarion). Depuis quelques années, avec l'apparition des "nouvelles pratiques philosophiques", le mouvement s'est accéléré, à tel point que l'on peut se demander ce qui reste de l'idée même d' Imperium philosophique. Mais c'est une chose d'abolir la "royauté" philosophique, c'en est une autre de remettre en question tout privilège dans le champ même de la philosophie. Pourtant y a-t-il un sens à parler de "privilèges", quand la discussion philosophique s'ouvre à tous, y compris à ceux qui ne sont pas "géomètres" ou qui n'ont pas l'âge de la "maturité philosophique"? La réponse est oui, et cela limite sensiblement la "nouveauté" des "Nouvelles Pratiques Philosophiques" : c'est la thèse que je défendrai ici. Mais cela n'aurait pas la moindre importance si la demande philosophique actuelle n'était qu'un effet de mode. Or il me semble au contraire qu'il y a un enjeu, et qu'il est loin d'être trivial.

Je tenterai, dans la première partie de cet article, de montrer que les "nouvelles pratiques philosophiques" [NPP] représentent une rupture radicale vis à vis du "triple privilège", en philosophie, de l'écrit sur l'oral, du théorique sur le pratique, du monologue sur le dialogue. Le terme "privilège" désigne ici un avantage exorbitant et exclusif d'une modalité sur une autre. Le modèle idéal du dialogue socratique, largement partagé par les philosophes praticiens, apparaîtra dès lors comme le symptôme du déni de cette réalité historique : la permanence d'une défiance philosophique vis à vis de la discussion de vive voix. J'essaierai de montrer que cette défiance n'est pas infondée.

Mais l'insertion de la philosophie dans le champ de l'oralité, serait comme une de ces vaines "nouveautés" de marketing, si elle ne répondait pas à un enjeu qui, lui pour le coup, ramène la philosophie à sa vocation originelle : la " résistance à la bêtise dominante" (François Châtelet, La philosophie des professeurs, Grasset, 1970). La seconde partie de cet article visera à expliciter cet enjeu.

Enfin, pour filer la métaphore, il reste certains "privilèges" à abolir pour achever la "révolution" : le primat de l'expression sur la compréhension, celui de l'explication sur la description, celui de la verbalisation sur l'évocation, du mot sur l'image... Ainsi, dans la troisième partie, je veux me démarquer d'un certain "optimisme" philosophico-pédagogique, en problématisant la "mise en discussion" de l'activité philosophique d'un point de vue "non philosophique" ; ce pas de côté sera celui d'un thérapeute de la parole et de la pensée, un orthophoniste. Il s'agira de critiquer un certain " verbalisme" pédagogique, et, à défaut d'une méthode, d'esquisser une nouvelle voie pour la pratique de la discussion philosophique - comme on ouvre une voie en alpinisme.

Il faut prendre les métaphores de "révolution" et d'"abolition des privilèges" pour ce qu'elle sont : des outils heuristiques. Mon propos ne vise donc ni à dévaloriser la pensée philosophique "de haut vol", ni à remplacer certains "privilèges" par d'autres, mais à promouvoir un "anarchisme méthodologique". En effet, tout est bon vis à vis de l'enjeu que constitue la défense de la " valeur esprit ", et les philosophes praticiens ne doivent à mon avis rien négliger pour entraîner à " l'auto-défense intellectuelle" (l'expression est de Noam Chomsky) par le libre examen des vérités établies, l'esprit critique, la pensée réflexive, et l'imagination créatrice. Alors, encore un effort camarades...

PHILOSOPHER DE VIVE VOIX, UN LONG PASSÉ DE DÉFIANCE

On comprend aisément que l'institution philosophique soit, malgré les intentions affichées ici ou là, profondément réticente à la pratique de la discussion. Trois raisons sont habituellement mises en avant : elle ne vise pas la transmission d'un savoir, elle renverse l'asymétrie maître / élève, elle s'avère peu compatible avec une évaluation notée... Par ailleurs, la pratique de la discussion philosophique ouverte s'oppose frontalement à la version dominante de la philosophie scolaire : la discipline-reine "couronnant" les études secondaires. En effet, présupposant l'acquisition d'un habitus de lecture " savante ", et la maîtrise de l'expression écrite argumentative, celle-ci est " réservée " à ceux-là seuls qui sont dotés d'un capital scolaire suffisant, à l'exclusion des plus jeunes, et de ceux que la relégation scolaire dans les lycées professionnels assigne aux tâches ingrates d'exécutants décérébrés.

Critiquant cette version institutionnelle étriquée, les praticiens de la discussion philosophique se réclament généralement d'une tradition autrement plus ancienne, celle des dialogues socratiques. Mais à y regarder de plus près, cet appui paraît bien fragile car, voulant renouer avec une pratique supposée originelle - celle du dialogue "en chair et en os" - ils feignent d'oublier que leur modèle, Socrate, fut pour l'essentiel un personnage conceptuel, et ses dialogues des fictions mettant en scène des contradicteurs "sur mesure".

À l'opposé de ce modèle dialogique idéal, l'histoire révèle que l'activité philosophique réelle est pour l'essentiel solitaire, scripturale et livresque, elle se fait déclamatoire en passant à l'oral - sur le mode du cours ou de la conférence -, un mode mineur, ou du moins secondaire, puisque toujours implicitement subordonné à des sources écrites. Cette version, dominante jusqu'à aujourd'hui, de l'activité que l'on nomme " philosopher ", tolère néanmoins certaines formes de "discussion" : la plus noble conçoit d'ailleurs la philosophie elle-même comme une " discussion " ininterrompue depuis l'Antiquité, entre des individus philosophes séparés par le temps et l'espace, mais le caractère diachronique de cette " discussion " la réduit de fait à une succession de monologues. On objectera que les philosophes ont toujours pratiqué une forme de discussion synchronique, loin du profane, depuis la disputatio savante médiévale jusqu'aux séminaires, aux colloques universitaires et aux plateaux de télévision. Or l'accès à ces cercles plus ou moins sérieux d'" orature " philosophique suppose une autorité qui est toujours liée à la réalisation d'un travail écrit - thèse, article, essai, traité, etc. Bref, du point de vue de l'habitus philosophique tel qu'il s'est forgé au cours de l'histoire, rien n'est plus étrange que l'idée de philosopher à plusieurs voix, hors des lieux réservés à cette activité, sans position d'autorité, et sans aucune référence obligée à la tradition écrite.

Mais les philosophes praticiens ne viennent pas seulement bousculer certains us et coutumes établis, ils se heurtent à quelque chose de bien plus profond. Ce troisième niveau relève d'une compréhension proprement philosophique - alors que le premier n'est qu'un effet de la super-structure institutionnelle, et le second de l'habitus d'une corporation. En effet, à l'opposé du principe implicite des philosophes praticiens, " philosopher, c'est discuter ", la tradition philosophique révèle une défiance envers la discussion - entendue sous sa forme " ordinaire ", c'est-à-dire ouverte, synchronique et orale. Cette défiance s'est exprimée récemment, à une époque marquée par l'inflation de la question du langage ordinaire en philosophie.

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1970, Michel Foucault pointe l'ambivalence philosophique vis à vis de la parole vive :

" Or il me semble que sous cette apparente vénération du discours, sous cette apparente logophilie, se cache une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces évènements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours. " ( L'ordre du discours, Gallimard 1971, p. 52-53)

La défiance s'est exprimée plus récemment et de façon encore plus explicite chez celui qui, paradoxalement, a le plus contribué à faire sortir la philosophie de sa tour d'ivoire universitaire, Gilles Deleuze :

"... la philosophie n'a strictement rien à voir avec une discussion " (entretien avec Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 12-18 septembre 1991)

"... le philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. [...] La philosophie a horreur des discussions." ( Qu'est-ce que la philosophie ?, Ed de Minuit, (1991), 2005, p. 32)

Face à une telle défiance, certains praticiens philosophes ont cru trouver un appui consistant du côté de l' éthique de la discussion. Or paradoxalement, celle-ci ne contredit absolument pas le constat lapidaire de Gilles Deleuze. Pour rappel, le travail théorique de K.O. Apel et J. Habermas visait à prendre en compte un certain nombre d'acquis des sciences humaines - notamment les apports de la pragmatique linguistique et de la philosophie du langage ordinaire - pour renouveler la réflexion sur la question générale de la fixation des normes dans les sociétés humaines. Or deux éléments ne doivent pas être oubliés : d'une part cette fixation n'est pas dévolue à la philosophie - autrement dit les discussions dont traitent Apel et Habermas ne sont pas spécifiquement philosophiques, mais plutôt juridiques ou politiques -, d'autre part ils n'envisageaient nullement d'appliquer la " rationalité communicationnelle " à la philosophie elle-même. On comprendrait d'ailleurs difficilement que la tâche transcendantale spécifiquement philosophique - celle qui fut assumée par Apel et Habermas - puisse en quelque façon être soumise à l' intersubjectivité communicationnelle. Ainsi l' éthique de la discussion illustre paradoxalement le caractère nécessairement solitaire, scriptural et "monologique" du travail en philosophie théorique.

La défiance philosophique vis à vis de la discussion "de vive voix" mériterait une analyse approfondie, je ne ferai ici que l'ébaucher en pointant deux éléments explicatifs :

- Premier élément.Du point de vue d'une rhétorique spéculative (cf. Chaïm Perelman, L'empire rhétorique,Vrin, 2002), c'est la " raison universelle " qui parle par la bouche du philosophe, et non celle d'un individu exprimant ses opinions ; symétriquement, la parole philosophique s'adresse à l'" auditoire universel", non à untel ou untel. Dans un tel régime de parole, la "corporéité" de l'énonciateur et le contexte de l'énonciation sont indifférents, l'énonciateur-philosophe doit s'effacer derrière ses énoncés. Or la voix de celui qui parle a toujours une sonorité particulière, l'acte de parole a toujours un contexte qui limite sa prétention à l'universalité. De fait, le discours philosophique se définit en négatif, en contraste avec la parole commune, ce fond obscur - opinion, bavardage, conversation - qu'il peut disqualifier mais jamais réduire au silence... d'où la permanence de l'inquiétude philosophique vis à vis de la parole vive. Ainsi la condamnation platonicienne de l'écriture ( Phèdre)et l'idéal socratique de la "  parole pleine " apparaissent comme un déni vis à vis des conditions effectives de l'activité philosophique. Celles-ci montrent au contraire que la raison philosophique est consubstantielle à " la raison graphique ", ce qui se comprend aisément car dans les sociétés alphabétisées, " ce qui est jugé important ne passe plus par la parole [...] elle n'est dans notre société, jamais en rapport avec la vérité et la preuve : la science [comme la philosophie] ne se sert que de l'écriture" ( La raison graphique, Jack Goody, Ed. de minuit, (1977) 1979, p.12).

- Deuxième élément. D'un discours isolé, qui n'a donc pas subi l'assaut de la contradiction, on ne sait ce qu'il vaut ; ainsi le discours philosophique exige la confrontation. Voilà qui semble enfin justifier la pratique philosophique de la discussion. Oui mais dia-logue signifie ici rencontre entre paroles, et non entre personnes. Ainsi la confrontation exigée n'est pas avec le discours d'un autre, qui n'est qu'autre, mais avec l'"absolument contraire". Il apparaît alors que le principe dia-logique repose sur une nécessité - celle de l'antilogie - formelle plutôt que matérielle, dialectique plutôt que dialogique ; en effet, inutile d'être deux interlocuteurs - ou plus - puisque le discours qui se prétend philosophique doit lui-même répondre, par avance, à l'objection. En fait, il ne suffit pas de dire que l'interlocuteur en chair et en os n'est pas requis, il faut surtout ajouter qu'il risque de tout embrouiller en développant son propre discours. En philosophie, l'exigence dialogique est donc avant tout celle du dia-logue intériorisé, de moi avec moi, de moi avec l'autre en moi, plutôt que celle d'une discussion réelle où les personnes risquent toujours de primer sur leur parole : le monologue dialectique plutôt que le dialogue argumentatif.

" Les discussions, le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. Que quelqu'un ait tel avis, et pense ceci plutôt que cela, qu'est-ce que ça peut faire à la philosophie, tant que les problèmes en jeu ne sont pas dits ? Et quand ils sont dits, il ne s'agit plus de discuter, mais de créer d'indiscutables concepts pour le problème qu'on s'est assigné. La communication vient toujours trop tôt ou trop tard, et la conversation toujours en trop par rapport à créer." (G. Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?, Ed. de Minuit, (1991), 2005, p.32).

Deleuze ne fait au fond qu'exposer au grand jour le paradoxe de la parole philosophique : sa vocation à l'universalité passe par l'expression d'une singularité radicale qui doit se préserver de l'"érosion" qu'opère nécessairement l'interaction communicationnelle où règne la parole anonyme - le on-dit -, l'opinion, la mauvaise foi, la force persuasive des fausses vérités (voir L'art d'avoir toujours raison, Schopenhauer, (1864), Circé, 1990). Le dia-logisme philosophique est donc - et doit donc être paradoxalement - une "polyphonie monologique". Ceci a d'ailleurs deux conséquences :

1) la philosophie ne peut contester l'individualisme que dans l'ambiguïté ;

2) la théorie de la rationalité communicationnelle appliquée à la philosophie est un danger pour celle-ci, car en même temps que la promesse de plus de liberté, elle contient la menace d'une répression d'autant plus redoutable que la majorité consensuelle pourrait prétendre exprimer une raison universelle.

En mettant la discussion au centre de leur pratique, les praticiens philosophes savent qu'ils s'opposent à la tradition magistrale de l'enseignement de la philosophie, et à un habitus très ancien qui lie la philosophie à la raison graphique. Réalisent-ils qu'ils s'affranchissent aussi d'une défiance philosophique très ancienne - et donc très profonde - vis-à-vis de la discussion "en chair et en os" ? J'ai tenté de montrer que cette défiance était corrélative au triple "privilège" constitutif de la philosophie : la prééminence de l'écrit sur l'oral, le primat du théorique sur le pratique, et celui du monologue sur le dialogue - ou si l'on préfère du dialogue à distance sur le dialogue réel. J'ai également voulu montrer que cette défiance était fondée, ce qui a pour conséquence que la discussion philosophique ouverte n'est pas une pratique oubliée qu'il s'agirait simplement de faire renaître, mais un jeu de langage radicalement nouveau, dont les règles sont à inventer - si l'on veut conserver pour le mot "philosophie" son sens le plus rigoureux. Les "nouvelles pratiques philosophiques", plutôt qu'un retour aux sources, constitueraient alors une "mutation" profonde de l'activité philosophique, une véritable "révolution" qui, du fait de l"abolition des privilèges" fondateurs, désintègre l'exclusivité historique d'une version de l'activité philosophique, le "monologue textuel spéculatif". (Toutefois, il ne s'agit ni de contester la dignité de cette version, ni de dévaloriser les oeuvres qu'elle nous a léguées ; je m'interroge d'ailleurs sur la figure paradoxale qui serait celle d'un "philosophe praticien" sans la moindre culture philosophique. La pertinence de la métaphore révolutionnaire a donc une limite.)

Je voudrais à présent expliciter l'enjeu qui justifie selon moi pleinement une telle "révolution", enjeu qui n'est pas sans rappeler le renversement originel qui vit les sophoï laisser place aux " philo-sophoï" dans les cités grecques antiques.

L'ENJEU

Cette mise en perspective historique étant bien connue - je ne prétends nullement innover en la matière -, ce détour me servira d'une part à sortir du champ clos des enjeux pédagogiques, des questions de méthodes, de dispositifs ou de formations, d'autre part à montrer que l'apparition des NPP répond à un enjeu "civilisationnel", qui pour le coup ramène la pratique philosophique à sa vocation originelle.

A partir du VIIe siècle avant J.-C., il s'opère dans les cités grecques un processus de laïcisation de la parole : une pratique de discussion publique se développe dans un nouveau contexte "démocratique", parallèlement au dépérissement d'un type de parole "magico-religieux" réservé auparavant à certains personnages "autorisés", ceux que Marcel Détienne appelle les Maîtres de vérité ( (1981), 1995, Agora Pocket). Se pose alors la question de la maîtrise de la puissance du logos. C'est, on le sait, le point de départ d'une double réflexion : d'une part, chez les philosophes, le logos comme moyen de connaissance et, au delà, de salut de son âme - on l'oublie souvent alors que c'est en fait essentiel -, d'autre part, chez les sophistes et les rhéteurs, le logos comme instrument de pouvoir dans les rapports sociaux. Dans ce nouveau cadre, la parole sert deux fins diamétralement opposées :

1) L'éloquence des sophistes est un pouvoir de séduction qui est parfaitement rendu en français par le verbe "persuader" : le préfixe "per" a une valeur d'intensification, mais aussi de mouvement "à travers". Quant à la racine latine " suadere ", elle provient de " suavis " qui a donné " suave ". La persuasion, puissance propre de la parole des sophistes, est donc une capacité d'effraction, une force capable de "pénétrer dans l'âme" afin d'en prendre le contrôle.

"La parole, celle qui persuade l'âme, celle qu'on a persuadée, elle la contraint et à obéir aux choses dites et à consentir aux choses en cours." (Gorgias, Eloge d'Hélène)

2) À l'opposé, la parole philosophique vise la "tranquillité de l'âme". Elle est une forme de thérapie visant à procurer préventivement ce que Michel Foucault appelle "un équipements de logoï raisonnables" (L'herméneutique du sujet, Gallimard, 2001, p.308) qui, ancrés dans le sujet, agissant comme "pare-passion", seront la matrice de la vertu, conformité à la raison et voie de salut. Mais la parole philosophique vise elle aussi à pénétrer dans l'esprit :

"Souvenez-vous de ce que disait Epictète : l'école de philosophie, c'est un iatréion, c'est un dispensaire... le cours de philosophie est en réalité une entreprise thérapeutique ... il en reste toujours quelque chose parce que le logos pénètre dans l'oreille, et puis là, que le sujet le veuille ou pas, se fait un certain travail du logos sur l'âme." (M. Foucault, op.cit., p. 320)

"... le remède de l'âme, ce sont certaines incantations. Celles-ci consistent dans de beaux discours qui font naître dans l'âme la sagesse." (Platon, Phèdre, 157a)

Bien qu'antagonistes, les deux types de parole s'appuient sur une même capacité "invasive", effet du caractère essentiellement "ouvert" de l'ouïe qui, contrairement à la vue, ne peut se fermer à ce qui se présente à elle. Ils visent ainsi l'un et l'autre à pénétrer dans l'âme pour y produire des effets radicalement opposés : la parole persuasive des sophistes est un poison qui ensorcelle l'âme, alors que la parole thérapeutique des philosophes agit comme un remède. Le logos apparaît dès lors comme un pharmakon, poison et remède à la fois (je reprends ici le concept développé par Jacques Derrida dans " La pharmacie de Platon", La dissémination, Le Seuil, 1972).

Qu'importe alors le poison puisque remède il y a ? Il importe au contraire considérablement car le poison est plus fort que le remède, et ce pour au moins deux raisons :

1) dans le régime de parole de la discussion synchronique ouverte, la persuasion s'avère généralement plus puissante que la conviction, les stéréotypes et les slogans ont plus de force que les arguments ;

2) le poison est d'autant plus virulent qu'il s'exerce sur un grand nombre d'auditeurs à la fois, alors que le remède socratique n'est vraiment efficace qu'en traitant un "cas" à la fois. L'histoire montre suffisamment la supériorité écrasante du discours de propagande sur le discours philosophique.

Il aura fallu attendre 2500 ans pour que la teknè "invasive" et "persuasive" des sophistes atteigne l'âge industriel. Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1, interrogé parmi d'autres patrons dans un livre Les dirigeants face au changement (Editions du Huitième jour) affirme :

" Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective "business", soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...).

Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible (...).

Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise. "

"Disponible" signifie littéralement "ce dont on peut disposer", et "disposer de quelque chose", c'est l'utiliser à sa convenance. La fonction des "industries de programmes" que Patrick Lelay rend lumineusement explicite, consiste donc à capter le temps de pensée consciente des téléspectateurs - réduit à un "temps de cerveau" -, dans une visée de formatage, d'anesthésie des consciences et de standardisation des représentations, dont l'objectif est lui aussi parfaitement explicite : orienter et fixer l'énergie libidinale des individus dans la sphère marchande, celle de Coca-Cola. Les industries de divertissement ont repris à leur compte le programme "per-suasif" des sophistes, avec tous les moyens des technologies de la communication qui savent en optimiser la force de "pénétration" et d'"imprégnation" (Pour être complet, il faudrait également évoquer la "googlisation" de la noosphère, qui dissout insidieusement les frontières entre savoir, croyance, information, rumeur, ...).

Aujourd'hui la philosophie a un nouveau combat à mener, qui s'apparente bien plus à celui qui opposait la philosophie thérapeutique, celle des origines, aux sophistes, qu'à la version savante qui l'a remplacée, la science de la vérité. Ainsi, le développement de la philosophie hors-les-murs répond selon moi à un double appel :

1) la " résistance à la bêtise dominante" (François Châtelet, La philosophie des professeurs, Grasset, 1970) qui n'a jamais eu de tels outils de promotion ;

2) la sauvegarde de la " valeur esprit " (Paul Valéry, La liberté de l'esprit, 1939) qui n'a jamais été aussi menacée. Face à la puissance des industries de programmes qui vise la "mise à disposition" du temps de cerveau humain disponible, il s'agit de développer l'auto-défense intellectuelle le plus tôt et le plus largement possible, sans conditions préalables d'âge ou de niveau scolaire. Voici selon moi l'enjeu crucial auquel répondent les "nouvelles pratiques philosophiques", enjeu que l'on pourrait sans dramatisation excessive qualifier de "civilisationnel". Or, en devenant à son tour un " sport de combat", la philosophie pratique exige une certaine ascèse, ce sera l'objet de ma troisième partie.

Il est temps de dire clairement que je suis du côté des "philosophes praticiens", j'ai d'ailleurs été à l'origine, avec Marc Sautet en 1993, d'un des premiers ateliers de discussion philosophique en France " Les enfants philosophes " (cf l'article dans L'Agora " Les enfants philosophes avec Marc Sautet "), mais, n'étant ni professeur, ni instituteur, ni animateur de café-philo, je suis d'une certaine façon un franc tireur. C'est de ce point de vue "excentré"que je me propose à présent de problématiser la "mise en discussion" de la philosophie, contre un certain optimisme pédagogique, en pointant ce qui la menace de vacuité. Les "industries de programmes" ont su profiter de toutes les avancées des sciences cognitives, il est grand temps que nous, philosophes praticiens, en fassions de même afin de tenir compte dans nos pratiques de la complexité du lien entre pensée, parole, expérience et action, afin que le " remède " philosophique inoculé à doses homéopathiques, ait la moindre chance de contre-balancer le " poison " ingéré à doses massives.

LE " VERBALISME " PHILOSOPHIQUE

Piaget a créé le néologisme " verbalisme " pour dénoncer le privilège exorbitant accordé à la "connaissance en mots" sur la "connaissance en acte" dans le système scolaire : "...cette triste réalité scolaire, prolifération de pseudo-notions accrochées à des mots sans significations réelles ..." (Piaget, Psychologie et pédagogie, éd. Denoël, 1969, p.241). Je suis obligé de constater, du fait de ma fonction d'orthophoniste, la permanence de cette " triste réalité". En transposant ce terme pédagogique, on peut dire qu'une certaine critique du discours philosophique a toujours consisté à y dénicher le verbalisme. Récemment ce genre d'accusation, émanant de deux scientifiques (Alan Sokal et Jean Bricmont, Les impostures intellectuelles, Livre de poche, 1999), a poussé la corporation philosophique à la mobilisation générale. Mais ce type de critique est aussi parfois venue des philosophes eux-mêmes. Ainsi Schopenhauer reprochait à Hegel de mettre les mots en laissant au lecteur le soin de mettre le sens ; plus près de nous, Heidegger fut accusé de produire un jargon dénué de sens, par les membres du Cercle de Vienne mais aussi, à l'opposé du spectre philosophique, par Vladimir Jankélévitch. Wittgenstein, plus radical encore, considérait que la plupart des problèmes philosophiques apparaissent lorsque " le langage tourne en roue libre ", et que certains mots extraits de nos jeux de langage  formes de vie exercent sur notre esprit une véritable fascination : être, avoir, croire, savoir, devoir, pouvoir ...

Quoi qu'on pense de ces critiques, un constat s'impose à tout amateur de philosophie : le "monologisme théorétique", caractéristique du discours philosophique classique, s'affranchissant facilement des contraintes minimales de la compréhension ordinaire, produit parfois un jargon impénétrable. Mais les "nouvelles pratiques philosophiques" ne sont nullement immunisées contre le verbalisme. En effet, le jeu de langage que l'on appelle "philosopher" se caractérise par une certaine liberté vis à vis des règles de la communication "ordinaire", on y néglige par exemple couramment le fait qu'un signe linguistique doit valoir pour quelque chose d'autre que lui-même. Ainsi les concepts ne sont pas que des mots un peu plus précis que les autres, les problèmes philosophiques sont creux s'ils ne s'articulent pas à l'expérience vécue. Dans les NPP, le risque de verbalisme n'est donc pas négligeable, il provient selon moi de deux "privilèges" corrélatifs de la discussion synchronique et ouverte : celui de l'expression sur la compréhension, et celui de la verbalisation sur l'évocation. Il reste peut-être encore certains privilèges à abolir...

Le privilège de l'expression sur la compréhension

Il est certain que ce n'est pas une proposition avant qu'elle ne soit comprise. " (Wittgenstein, Grammaire philosophique, éd. 1974)

Je suis orthophoniste de profession, et la première chose que mon métier m'a apprise, c'est à quel point il faut parfois lutter pour inscrire la pensée dans les mots. La fluidité de la conversation ordinaire masque cet effort qui se révèle au grand jour chez les personnes bègues, cérébro-lésées, aphasiques ou sourdes. D'une façon générale, la pathologie nous apprend que l'idée d'un sujet parlant, maître de sa parole et de sa pensée, relève davantage d'une illusion que d'une réalité - les sciences humaines n'ont pas cessé depuis plus d'un siècle d'étayer cette vérité dérangeante. Comment concilier la "défaillance" du sujet parlant avec l'exigence du "penser par soi-même "? La réponse exige au préalable une élucidation de cette "défaillance".

L'expression " dire ce que l'on pense " - et la dichotomie dire / vouloir dire - sont intimement liées à un schéma de communication qui prend la forme d'une métaphore postale :

a) un contenu de pensée se forme dans l'esprit d'un "émetteur" ;

2) ce contenu s'exprime dans un "message" formulé dans une langue commune à l'"émetteur" et au "destinataire" ;

3) un contenu de pensée identique au premier se forme dans l'esprit du "destinataire". Dans ce schéma, le sujet parlant a le rôle actif, le sujet entendant, le rôle passif d'un simple réceptacle du sens. Or un autre schéma, prenant en compte quelques données élémentaires de la relation penser/parler, amène à dissoudre le privilège du sujet parlant.

a) Une visée de sens plus ou moins élaborée - une idée-graine - précède l'émission d'une chaîne de mots. A sa "naissance", cette " idée-graine" (cf. Marc Richir, L'expérience du penser, Millon, 1998) est préconsciente et prédiscursive.

b) L' idée-graine se prolonge par l'émission d'une chaîne parlée. Or l'acte même de parler, quelle que soit la maîtrise que l'on en ait, n'est pas une construction mais un jaillissement. En effet, si je "sais" ce que je veux dire - je soutiens plus loin que cette affirmation est trompeuse -, je ne "sais" pas les mots que je vais dire. Ainsi l'un des caractères essentiels de la parole est la " non préméditation de la chaîne parlée" (cf. Jacques Coursil, La fonction muette du langage, Ibis Rouge éditions, 2000).

c) Dans le dialogue, il y a un parlant et deux entendants - celui qui parle est aussi un entendant. Du fait de la non-préméditation de la chaîne parlée, le parlant découvre celle-ci en même temps que son interlocuteur. Or l'expérience courante montre que le parlant s'entend mal lui-même, pris dans une double contrainte : d'un côté celle de l'expression - l' idée-graine qui cherche à se déployer - de l'autre celle de la communication. En ce sens, il y a toujours un certain solipsisme du sujet parlant.

Avant de poursuivre, il convient de dire que la chronologie suggérée - a) puis b) puis c) est source de confusion, car le temps de la verbalisation (b) fait intégralement partie du déploiement de l' idée-graine (a), d'où les hésitations, les reprises, les blancs,... qui sont les signes d'une pensée qui se cherche, d'une "pensée incarnée". Par ailleurs, l'avènement du sens (c) est quasi contemporain de "l'idée-graine" (a) avec laquelle il y a aussi tout un jeu de rétroaction.

Ce schéma alternatif relève d'une approche phénoménologique plutôt que linguistique, pragmatique ou psychologique. Il vise à décrire le partage entre deux pôles dialogiques, celui du parlant et celui de l'entendant. Ainsi le "sujet parlant" est toujours indissociablement d'un "sujet entendant" - ce qui confirme l'idée ancienne qui fait de la pensée un "dialogue de l'âme avec elle-même", plus précisément entre deux instances co-existant chez tout sujet, celle qui parle et celle qui entend. Ce schéma vise d'autre part à renverser la prééminence classiquement accordée au sujet parlant car

1) la compréhension est une fonction constante dans le dialogue, alors que l'expression n'est qu'intermittente, - qu'est-ce qu'un "sujet intermittent" ?

2) Celui qui parle ne "sait pas" à l'avance les mots qu'il va dire ; ce qu'il dit effectivement, c'est celui qui l'entend qui le "sait".

Etant donné le caractère "pré-conscient" de l' idée-graine, il arrive couramment que le "sujet parlant" découvre ce qu'il "voulait dire" à l'instant même où il le dit. "Sait"-il au moins ce qu'il "veut dire" ? Rien n'est moins sûr, et l'usage du verbe "savoir" est ici source de confusion : en effet, là où "savoir" a son sens épistémique habituel, on devrait pouvoir le remplacer par "ne pas savoir" - or "je ne sais pas ce que je veux dire" est une formule inconsistante dans notre langage. En fait, l'usage du verbe "savoir" dans l'expression "Je sais ce que je veux dire" sert simplement à appuyer l'affirmation que j'ai quelque chose à exprimer - au cas où quelqu'un en douterait -, que ma parole n'est pas un pur bla-bla vide de sens. Ainsi, au sens propre du terme "savoir", le parlant ne "sait" ni ce qu'il dit, ni ce qu'il veut dire. Ce constat désintègre le privilège habituel de l'expression sur la compréhension dans la discussion.

Examinons à présent ce qu'il en est de la compréhension en distinguant deux catégories de jeux de langage. Dans nos jeux de langage quotidiens, la parole se caractérise par la rapidité des échanges dirigés par des processus automatiques - ce que le linguiste Frédéric François appelle le " prêt-à-parler " -, les idées-graines y restent préconscientes, la compréhension est irrépressible, automatique et instantanée. Dans les jeux de langage plus élaborés - comme ceux où il s'agit par exemple de "philosopher" - la parole vise à exprimer une pensée singulière qui se cherche, elle devient alors "parole incarnée", et la compréhension se fait "herméneutique", c'est-à-dire volontaire, consciente et lente. (Je décris deux cas-types alors qu'en fait tous les cas intermédiaires existent.) Par ailleurs, dans les jeux de langage spécifiquement philosophiques, il faudrait en droit distinguer l'enchaînement des signes et l'enchaînement des concepts : ces deux chaînes se superposent mais ne se confondent pas. Il semble alors que dans la discussion philosophique, il y a un double renversement de la primauté accordée classiquement au sujet parlant, étant donné que c'est le sujet entendant qui "entendra" la liaison des concepts là où il n'y a a priori qu'un enchaînement de signes linguistiques. On retrouve ainsi la prééminence philosophique de l' entendement, classique depuis Kant, et on comprend alors que la philosophie soit fille de la raison graphique puisque l'écriture seule permet au sujet parlant d'être alternativement scripteur et lecteur de sa propre parole.

Du fait de la non-préméditation de la chaîne parlée et de la dualité des deux chaînes signes / concepts, le moment proprement philosophique dans un dialogue ou une discussion est celui de l'entendement / compréhension, plutôt que celui de l'expression. Or dans le mouvement discursif, l'expression prend naturellement le pas sur la compréhension : d'une part les participants sont plus préoccupés par l'élaboration de leur propre discours - anticipation anxieuse de la non-préméditation de la chaîne parlée, effet narcissique de l'affirmation de soi dans un groupe - que par l'écoute attentive d'une parole qui reste dès lors en attente de compréhension ; d'autre part chacun aura tendance à guetter dans la parole d'autrui ce qui pourra servir de tremplin à la sienne - effet " rebond ". Enfin la succession rapide des échanges est peu propice au double avènement du sens et du concept par l'entendement. En effet, si la compréhension " automatique " permet la fluidité des échanges dans nos jeux de langage " routiniers ", la " pensée liquide " ne convient aucunement au jeu de langage philosophique : la compréhension " herméneutique " exige des pauses substantielles et une explicitation de ce qui a été compris, afin d'avancer de façon constructive et cumulative dans le mouvement discursif en limitant au maximum la part inévitable de malentendu. Or le silence est mal vécu dans une discussion ; il faut en conclure que, contrairement à ce qu'on pense habituellement, philosopher et discuter sont deux activités difficilement conciliables, ce qui vient corroborer la défiance philosophique envers la discussion de vive voix.

Afin de respecter le " temps de la pensée ", celui de la fonction muette du langage, une discussion philosophique exige une extrême brièveté des prises de parole, un rythme lent entrecoupé de silences. Mais même dans ces conditions idéales, un autre aspect du verbalisme courant apparaît comme un obstacle : le privilège de la verbalisation sur l'évocation ou, de façon plus lapidaire, celui du mot sur l'image.

Le privilège du mot sur l'image

En dénonçant le " verbalisme scolaire", Piaget s'attaque à une illusion classique qui fait de l'enfant un adulte miniature, " dénué simplement de connaissances et d'expérience", et à une confusion entre la logique de l'adulte et celle de l'enfant, entre les concepts " codifiés dans le langage intellectuel et maniés par des professionnels de l'exposé oral" et les " concepts enfantins" qui tiennent bien plus du " schème sensori-moteur". Les considérations pédagogiques de Piaget rejoignent celles de Deleuze dans " Qu'est-ce que la philosophie". Pour rappel : " la philosophie est la discipline qui consiste à créer des concepts" (op cit., p. 10), " le concept n'est nullement une proposition, il n'est pas propositionnel ..." (p. 27), " les concepts philosophiques sont aussi des "sensiblia"" ( p. 11), la " pensée par figures " est qualifiée par Deleuze de " pré-philosophique" mais il précise aussi que "les figures tendent vers les concepts au point d'en approcher infiniment" (p. 88).

Wittgenstein attire quant à lui notre attention sur la propension des philosophes à rechercher une clarté absolue, en exigeant pour leurs concepts la pureté du cristal, sur le mode géométrique, or beaucoup - si ce n'est la plupart - de nos concepts n'ont pas de limites clairement définies, ils fonctionnent sur le mode de l'" air de famille", et vouloir les enfermer dans une définition est selon lui à la fois inutile et nuisible car le "trouble philosophique" provient souvent d'une vision unilatérale - c'est-à-dire dogmatique - qui néglige tous les exemples qui ne "collent pas". Ainsi, selon Wittgenstein, le privilège accordé à la définition en philosophie est exorbitant, car face à un problème philosophique, il vaudrait souvent beaucoup mieux tenter d'avoir une " vision synoptique " du terme en question, en multipliant exemples et contre-exemples, voire exemples fictifs. Or un exemple relève d'une description et non d'une définition, il exige une explicitation plutôt qu'une explication.

De Piaget à Wittgenstein en passant par Deleuze, il s'agit au fond de désintégrer la vision classique unilatérale - et donc trompeuse - du concept de concept. Or celle-ci est corrélée à certains privilèges, celui de la définition sur les exemples, celui de l'explication sur la description, et celui du mot sur l'image.

Quant à ce dernier point, il est vrai que la créativité imaginative a pu (re)trouver une dignité philosophique chez quelques philosophes comme Kant, Bachelard et Corbin. Le schème est défini par Kant comme " un procédé général de l'imagination pour procurer à un concept son image" (E. Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1963, p. 152), la fonction schématisante s'étendant aussi bien aux images visuelles qu'aux images verbales. Bachelard développe la thèse selon laquelle l'imagination, loin d'être seulement passive, est le lieu d'une double activité : le jeu sur des images déjà formées, l'autre de transformation dynamique. Il ne cesse de dénoncer les rationalisations qui altèrent la profondeur et la richesse des images. Enfin Henry Corbin a construit toute sa réflexion autour de la catégorie de l' imaginal qui désigne un imaginaire non subjectif qui nous met en présence d'un " monde intermédiaire " mi-sensible, mi-intelligible. (pour une synthèse sur la réhabilitation philosophique de l'image : Imagination, imaginaire, imaginal, coordonné par Cynthia Fleury, PUF, 2006).

La réhabilitation philosophique de la pensée "hors langage" est restée théorique. Il est temps de la prendre au sérieux et d'envisager ainsi un élargissement considérable du champ de la pratique philosophique hors de son pré carré traditionnel, purement verbal, par l'exploitation du vaste champ de l'imagerie mentale. Mais comment faire sans revenir au psychologisme ou succomber au mythe de l'intériorité ?

Le concept d' image mentale, aujourd'hui abondamment étudié par les sciences cognitives, désigne un état de conscience ayant certaines modalités sensorielles auditive, visuelle, kinesthésique... avec ou sans mots (cf. Dominique Laplane, La pensée d'outre-mots, Les empêcheurs de penser en rond, 1997, et Rudolph Arnheim, La pensée visuelle, Flammarion, 1976). Il permet de dissoudre la fausse équivalence mot / concept. C'est ainsi que le terme ancien d' aperception qui fait partie du vocabulaire classique de la philosophie, a été réactualisé par les sciences cognitives : il désigne l'acte mental par lequel un sujet prend conscience du contenu de ses représentations. Dans une discussion philosophique, un temps spécifique voué à l' aperception permettrait aux participants d'adopter un point de vue "incarné", en première personne, relié à leur expérience, plutôt qu'un retrait dans la sphère des connaissances discursives théoriques figées. Ce détour par l' imagerie mentale aurait plusieurs fonctions :

- assurer le " remplissage intuitif " - notion appartenant au lexique de la phénoménologie - qui permet à chacun de donner un sens vécu au problème et au concept en question ;

- permettre la variation imaginaire des exemples - idée que l'on trouve aussi bien chez Wittgenstein que chez les phénoménologues ;

- fournir au travail d'abstraction la matière concrète sans laquelle il "tourne à vide", et obtenir ainsi une conceptualisation beaucoup plus riche que celle qui se cantonne au seul niveau intra-linguistique ;

- se donner les moyens et le temps nécessaire pour évoquer une proposition émise par un des participants, dans un projet de compréhension herméneutique, volontaire, consciente et lente, mettant en jeu la mémoire expérientielle, les savoirs, les croyances, l'imagination, bref l'intelligence globale du sujet comprenant.

Mais il faut tout de suite préciser que ce détour évocatif - le temps de l' aperception - n'est vraiment productif que s'il débouche sur une explicitation de l'image mentale, ce qu'on pourrait appeler un " réfléchissement " - autre concept piagétien - qui devrait être préalable au travail conceptuel : la réflexion. Or ce travail est difficile à mener à bien : d'une part le mouvement qui va du discours à l'imagerie mentale - autrement dit de l'expression à l'évocation - avant de revenir au discours, a un coût en énergie et en temps, d'autre part l'évocation et l'explicitation exigent un accompagnement spécifique qui nécessite une formation préalable (PNL, Gestion mentale, entretien d'explicitation...). L'expérience montre qu'à défaut de cet accompagnement, le produit de l'imagerie mentale se perd la plupart du temps dans des rationalisations, des interprétations, des jugements, des explications ou des commentaires - ceux qui pratiquent "l'entretien d'explicitation" (Cf P. Vermersch) découvrent vite que, comme le disait Nietzsche, les dieux ont donné la parole à l'homme afin qu'il puisse cacher sa pensée.

CONCLUSION

Je me rends compte à l'issue de ce travail que ma position peut paraître contradictoire : après avoir soutenu la thèse du caractère "révolutionnaire" des "nouvelles pratiques philosophiques", je prône un "anarchisme méthodologique" en pointant du doigt les derniers "privilèges" à "abolir" en philosophie, puis je termine par une attitude quasi-normative en prescrivant ce qui ressemble à la "bonne voie"... à privilégier.

Précisons donc : l'"anarchisme méthodologique" est un concept que j'emprunte à l'épistémologue Paul Feyerabend. L'idée est que " Toutes les méthodologies [en science, et ici en ce qui concerne les NPP, ont leurs limites, et la seule "règle" qui survit, c'est "tout est bon". Ma thèse est que tout est bon vis à vis d'un enjeu "civilisationnel" - la défense de la " valeur esprit " - ce qui signifie qu'il ne faut négliger aucune méthode et aucune voie de recherche pour les NPP. Or il me semble que certaines voies y sont "privilégiées" alors que d'autres sont négligées, comme par exemple la prise en compte de l' imagerie mentale. Or celle-ci représente selon moi une voie de recherche prometteuse pour la pratique philosophique. C'est au nom de l'injonction philosophique du connais-toi toi-même,que j'invite les praticiens philosophes à prendre en compte la pensée hors langage et l'évocation "réfléchissante" de l'expérience vécue, car les représentations et la mémoire implicite déterminent bien plus les actions et les comportements que les discours (ce que les industries de programmes ont bien appris des sciences cognitives).

Mais si je prône la diversité des méthodes, je ne veux pas dire que tout se vaut : en pointant le danger du "verbalisme philosophique", je défends l'idée que la discussion philosophique exige une certaine ascèse de la parole dont j'ai essayé de tracer les contours. En effet, j'ai voulu montrer que l'ancienne "défiance" philosophique vis à vis de la discussion était fondée et qu'elle anticipait la découverte d'une certaine "défaillance" de la parole, thématisée depuis par les sciences humaines. Ceci m'amène à cette conclusion dérangeante : philosopher et discuter sont des activités difficilement compatibles. Il apparaît alors que la bonne volonté ne suffit pour devenir praticien philosophe, cela exige une certaine (auto)formation qui va bien au delà de la culture philosophique. Mais difficile ne veut pas dire impossible, d'autant que l'enjeu en vaut la peine. Alors, encore un effort camarades...

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