La classe coopérative se veut un espace éducatif où l'entraide est le maître mot. La vie peut s'exprimer, les enfants peuvent s'entraîner à l'exercice de leur liberté citoyenne, notamment par l'expression et en faisant le choix de ce qu'ils souhaitent travailler, du comment ils comptent l'aborder et des personnes avec qui ils acceptent de travailler. Le savoir y est abordé dans sa complexité, tout comme la vie y confronte chacun de nous. Ces pratiques coopératives s'inspirent directement de diverses pédagogies ayant toutes milité pour l'usage de la coopération à l'école.
En France, c'est notamment à Célestin Freinet qu'il convient de penser. Il développa une pédagogie de l'échange et du vrai, basée sur le tâtonnement expérimental, la libre expression, la communication et diverses techniques éducatives. " Toute méthode est regrettable qui prétend faire boire le cheval qui n'a pas soif. Toute méthode est bonne qui ouvre l'appétit de savoir et aiguise le besoin puissant de travail.2 " Les " méthodes naturelles " qu'il a initiées consistent à permettre aux enfants d'apprendre selon les mêmes principes que le développement de capacités liées à la marche ou à la parole. Celles-ci dépendent plus du désir de faire et de réussir que d'un éventuel découpage artificiel en sous-compétences didactiques auxquels se réfèrent malheureusement trop souvent les manuels scolaires d'aujourd'hui. Des centaines d'enseignants ont rejoint Freinet pour fonder ce qui s'appelle de nos jours l'ICEM : Institut Coopératif de l'Ecole Moderne. En tant que pédagogie militant pour une éducation populaire, il est courant de rencontrer des classes coopératives auprès d'enfants en souffrance ou issus de contextes sociaux difficiles ou sensibles.
C'est dans cet esprit que l'équipe d'enseignants de l'école Antoine Balard à Montpellier a progressivement construit des pratiques de la discussion à visée philosophique (DVP) au sein de classes coopératives.
Même si les thèmes des discussions varient, les dispositifs restent quasiment les mêmes. Les questions qui font l'objet des réflexions sont issues de la vie de la classe. Mais de par l'existence d'instances de régulation des aléas du groupe et des conférences d'enfants, il ne peut s'agir de problèmes d'organisation à résoudre ni de débats d'interprétation. Le plus souvent, les thèmes choisis correspondent à des problématiques qu'il serait vain d'aborder en conseil et qu'on ne peut explorer par l'intermédiaire de recherches documentaires.
Les enfants se mettent en cercle, le dispositif se met en place par la distribution de diverses fonctions3 :
- le président anime les échanges en rappelant les règles de fonctionnement, en distribuant la parole, en gérant le temps qui passe et en nommant les éventuels " gêneurs " ;
- les reformulateurs expliquent à leur façon ce qu'ils ont compris de ce qui vient de se dire ;
- le synthétiseur résume l'avancée des échanges ;
- le scribe note au tableau les idées importantes qu'il a isolées ;
- les discutants s'apprêtent à participer aux échanges en donnant leur avis ;
- les observateurs ont choisi de ne pas participer à la discussion pour aider un camarade à progresser dans ses interventions ;
- l'animateur (généralement l'enseignant) s'efforce de développer le recours aux exigences intellectuelles du philosopher.
Une fois les règles énoncées par le président (On ne se moque pas, on écoute celui qui parle, la parole sera donnée en priorité à ceux qui ont le moins parlé ou aux plus petits), les discussions démarrent par un tour de table pour permettre à tous les discutants de donner un premier avis. Les échanges et interactions se poursuivent une demi-heure environ pendant que reformulateur et synthétiseur soulignent et balisent les avancées réalisées par la communauté de recherche. Cinq minutes avant la fin, un dernier tour de parole est organisé. Une synthèse finale est proposée et une lecture du travail du scribe est faite devant le groupe. Ensuite, chaque observateur donne son compte-rendu d'observation au discutant qu'il a suivi. La séance de travail se termine par une recherche d'un sujet qui pourrait éventuellement poursuivre les échanges engagés et par le choix d'une idée, appelée " sagesse d'enfants " qui fera par la suite l'objet d'une belle affiche, mémoire de la discussion.
L'enseignant est l'animateur philosophique de la discussion. Cela signifie qu'au-delà du bon déroulement démocratique des échanges (et grâce au fait qu'au sein d'une classe coopérative les enfants n'ont pas besoin de son intervention pour bien le faire), c'est par son intermédiaire que le caractère proprement philosophique des échanges va pouvoir apparaître. En effet, et au regard des travaux sur la didactique du philosopher menés par Michel Tozzi4, l'enseignant a pour responsabilité d'aider les enfants à recourir à diverses exigences intellectuelles caractéristiques du philosopher : problématiser les certitudes, conceptualiser les notions employées, et argumenter ses positions. Ceci n'est nullement un corpus de compétences mais se veut une matrice didactique à partir de laquelle l'enseignant peut présenter aux enfants comment, en articulant dans le discours ces trois exigences, ils peuvent faire grandir une pensée qui leur appartient et au bout d'un moment entrer dans une réflexion proprement philosophique.
Conceptualiser
Conceptualiser, c'est tenter de définir les termes que l'on utilise ou auxquels on se réfère, afin d'en préciser le ou les sens et de minimiser les écarts d'interprétation. Conceptualiser, c'est définir les mots qui expriment les notions, en repérer les champs d'application, définir une notion par les attributs de son concept et redéfinir un terme après mise en question de sa représentation initiale. Pour des enfants, il s'agit ici de demander ou donner des définitions aux mots importants que l'on emploie dans la discussion.
58 | Thaleb : | Moi je pense pas qu'il a pas eu de courage déjà il a déjà eu assez de courage pour parce que il est déjà y aller pour essayer de le tuer donc heu faut pas dire qu'il a pas de courage |
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61 | Enseignant : | Il y en a plein qui utilisent un mot le mot courage ça serait bien qu'on essaie de donner une définition à ce mot ++ (Les "+" marquent des pauses) |
63 | Mennana : | Courage ça veut dire je vais donner une définition ou un exemple ça veut dire en fait heu c'est heu que ya ya par exemple heu quand le maître il nous dit courez courez pour s'entraîner pour le truc du collège et ben on fait le courage de courir. |
64 | Thaleb : | Pour moi je veux dire qu'on a du courage mais je suis pas d'accord avec Mennana par exemple quand on va te dire d'attraper quelque chose que t'aimes pas par exemple un serpent si on te dit de tuer un serpent on te demande d'aller le tuer et tu le tues ça c'est du courage |
70 | Nesrine : | En fait le courage c'est heu par exemple heu on a peur de quelque chose et ben on le fait |
75 | Thaleb : | C'est comme quelque chose qu'on pouvait pas faire et qu'on fait |
82 | Mouaâd : | Moi je veux dire que courage ça veut dire ça veut dire si on a peur il faut avoir le courage d'y aller |
83 | Ridoine : | Courage ça veut dire ça veut dire t'as eu la force t'as eu la force de pas le tuer de pas le tuer |
85 | Thaleb : | Je redis ce qu'il a dit Ridoine c'est comme si on a la force d'y aller alors qu'on ne peut pas y aller qu'on a un peu peur donc heu courage ça veut dire qu'on a la force d'y aller de le faire + |
86 | Enseignant : | Donc la définition qu'on a trouvé du courage le courage ça serait la force de faire quelque chose qui nous fait peur |
Problématiser
Problématiser, c'est rechercher et formuler ce qui crée le doute dans les affirmations développées, tenter de présenter la ou les questions à la source des interrogations. Problématiser c'est rendre problématique par le soupçon et le doute une affirmation, une proposition, une conception en interrogeant son évidence, en mettant en question sa validité. C'est se demander si ce qui est dit est vrai. Avec des enfants, problématiser correspond à poser ou se poser des questions qui n'ont pas forcément une seule réponse.
14 | Khadija : | Moi je veux dire si lui il a réussi à se libérer il pouvait libérer les autres + Pourquoi tu dis qu'il a pas pu ? |
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42 | Hayat : | Caverne pour répondre à Chris c'est comme une grotte. Et je voulais poser une question moi aussi pourquoi l'homme qui s'est libéré pourquoi il est pas resté avec ses amis pourquoi puisqu'ils étaient depuis l'enfance avec lui ? |
Argumenter
Argumenter, c'est expliciter par la raison ce qui prouve la véracité ou l'inexactitude des thèses défendues ou apportées, rechercher l'universalité. L'argumentation est soit questionnante, elle met alors en doute les opinions et les définitions, soit probatoire et elle présente les raisons fondatrices d'une réponse aux problèmes soulevés par l'affirmation ou la négation, l'accord ou le désaccord. Il est demandé de dire pourquoi on pense ce que l'on dit et d'indiquer les raisons qui nous font penser qu'on est dans le vrai.
36 | Sylvain : | Je veux dire qu'en fait la moralité c'est pour dire qu'en fait les hommes ils sont bêtes parce que ils ont préféré rester dans la grotte alors au moins essayer de découvrir la vérité. Ils auraient dû au moins demander pour aller voir parce que on sait jamais peut être qu'il disait la vérité puisque eux ils savent pas mais ils peuvent penser qu'il dit la vérité donc on peut penser qu'ils sont assez bêtes puisqu'ils auraient pu au moins aller voir. C'est peut être ça la moralité de l'histoire. |
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69 | Jérémy : | Moi je veux dire mais si il serait resté avec ses copains et bien il se serait ennuyé il aurait rien fait il aurait discuté il l'aurait pas cru il aurait du rester dans son coin tout seul. |
L'exercice du philosopher ne peut être introduit que par l'enseignant présent mais, dans un contexte coopératif, les enfants les plus à l'aise deviennent rapidement des ressources à partir desquelles l'ensemble de la classe va pouvoir évoluer vers davantage de maîtrise réflexive. Ceci est possible à travers l'écoute de ce qui peut se dire lors des discussions, mais aussi de ce qui est souligné lors des phases où les observateurs formulent quelques conseils pour les prochaines discussions.
Les classes de l'école Antoine Balard sont constituées à partir d'un multi-âge fort. Au fil des ans, il est apparu que ce qui constituait la principale source des apprentissages était justement cet échange entre enfants d'âges divers, les plus expérimentés mettant à disposition du groupe toute l'étendue de leurs potentialités et ainsi, montrant par un exemple à la fois proche et signifiant, la nature des interventions à produire.
Dans ces contextes coopératifs, les pratiques philosophiques apparaissent comme des situations pédagogiques complétant l'impact éducatif de la classe. Cet enrichissement se manifeste doublement, d'abord parce qu'il invite les enfants à se construire un système réflexif autonome et lucide, ensuite parce que l'intensité des activités mentales contribue fortement à densifier le tissu cortical de chacun et donc à les rendre plus disponibles aux apprentissages identifiés comme ordinairement scolaires.
(1) Une classe unique regroupe les cinq niveaux de l'école primaire française, du CP au CM2 (5 à 11 ans).
(2) Freinet C., " Les dits de Mathieu ", 1954, in OEuvres pédagogiques Tome 2, Seuil, p 115.
(3) Delsol A., in Tozzi M., Nouvelles pratiques philosophiques en classe : enjeux et démarches, CRDP de Bretagne/CNDP, 2002, pp 73-78.
(4) Tozzi M., Penser par soi-même - Initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, 1994, 2005 (6e édition).