Revue

En quoi le livre de littérature de jeunesse autorise-t-il l'enfant à penser ?

Ma question de départ : interroger la lecture et ses pouvoirs1

Je suis philosophe de formation et je travaille à l'IUFM d'Orléans. J'ai été instituteur pendant 14 ans, dont 7 ans maître de CP avant d'enseigner en classe de terminale. Or, il m'apparaît aujourd'hui avec le recul que le fil rouge de mon parcours d'enseignant se situe autour de la lecture : "lecture littéraire" quand j'étais "maître d'école" et "lecture philosophique" une fois devenu ..."instituteur de philosophie". Questions de lecture qui interrogent les pouvoirs de la lecture et du lecteur :

  • pouvoir de la lecture : étudier "les effets de lecture", ce que le texte induit chez le lecteur, ce qu'il donne à penser (une des ambitions de cet article sera de rendre compte de cette expression).
  • pouvoir du lecteur : réfléchir à "la posture du lecteur", son rapport au texte, son activité face au texte qui se traduit par sa participation dans la construction du sens : comprendre /interpréter.

Ces questions orientent mon travail de "philosophie avec les enfants", dans lequel j'explore les rapports entre littérature de jeunesse et philosophie2.

Mon travail de "philosophie avec les enfants"

1) Sélectionner des titres de littérature de jeunesse

Je pars d'une sélection de titres de littérature de jeunesse que j'appelle avec Anne Rabany une "littérature philosophique"3 ou encore une "littérature d'idées". Cette sélection obéit à des critères très spécifiques. Ce sont des récits qui parlent du monde et de son sens profond, qui mettent en jeu des choix de vie, qui proposent des valeurs et des attitudes. Des contenus qui ont pour fonction d'interroger le jeune lecteur dans sa propre histoire, sa sensibilité, ses références culturelles et ainsi l'engager à réagir et à prendre position.

2)Former des enseignants

J'anime des formations initiales et continues qui ont pour objectif de préparer philosophiquement les enseignants à l'activité réflexive de leurs élèves. Il s'agit pour les stagiaires de construire par eux-mêmes et pour eux-mêmes, à partir des textes sélectionnés, un savoir philosophique. Pour cela, je m'efforce d'engager les enseignants à mener, à leur niveau, une lecture philosophique de ces livres, c'est-à-dire identifier et dégager le problème philosophique des histoires racontées : Quelles sont les grandes questions de portée universelle concernant l'humanité en général d'ordre existentiel ou éthique que pose le livre ? Quelles sont les notions abordées dans ces questions ? Quelles réponses argumentées peut-on envisager ?

3) Élaborer des ressources à l'IUFM

Pour modéliser la conduite de ce type de débats que je désigne "débats d'idées", et concevoir les dispositifs pédagogiques à mettre en oeuvre dans les classes, j'encadre un groupe de travail composé de maîtres formateurs de l'école primaire (de la grande section de maternelle au CM2). Ce groupe d'autoformation, mis en place par l'IUFM d'Orléans-Tours, expérimente et formalise les pratiques dans les classes de ce passage du débat d'interprétation en français à un débat réflexif d'ordre philosophique.4

C'est à partir de ces données que je vais chercher ici à construire un modèle qui puisse donner de l'intelligibilité à ces différentes pratiques. Mon angle d'approche sera donc volontairement théorique puisque, méthodologiquement, il s'agit pour moi de définir un cadre théorique susceptible de légitimer les concepts et les hypothèses de ma réflexion. Je me propose donc de réfléchir au "pouvoir du texte" et à "sa part d'autorité", car mon expérience de formation me conduit à poser comme hypothèse qu'il faut aider les enseignants à comprendre le rôle et la place de cette "littérature philosophique" pour "autoriser les enfants à penser", c'est-à-dire à entrer dans le réflexif et développer un processus de pensée.

Je formulerai donc ma question de départ de la manière suivante : quelle est la part d'autorité dévolue au texte dans le dispositif pédagogique de débat d'idées ? Ce qui nous amènera à soutenir la thèse que le débat d'idées, en partant d'un texte de littérature de jeunesse, autorise l'enfant à penser.

Après une analyse conceptuelle de la notion d'autorité, nous traiterons de l'autorité éducative, pour aborder la littérature de jeunesse par le débat d'idées.

Analyse conceptuelle de la notion d'autorité

Je cherche ici à inscrire ma réflexion dans un cadre conceptuel. Je le ferai à l'aide des analyses du livre de Myriam Revault d'Allonnes Le pouvoir des commencements, Essai sur l'autorité.5

L'auteure aborde la question de l'autorité dans le champ de la philosophie politique. Elle ne s'intéresse donc pas à la question de l'autorité éducative6 (qui concerne la famille et l'école), mais éclaire la question de la "socialisation démocratique"7, et contribue ainsi à l'entreprise de "reconfiguration contemporaine de l'autorité"8.

M. Revault d'Allonnes partage le constat d'une crise de l'autorité comme rupture du lien social, mais rejette le recours au retour de l'autorité traditionnelle (réintroduction de l'ordre et de l'obéissance) qui recouvre, selon elle, un contre-sens massif sur la notion d'autorité : "l'autorité n'est pas " tout ce qui fait obéir les gens "9. Dès le départ, elle définit donc l'autorité en la distinguant de la notion de pouvoir. Cette distinction permet de soutenir que " Le temps est la matrice de l'autorité comme l'espace est la matrice du pouvoir."10 La thèse du livre est qu'il faut penser l'autorité comme une force qui engendre "un nouveau mode d'institutionnalisation du social". Car "l'autorité n'est pas seulement de l'ordre de l'institué, de l'"établi" (comme on parle des autorités établies), elle est une force instituante, elle a une capacité dynamique"11. Elle produit donc et rend permanent le lien social à travers le temps, dans la durée12. En résumé, l'autorité ce n'est pas plus de pouvoir pour nous contraindre à vivre ensemble, mais c'est pouvoir instituer, créer du social, inventer un monde commun en lui donnant un nouveau sens.

En distinguant l'autorité du pouvoir ( auctoritas et potestas)13, en refusant donc de ne voir dans l'autorité qu'un simple instrument du pouvoir, "une augmentation de la domination" ce qui, transposé dans le champ de l'autorité éducative, fait obéir l'enfant et qui peut fort bien s'affirmer sur le mode "autoritaire"; en ne limitant pas l'autorité à de "l'institué", dont l'Ecole comme institution, fait partie, mais en voyant plutôt en l'autorité une force instituante, une capacité dynamique; en situant cette "force instituante" dans un devenir, Myriam Revault d'Allonnes en vient à définir l'autorité comme auctoritas, c'est-à-dire ce qui "autorise", en notant que le déplacement, le glissement de l'autorité à l'autorisation, du substantif "autorité" à "autoriser", loin d'être un pléonasme, met l'accent sur l'activité possible des hommes pour instituer du nouveau. "Le déplacement vers le verbe met l'accent sur l'activité et installe l'autorité au coeur d'une philosophie pratique dont le noyau est " je peux " et même " nous pouvons "14. L'autorité est alors définie à partir de son étymologie15, comme ce qui "augmente" et "accroît", mais aussi et surtout ce qui fonde et garantit. Ainsi, E. Benveniste, à partir duquel M. Revault d'Allonnes sonde le vocabulaire, souligne-t-il que toute parole "prononcée avec l' autorité détermine un changement dans le monde, crée quelque chose." "L'auctoritas note encore Benveniste, révèle ce don réservé à peu d'hommes de faire surgir quelque chose et - à la lettre - de produire de l'existence." Et M. Revault d'Allonnes de conclure de là : "l'autorité est le pouvoir des commencements."16 Phrase qui énonce la thèse du livre.

Ces analyses fondées sur l'étymologie justifient l'idée que l'autorité aurait une source transcendante : "elle renvoie bien à cet "avant" d'avant le temps, à cette antécédence insondable eu égard à un temps successif mais qui pourtant "fonde" et assure une continuité générative. Ce toujours déjà-là dont nous avons la charge et la dette - parce que nous l'avons reçu, nous le transmettons - est en même temps la condition de nos commencements et de nos initiatives"17.

L'autorité est donc bien "une force qui fait venir à l'existence, la capacité inaugurale de produire et de créer"18. La question devient alors : qu'est-ce qui autorise ? C'est celui qui fonde et qui garantit : "l'auteur". Ou pour le dire autrement : "au fond de l'autorité il y a "l'auteur", celui qui crée, comme l'indique la racine indo-européenne ' aug '"19.

C'est à partir de ces analyses conceptuelles que je formulerai quelques commentaires pour aborder l'autorité éducative.

Comment faut-il comprendre l'autorité comme pouvoir des commencements ? Le livre s'achève par ce paragraphe qui résume le chemin de la pensée :

"Qu'est-ce que l'autorité sinon le pouvoir des commencements, le pouvoir de donner à ceux qui viendront après nous la capacité de commencer à leur tour ? Ceux qui l'exercent - mais ne la détiennent pas - autorisent ainsi leurs successeurs à entreprendre à leur tour quelque chose de neuf, c'est-à-dire d'imprévu. Commencer, c'est commencer de continuer. Mais continuer, c'est continuer de commencer"20.

Nous voudrions attirer l'attention sur trois points.

  • Premièrement, parler de l'autorité en terme de "pouvoir des commencements" c'est vouloir le distinguer du pouvoir considéré comme le pouvoir d'imposition. Il s'agit alors davantage de la puissance d'agir, de l'activité du "je peux" et même du "nous pouvons", dont nous comprenons désormais le pluriel comme pouvoir "avec", qui installe un rapport horizontal entre les hommes irréductible à la conception "verticale" de la domination, qui fonctionne selon l'axe commandement/obéissance.
  • Deuxièmement, l'autorité est définie comme le "pouvoir de donner", il faut y voir alors l'idée de "générer", elle va donc "augmenter", "accroître" les possibilités d'agir et non les restreindre, les entraver. Du coup, si l'autorité "s'exerce", elle ne se "détient" pas, l'autorité ne se détient pas comme une chose que l'on possède. On mesure ici le passage entre une conception spatiale de l'autorité où l'on possède le pouvoir et le caractère transitoire, parce qu'inscrite dans le devenir, dans la durée, d'une autorité dont nous sommes les "dépositaires" pour un temps.
  • Troisièmement, nous nous autorisons à voir dans les expressions : "ceux qui viendront après nous" ou encore "nos successeurs" les enfants de nos classes, comme les représentants de ce que M. Revault d'Allonnes appelait dans le dossier des Enjeux, les échos ": "les générations suivantes".21

Chaque nouvelle génération a donc en charge d'instituer un nouveau monde, mais ce commencement ne part pas de rien, il s'enracine dans un passé qui autorise, qui fonde, qui nous rend auteur. "Commencer, écrit P. Ricoeur, à qui M. Revault d'Allonnes emprunte sa réflexion, c'est donner aux choses un cours nouveau, à partir d'une initiative qui annonce une suite et ainsi ouvre une durée. Commencer, c'est commencer de continuer, une oeuvre doit suivre."22 Le commencement est donc bien un enjeu réciproque entre le connu et l'inédit. La référence à "l'oeuvre qui doit suivre" confirme bien la place, le rôle et le pouvoir central de l'auteur. Pour aller encore plus loin, c'est le moment d'introduire ici un nouveau concept, celui de "générativité" conçu comme une "structure temporelle qui permet de penser une capacité inaugurale inscrite dans la durée." La générativité est à distinguer de la successivité. Il ne s'agit pas d'un présent qui succède à un passé et l'abolit, ce qui advient est bien nouveau et ne se limite pas à répéter, confirmer ou prolonger ce qui existe ; il s'agit bien plutôt d'une invention, d'une création à partir de ce qui existe : "La générativité implique donc une double orientation : vers nos prédécesseurs et vers nos successeurs."23

Je crois que l'on peut commenter ce qui est dit ici en le rapprochant d'un vers du poète René Char : "Notre héritage n'est pas un testament." L'héritage que nous recevons de ceux qui nous ont précédé n'est pas ce qu'ils ont décidé de notre vie. Notre vie ne se résume pas à répéter le legs de nos ancêtres. À partir de cet héritage nous devons vivre notre propre vie. Autrement dit le passé (l'héritage) n'a pas à nous dicter notre vie. Ou pour mieux le dire avec M. Revault d'Allonnes : "Un être qui est né, est donné à lui-même, il dispose d'un acquis : mais ce donné est toujours en deçà de l'existence dans laquelle il va s'engager."24 Ceci a pour conséquence de redéfinir la tradition qu'il faut arracher "à son caractère de produit figé."25 Il faut donc se garder de voir dans la tradition une figure tutélaire de l'autorité."La tradition n'est pas seulement un dépôt mort, elle a la capacité d'être reprise, c'est-à-dire réactualisée et réactivée."26 La générativité permet ainsi de concevoir la tradition comme un milieu nourricier qui va générer une nouvelle vie.

"Commencer c'est commencer de continuer" revient donc à dire qu'il y a entre les générations passage du témoin pour aller plus loin, non pas que l'histoire soit orientée vers une fin ultime que les générations à venir auraient à réaliser. " Le temps a cessé de promettre quelque chose "27, car le passé et l'avenir ne sont plus "source et racine pour personne"28. L'"horizon d'espérance" doit donc laisser la place à un "horizon d'attente".

Voici donc, présentées très brièvement les idées essentielles du livre qui constitue le cadre conceptuel à partir duquel je penserais désormais l'autorité comme auctoritas. Qu'est-ce que ce renouvellement conceptuel apporte à la question de l'autorité éducative ?

La question de l'autorité éducative : auctoritas et rapport au savoir29

Je fais l'hypothèse que la part d'autorité dévolue au texte dans le dispositif de débat d'idées va "produire un déplacement du rapport au savoir chez l'élève."30 Je choisis la littérature comme objet de savoir et je voudrais montrer comment la littérature philosophique autorise l'enfant à penser.

1- La littérature d'idées permet aux élèves de réfléchir

Nous ne rappelons pas ici les critères qui président à la sélection31 de ce type de littérature, mais l'ensemble des caractéristiques qui vont être développées ici permettent de les justifier. Comment ces livres engagent-ils chez l'élève un travail de "pensée réflexive"32 ?

a- La littérature ou l'expérience du monde : entre réalité et fiction.

Un des buts qu'il faut assigner à la littérature, écrit Merleau-Ponty, est "de faire parler l'expérience du monde", car "le monde est fait de telle sorte qu'il ne puisse être exprimé que dans des 'histoires'".33 C'est une conception que l'on retrouve chez Jérôme Bruner, qui déclarait au cours d'une conférence en 200434: "Le pouvoir du récit est de créer des mondes et grâce aux récits on peut interroger la réalité, car la vie imite la littérature et la littérature imite la vie." L'histoire permet donc à l'enfant de connaître des mondes possibles sans en faire l'expérience directe et réelle. C'est dans cette mise à distance que l'enfant va en faire l'expérience et pouvoir ainsi y réfléchir. La littérature met ainsi en scène de manière imaginaire, fictionnelle le monde et les hommes en mettant en jeu des processus de pensée. " Comment fonctionnent les histoires que nous nous racontons ? " se demandait encore Jérôme Bruner, elles reproduisent dans le langage les processus cognitifs que nous utilisons dans le monde ordinaire. Les histoires nous fournissent des mondes possibles. La littérature nous permet d'envisager les dilemmes possibles de notre existence." C'est ce qu'il nommait dans un stimulant renversement : "la réalité de la fiction".

b- La littérature permet d'élargir l'horizon de la pensée.

P. Ricoeur écrit : "notre analyse de l'acte de lecture nous conduit (...) à dire que la pratique du récit consiste en une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes."35 La lecture nous donne donc à penser en ce qu'elle nous permet de faire une expérience de pensée. Elle permet ainsi la décentration en agrandissant nos perspectives et notre vision du monde. Si la fiction est le moyen de rendre concret, sensible, tangible, palpable la réalité humaine, alors la littérature va permettre à l'enfant de se décentrer de ses expériences personnelles pour mieux pouvoir y réfléchir. C'est en ce sens qu'il faut entendre ce qu'écrit P. Meirieu à propos du récit : "Il n'y a pas d'autre réalité proprement humaine que la réalité narrative où un sujet ressaisit sa vie dans le temps, la parle et l'écrit."36.

c- La littérature exerce au jugement éthique.

Le récit offre au lecteur l'opportunité de réfléchir aux questions éthiques. "Dans l'enceinte irréelle de la fiction, écrit toujours P. Ricoeur, nous ne laissons pas d'explorer de nouvelles manières d'évaluer actions et personnages. Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l'imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal".37 C'est dire que le lecteur, loin d'être étranger aux actions et aux personnages du récit, exerce bel et bien son jugement éthique à propos des actions et des personnages de la fiction.

d- La littérature engage le lecteur à réagir et à prendre position.

"Le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver les questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l'oeuvre."38 Cette phrase de P. Ricoeur - que nous retrouverons au moment de parler de la résistance du texte - montre combien cette littérature d'idées doit permettre d'interroger le jeune lecteur dans sa propre histoire, sa sensibilité, ses références culturelles et ses valeurs.

Nous pensons ainsi avoir commencé à montrer en quoi la littérature a pour fonction de faciliter l'accès de l'enfant à la pensée réflexive. La littérature peut donc permettre ainsi "ce saut vers l'universel" que théorise E. Chirouter.39 En rendant les idées sensibles, la littérature les rend accessibles à la pensée de l'enfant, elle fait "la courte échelle aux plus jeunes"40 pour les introduire à des interrogations existentielles. Elle leur permet de réfléchir à des grandes questions générales et universelles qui concernent la condition humaine.

2- L'autorisation à penser ou comment la littérature donne à penser

En reprenant les définitions conceptuelles qui nous servent désormais pour penser l'autorité, nous voudrions analyser les apports de la littérature selon un double mouvement : d'abord du texte vers le lecteur puis du lecteur vers le texte.

a- Du texte vers le lecteur: " commencer de continuer ".

Par le récit, la littérature parle du monde. Cette narration représente une expérience du monde ou encore des idées car comme l'écrivait Merleau-Ponty : "la fonction du romancier n'est pas de thématiser (les) idées, elle est de les faire exister devant nous à la manière des choses".41 Grâce aux idées, le texte donne un sens au monde et à l'existence. Ce sens constitue selon nous une pensée "déjà là", une "précédence" pour reprendre les expressions de M. Revault d'Allonnes qui va autoriser le lecteur à penser, c'est-à-dire à partager un certain point de vue sur le monde et l'existence. Autrement dit, les idées du livre se prolongent dans la pensée du lecteur, le livre est le principe "génératif" qui fait advenir des idées, qui donne à penser. Ainsi, le jeune lecteur qu'est l'enfant commence-t-il de continuer à penser en prenant appui sur les idées du livre pour "penser plus loin"42.

Mais si le livre institue de la pensée, une nouvelle réflexion, un nouveau savoir, encore faut-il en retour pouvoir réinterroger ce savoir pour échapper au risque d'un savoir dogmatique. Il faut donc rappeler que "le jugement critique constitue une ressource pour l'action commençante."43 Et par là s'amorce le deuxième mouvement.

b- Du lecteur vers le texte : "continuer de commencer" :

La pensée du lecteur "réactive"44 les idées contenues dans le texte. Les idées aussi bien que le sens ou encore les valeurs sont "sédimentés" parce qu'un "instituant" (en l'occurrence dans le cas du texte, et sans jeu de mot, un auteur) les a "institués". Mais remarque M. Revault d'Allonnes : "la métaphore géologique, même si elle est retravaillée de l'intérieur par l'idée d'une sédimentation en acte, tire néanmoins du côté de la pétrification (...) Il lui manque peut-être la dimension de "profondeur vivante" qu'évoque Merleau-Ponty à propos de la productivité humaine." Elle en vient pour finir à citer de nouveau Merleau-Ponty qui écrit : un sens est "pétrifié, sédimenté, latent ou dormant, tant qu'un esprit vivant ne vient pas l'éveiller."45

Nous pensons avoir le droit de ranger la littérature parmi les productions humaines, et nous nous autorisons à penser (au nom même du jugement critique mentionné plus haut) que tel le prince charmant réveillant la belle au bois dormant, le lecteur, esprit vivant, réveille les idées dormantes du texte afin de continuer de commencer à penser.

À partir de ces cadres conceptuel et didactique envisageons la question sur le plan pédagogique en nous demandant quelle est la part d'autorité dévolue au dispositif de débat d'idées conçu pour la classe.

III- A quelles conditions le dispositif de débat d'idées peut-il autoriser l'enfant à penser ?

1-Le débat d'idées, un dispositif pédagogique pour penser à partir de la littérature

Par le terme de "débat d'idées", je cherche à définir et circonscrire un dispositif pédagogique qui prolonge, sur le plan des idées au sens philosophique, le débat d'interprétation des textes en français. Si le débat d'interprétation en littérature engage une discussion sur le sens du texte, le débat d'idées va permettre de réfléchir à ce que nous dit le texte du monde et de nous-même. Dans les deux cas c'est bien le texte qui est au coeur de la démarche : ce qu'il dit dans le débat d'interprétation (élaboration du sens) et ce qu'il nous ditdans le débat d'idées (élaboration des idées ou "travail de la pensée"). Pour mieux marquer les différences, on peut encore présenter les choses de la manière suivante :

La démarche consiste à passer progressivement de l'interprétatif au réflexif. À partir d'un questionnement sur le texte qui vise à s'entendre sur le sens explicite du texte, on passe - quand le texte résiste à une compréhension immédiate - à l'interprétation, étape qui peut donner lieu à un conflit d'interprétation qui alimentera le débat interprétatif entre les élèves pour construire ensemble un sens du texte. Les textes de littérature philosophique engagent, quant à eux, une réflexion sur le livre (et non autour ou à propos du livre)46. En résumé :

  • Débat d'interprétation  : la lecture du texte travaille le texte pour en élaborer du sens. C'est pourquoi l'interprétation prolonge, enrichit et modifie la compréhension du texte. L'horizon est le texte et sa signification.
  • Débat d'idées : le texte débouche sur des interrogations qui font réfléchir, il s'agit de s'intéresser aux idées du texte, au(x) problème (s) qu'il pose. Le texte suscite une réflexion. L'horizon est la réflexion que le texte donne à penser.

Le débat d'idées sera donc le moment où les élèves de la classe s'engageront dans un travail de formulation (orale ou écrite) des idées générales et abstraites à partir de ce que dit le texte pour y réfléchir ensemble en en discutant. Je conçois donc le débat d'idées comme un espace et un temps pour faire travailler la pensée réflexive des élèves.

On le voit : le texte devient une pièce centrale du dispositif et on est en droit de chercher à comprendre de quelle autorité il est investi.

2-Quelle est la part d'autorité dévolue au texte dans un débat d'idées ?

Arrivé à ce stade de notre réflexion, un ensemble d'interrogations subsistent que nous pouvons désormais aborder : en quel sens faut-il entendre le pouvoir du texte (Barthes) ? Que signifie l'expression : "le texte fait autorité" ? Ne parle-t-on pas aussi des effets d'un texte? Autant de questions qui nous renvoient à l'autorité du texte mais conçue sous l'angle du pouvoir au sens de potestas.

Or toutes ces questions ne sont pas équivalentes. Ainsi parler du "pouvoir du texte" serait plus proche de "ses effets" que du fait qu'"il fait autorité".

- Il nous semble que, sous réserve d'un approfondissement qui reste à mener, dire d'un texte qu'il "fait autorité" renvoie à un rapport dogmatique au savoir le texte dit la vérité et interdit de poser des questions. S'ensuit alors une attitude de vénération et de sacralisation du texte.

- Parler des effets du texte ouvre par contre la possibilité d'une action du texte sur son lecteur qui doit réagir. Le texte est alors investi d'une puissance qui échappe même à son auteur, et nous serions ici renvoyés aux théories structuralistes du texte et de la lecture.

Nos analyses nous permettent de penser le pouvoir du texte comme ce qui autorise à penser et non comme un pouvoir qui exige et réclame de l'obéissance. Un texte ne fait donc pas autorité, même - mais ce n'est pas la même chose - s'il a des droits et qu'on ne peut pas lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ce droit doit être garanti par un recours au texte. Il ne s'agit pas non plus de parler des "effets du texte" en supposant une action du texte sur le lecteur qui la subirait.47

Nous refusons de considérer le rapport du texte à son lecteur selon une mécanique de cause à effet. Selon nous, parler du pouvoir du texte revient à envisager l'action du lecteur, la capacité inaugurale de penser à partir du texte. Mais alors le texte ne peut plus être considéré comme une béquille ou un prétexte. Comme nous l'avons vu, il donne à penser à partir des idées qu'il rend sensibles.

À la lumière de ce qui vient d'être dit, il nous faut donc reconsidérer le pouvoir du texte à partir de sa"résistance" et montrer ainsi que le pouvoir du texte se situe dans sa résistance. Du coup nous voilà renvoyés à l' auctoritas.

Catherine Tauveron, qui a contribué à vulgariser cette notion en didactique du français, oppose les "textes résistants" à leurs contraires les textes "collaborationnistes"48, c'est dire combien il y a là d'enjeux de pouvoir!...mais qui tient le pouvoir ? Le texte qui collabore avec son lecteur au point de l'aliéner, ou bien le texte résistant qui met son lecteur à l'épreuve du sens ?

Relisons P. Ricoeur : "Le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver les questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l'oeuvre."49 Nous avançons que cette citation nous offre la possibilité de penser la résistance d'un texte dans sa dimension philosophique. Pour être rapide mais baliser néanmoins les étapes d'une réflexion ultérieure, disons que Ricoeur nous permet de légitimer la problématisation (formulation des questions) qui s'opère dans un débat d'idées. Car si l' "efficience" est bien ce qui produit un effet, l' "efficience" de la littérature, loin de soumettre le lecteur à un diktat, attend de lui qu'il élabore le problème posé. Le lecteur est bien placé en situation de recevoir une solution, il est donc passif mais dans le même temps c'est une réponse sans question et son activité de lecteur va consister à trouver lui-même "les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au coeur d'une ou plusieurs oeuvre(s)..."50, pour reprendre la terminologie même des Documents d'application de l'école primaire en matière de littérature. Or précisément, le débat d'idées consiste à élaborer des problèmes à partir du texte par une découverte et une mise à jour des questions qu'il pose et auquel on va réfléchir en prenant appui sur le texte.

En somme, d'après Ricoeur, le pouvoir du texte serait de proposer une "solution", mais de laisser au lecteur le soin d'élaborer le questionnement. N'aboutissons-nous pas dès lors à un paradoxe : le pouvoir du texte résistant consisterait à donner du pouvoir au lecteur. Le paradoxe est levé si l'on considère le pouvoir du texte comme ce qui autorise et non pas ce qui impose.

Et le rapport au savoir du maître ?

En conclusion, penser l'autorité en terme d' auctoritas permet de changer la nature du rapport au savoir que l'enfant entretient avec la littérature. La littérature de jeunesse apparaît donc bien comme un formidable levier pour donner à penser le monde, la vie, l'existence, l'autre... Resterait à envisager le rapport au savoir du côté du maître cette fois. En effet, à côté de la question de sa posture au sein même du dispositif de débat ou de discussion explorée par d'autres communicants au symposium, on est en droit de se demander quelle représentation a-t-il de la littérature de jeunesse comme lecteur et comme prescripteur ? Car, comme le rappelait P. Meirieu lors de sa conférence inaugurale au colloque l'autorité du maître se joue aussi (surtout ?) dans son pouvoir de prescription.


(1) Faut-il ici parler de "pouvoir" ou de "puissance" ? Si le pouvoir renvoie à la domination et à l'obéissance, la puissance, capacité d'agir, est un pouvoir actif et efficace qui tend à produire des effets. Ces distinctions orienteront la réflexion.

(2) Chevaillier B., "De la littérature aux idées par la littérature de jeunesse", Diotime l'Agora, n° 25 et 26, 2005 en ligne sur www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora ou www.orleans-tours.iufm.fr/ressources puis "La philo à l'école".

(3) Rabany A. , "La réception par les jeunes d'une littérature "philosophique", Diotime l'Agora, n° 20, avril 2004, en ligne sur www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora

(4) Les travaux du groupe autoformation "La philo à l'école" sont consultables en ligne sur le site de l'IUFM d'Orléans-Tours : www.orleans-tours.iufm.fr/ressources puis "La philo à l'école"

(5 ) Seuil, La couleur des idées, 2006, 265 p.

(6) L'autorité éducative est abordée pour confirmer la crise de la temporalité qui caractérise la crise de l'autorité comme "rupture du 'fil de la tradition'", p. 73.

(7) Titre du colloque

(8) Tozzi M., " L'autorité démocratique " : une provocation conceptuelle ? " Les cahiers du CERFEE n°21, Montpellier 3, 2006.

(9) p. 11.

(10) p.13.

(11) p. 16.

(12) C'est en ce sens que l'auteure utilisera le terme de "durée publique" pour l'opposer à celui d'"espace public".

(13) L'auteure consacre à cette distinction qui remonte aux Romains les pages 27 à 28.

(14) Pp. 16-17. Souligné par nous.

(15) On pourra se reporter aux remarques et définitions extrêmement précises de la notion d'autorité aux pages 70-72 de l'ouvrage cité.

(16) p. 72, souligné dans le texte.

(17) p. 72.

(18) p. 191.

(19) Revault d'Allonnes M., Les Echos , N° spécial "L'autorité en crise", 222, mars 2006. p.117.

(20) p. 264. Aug a donné "augure" et M.-L. Martinez, dans un atelier du colloque du vendredi 8 septembre 2006, se référant elle aussi aux travaux de Benveniste, déclarait : "L'augure dit ce qui est et ce qui doit être."

(21) N° spécial 222, mars 2006, p. 122.

(22) Temps et récit, III "Le temps raconté", Seuil, 1985, p. 333. Cette formule est inspirée à P. Ricoeur par la réflexion d'Edward Said sur les commencements. On trouvera les références de cet ouvrage à la page 152 du livre de M. Revault d'Allonnes.

(23) p.152.

(24) P. 263.

(25) Idem.

(26) P. 242.

(27) P. 138 souligné dans le texte.

(28) Citation de C. Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Seuil 1996, p.22.

(29) Je renvoie ici à l'article de M. Tozzi déjà cité, dans lequel il mène une analyse qui se situe en arrière plan de mes réflexions

(30) Idem. Il y a aussi un déplacement du côté du pouvoir, que faute de place, je choisis de ne pas aborder ici.

(31) Ils ont été énoncés dans l'introduction.

(32) Pour reprendre la formule de J.-M. Lamarre et A.-L. Leguern, "Le travail de la pensée dans la discussion entre enfants : entre sens commun et philosophie", Diotime, juin 2006.

(33) Sens et non sens, "Le roman et la métaphysique", Nagel, 1965, p.49.

(34) La réalité de la fiction, conférence prononcée au Forum Retz-Le Monde de l'Education le 10 mars 2004. Les citations suivantes seront toutes extraites de cette conférence. Il est à noter que ces thèses constituent une reprise de son livre : Pourquoi nous racontons-nous des histoires?Retz, 2002, 112 p.

(35) P. Ricoeur, Temps et récit III, Le temps raconté, Seuil, L'ordre philosophique, 1985, p.358.

(36) "Accès à la parole et accès au récit", Cahiers pédagogiques "Lire écrire à la première personne" n° 363, avril 1998, p. 11.

(37) Soi-même comme un autre, Seuil, coll. Essais Points seuil, 1990, p.194.

(38) Temps et récit III, Le temps raconté, Seuil, L'ordre philosophique, 1985, p. 254.

(39) "Littérature et pensée" Diotime l'Agora n° 23 et 24.

(40) MEN, Documents d'application des programmes, Littérature cycle 3, SCEREN- CRDP, 2002, p. 5.

(41) Sens et non sens, "Le roman et la métaphysique", Nagel, 1965, pp. 45-46. C'est nous qui soulignons.

(42) Selon la belle formule de M. Piquemal, Les philo fables, Albin Michel 2003, p.6.

(43) Revault d'Allonnes M., Article cité, p.118.

(44) J'utilise ici à dessein le vocabulaire de M. Revault d'Allonnes (que j'écrirai de ce fait entre guillemets), qui dans les pages 244 et 245 de son livre s'efforce de penser le "rapport de la sédimentation et de la réactivation" du concept d'"institution" à partir des travaux de M. Merleau-Ponty. Au sens strict elle ne parle donc pas du livre, mais de l'institution comme une "productivité humaine". Je pense que la métaphore autorise cette interprétation.

(45) Résumés de cours au collège de France :1952-1960, Gallimard, "Tel", 1982, p.166 cité par M. Revault d'Allonnes p. 245.

(46) Sur cette distinction, on se reportera à C. Tauveron "La lecture comme jeu, à l'école aussi", La lecture et la culture littéraires au cycle des approfondissements, Actes de la DESCO, 2004, p. 32.

(47) On mesure par là, j'espère, l'écart qui sépare le "pouvoir du texte" de sa "puissance".

(48) "Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant" Repères n° 19, 1999, p. 18.

(49) Temps et récit III, Le temps raconté, Seuil, L'ordre philosophique, 1985, p. 254.

(50) MEN, Document d'application des programmes, Littérature cycle 3, 2002, p.6.

Télécharger l'article