Revue

Autorité et argumentation

" Est-ce donc qu'il me faut reconnaître certaines autorités pour avoir la possibilité même de juger ? " (Wittgenstein)

Je voudrais poser le problème de l'autorité dans la "discussion à visée philosophique" (DVP) au niveau non pas de la forme mais du fond et de l'argumentation elle-même. Non pas au sens de l'autorité de la parole argumentative, de l'autorité de l'argument, pour reprendre des expressions de F. Carraud et de S. Connac ; mais au sens ordinaire de l'autorité du maître et de l'école. J'entends par autorité, l'autorité éducative authentique qui repose sur la crédibilité du maître et de l'école et sur la confiance que les élèves ont dans le maître et l'école. À la différence de l'autoritarisme, l'autorité authentique est formatrice et libératrice, elle gagne la confiance parce qu'elle fait confiance et qu'elle autorise l'enfant à grandir, l'élève à penser (comme le dit B. Chevaillier). N. Go, R. Jalabert et d'autres intervenants peut-être développeront le concept d'autorité.

H. Arendt distingue l'autorité non seulement de la contrainte par la force mais aussi - et cela nous met au coeur du problème de l'autorité dans la discussion - de la persuasion, de l'argumentation, de la discussion. Là où il y a argument, il n'y a pas, à proprement parler, autorité. L'autorité, dit Arendt dans La crise de la culture, " elle commence quand on cesse de discuter. "1 Est-ce que cela signifie qu'inversement la discussion commence quand cesse l'autorité ? La discussion, en tant qu'activité de la raison, exclut l'autorité ; c'est en effet un rapport entre égaux, où chacun se sert, autant que possible, de sa raison. La discussion est normée par la loi de ce que Habermas appelle l'argument le meilleur. Pour Piaget (cf. Le jugement moral chez l'enfant), l'autorité du maître bloque la discussion et freine, entrave même, le développement de l'autonomie intellectuelle, sociale et morale chez l'enfant. L'enfant croit le maître parce qu'il est le maître, il ne peut donc pas discuter la parole du maître ; en revanche, avec un pair, l'enfant discute, fait des objections, répond aux objections et c'est ainsi, selon Piaget, que la pensée logique, la pensée rationnelle, se développe. Je voudrais montrer au contraire que l'autorité est, en un sens, la condition et la base de la discussion, non seulement sur la forme mais aussi sur le fond. L'autorité est nécessaire pour garantir le bon fonctionnement de la DVP et aussi pour rendre possible, sur le plan du contenu, l'argumentation rationnelle même.

Dans le De ordine, un dialogue philosophique où il expose son programme d'études des disciplines libérales, Saint Augustin conçoit le rapport entre autorité et raison comme une interaction dynamique. " Pour apprendre, écrit-il, nous sommes guidés nécessairement d'une double manière, par l'autorité et la raison. L'autorité est première dans le temps, la raison l'est de par la nature de la chose. "2 L'esprit se développe graduellement de l'autorité à la raison. Du point de vue ontologique la raison a la priorité mais, puisque l'homme est d'abord ignorant et qu'il a besoin de l'aide des maîtres, l'autorité est première chronologiquement. Il faut d'abord croire mais croire pour comprendre par la raison. Pour Wittgenstein aussi - et le rapprochement avec Augustin n'est pas fortuit, Wittgenstein ayant été un lecteur des Confessions - l'autorité et la croyance sont premières chronologiquement. " L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance ", écrit-il dans De la certitude,désormais DC, § 1603. Mais elles le sont aussi logiquement car " il me faut reconnaître certaines autorités pour avoir la possibilité même de juger " ( ibid., § 493). La discussion suppose du non-discuté, le questionnement du non-questionné.

Un détour par Wittgenstein

De la certitude ( DC) n'est pas à proprement parler un livre de Wittgenstein ; c'est un ensemble de notes (cinq cahiers) rédigées entre 1949 et 19514 et regroupées par les exécuteurs testamentaires de Wittgenstein sous le titre De la certitude. Lire ces textes, c'est entrer dans l'atelier du philosophe et suivre une réflexion en cours et sans cesse recommencée. Wittgenstein s'emploie à clarifier le concept de certitude et aussi ceux de savoir, de doute, de croyance, d'apprentissage, à travers une discussion de deux articles du philosophe britannique G.E. Moore, Défense du sens commun (1925) et Preuve du monde extérieur (1939). Moore appelle sens commun une série de propositions dont nous ne doutons pas mais que nous ne pouvons pas non plus justifier : " il existe à présent un corps humain vivant qui est mon corps " ; " je suis un être humain " ; " la terre a existé depuis longtemps avant ma naissance " ; " voici une main " (phrase prononcée par le locuteur en même temps qu'il montre une de ses mains), etc. Nous savons, selon Moore, que ces propositions sont vraies, " cependant nous ne savons pas comment nous le savons "5. Moore critique le fait que les sceptiques qualifient de croyance ce que tous nous tenons pour le savoir le plus certain. Dans De la certitude, Wittgenstein va montrer que les propositions de Moore, si elles ne sont pas de simples croyances, ne sont pas non plus un savoir. Elles correspondent, selon lui, à des certitudes. " "Savoir" et "certitude" appartiennent à deux catégories différentes. " ( DC, § 308) Wittgenstein d'un côté critique Moore mais de l'autre côté il donne à ses propositions un statut logique, celui de propositions-pivots constituant la base de notre recherche et de notre action. Moore présente comme savoir ce qui en réalité est ce sur quoi le savoir lui-même repose, c'est-à-dire les certitudes fondamentales à la base du savoir.

Je vais d'abord présenter la conception de la certitude, du savoir et du doute dans De la certitude, puis je traiterai des propositions-pivots, enfin je commenterai les remarques sur l'enfant et sur le maître et l'élève. L'idée essentielle est la suivante : pour examiner certaines choses, il faut qu'il y en ait d'autres que je n'examine pas, que je ne vérifie pas, que je ne mets pas en doute, que je ne justifie pas, autrement dit il faut qu'il y ait quelque chose qui constitue le substrat et l'arrière-plan de ce que je cherche et examine. " Ne dois-je pas commencer quelque part à faire confiance ? C'est-à-dire : il faut que quelque part je commence à ne pas douter ; (...) cela est inhérent à l'acte de juger. " ( DC, § 150) Pour apprendre et aussi pour raisonner et pour juger, il faut que je commence quelque part à faire confiance. " Est-ce donc qu'il me faut reconnaître certaines autorités pour avoir la possibilité même de juger ? " ( DC, § 493).

Savoir et certitude

Pour Wittgenstein, les propositions de Moore sont des certitudes mais elles ne sont pas un savoir car il n'y a de savoir que là où un problème et un doute sont possibles6 et où on peut apporter des justifications, même si celles-ci ne sont pas techniquement démonstratives7. Or les propositions de Moore, on ne peut pas les justifier et on ne peut pas se tromper à leur sujet ni en douter. "Je sais" n'est pas l'équivalent de "Je ne doute pas". Quand j'ai mal, c'est une expérience immédiate et indubitable ; mais la relation à ma douleur n'est pas de l'ordre d'un savoir. " L'usage erroné que fait Moore de la proposition "Je sais" réside en ceci qu'il la considère comme une déclaration dont il y a aussi peu à douter que par exemple "J'ai mal". " ( DC, § 178 ; voir aussi § 504)

Doute et certitude

Il n'y a pas de savoir sans raisons. De même, " pour douter, ne faut-il pas des raisons qui fondent le doute ? " ( DC, § 122) ; il faut que se pose un problème réel. Le doute gratuit est un non-sens. Le doute sceptique, consistant à mettre en doute le fait que je m'appelle Untel, que la terre existait longtemps avant moi, etc., autrement dit le doute consistant à mettre en doute les certitudes, est un doute gratuit, un non-sens. Le doute en général n'existe pas, le doute réel s'inscrit dans le contexte de jeux de langage et " le jeu du doute lui-même présuppose la certitude " ( DC, § 115). Le doute vient, chronologiquement et logiquement, après les certitudes ; " le doute n'a pour base que ce qui est hors de doute " ( DC, § 519) et douter de tout est impossible.

Certitudes et jeux de langage

Le savoir n'existe que dans le contexte de jeux de langage et chaque jeu de langage suppose des certitudes. Pour entrer dans un jeu de langage, il me faut donc admettre certaines choses, sur lesquelles je ne (me) pose pas de questions. Il y a donc des vraies questions, des questions légitimes, et il y a des questions gratuites, qui sont des non-sens. Prenons des exemples de jeux de langage :

  • Le jeu sur les noms propres : il suppose que je ne doute pas de mon propre nom. " Comment t'appelles-tu ? " est une question qui a du sens. Mais la question " est-ce que je m'appelle bien Untel ? " est une question gratuite. Je suis certain de mon nom, en douter serait un non-sens (ou une pathologie). " Je m'appelle Untel " n'est pas non plus à proprement parler un savoir car je ne peux pas le fonder. C'est une certitude fondamentale : " non seulement je ne doute pas le moins du monde de m'appeler ainsi, mais encore je ne pourrais plus jamais être sûr d'un seul jugement s'il s'élevait un doute à ce sujet " ( DC, § 490).
  • Le jeu de langage scientifique : " depuis combien de temps la planète terre existe-t-elle ? " est une question scientifique mais cette recherche suppose que je ne doute pas que la terre existait longtemps avant moi. La question " est-ce que la terre existait il y a cent ans ? " n'a pas de sens. Autre exemple : en histoire, " nous vérifions l'histoire de Napoléon, mais non si tout ce qui nous est rapporté de lui repose sur l'illusion ou l'imposture ou autre chose de ce genre. Oui, même si nous vérifions, nous présupposons déjà ce faisant quelque chose que l'on ne vérifie pas. " ( DC, § 163) D'une manière générale, il y a un terme à la vérification et à la recherche de justification, un "c'est ainsi" (cf. DC, § 154 et 212).
  • Le jeu de langage dans la relation médecin-patient : je me suis blessé à la main ; je vais chez le médecin et lui montre ma main en disant " ceci est une main " : ce n'est pas une information mais un non-sens. " Je me suis blessé à la main " : c'est une information, une question sur ma blessure qui a comme base que je ne doute pas que ceci est une main. Cf. DC, § 460 et 461.
  • Le jeu de langage philosophique : " je sais que ceci est un arbre ". Une telle proposition, hors de tout contexte, est un non-sens. Mais : " Je suis assis au jardin avec un philosophe ; il va me répétant " Je sais que ceci est un arbre " en montrant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive là-dessus, l'entend et je lui dis : " cet homme n'est pas fou : nous ne faisons que philosopher" " ( DC, § 467).

Les propositions-pivots

Wittgenstein donne aux propositions certaines (ces propositions empiriques dont on ne doute pas mais qu'on ne peut pas non plus justifier) une fonction logique, normative, de propositions-pivots. Il utilise des métaphores (les gonds de la porte, le lit de la rivière, les tuyaux de canalisation) ainsi que les termes d'image du monde, de système, d'arrière-plan pour clarifier le rapport entre les propositions certaines et les autres propositions empiriques. Ces métaphores connotent l'idée de solidité et d'immobilité par opposition à celle de fluidité. De même que la porte tourne autour de gonds qui ne bougent pas et que les tuyaux canalisent le flux de l'eau, de même le mouvement du savoir, de la recherche et du questionnement se fait et ne peut se faire que sur la base d' " un fondement inébranlable " ( DC, § 403), d'un socle de certitudes. " C'est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes. " ( DC, § 341). La conception wittgensteinienne de la certitude est aux antipodes de la conception intellectualiste de Descartes. La certitude est moins de l'ordre d'une évidence subjective que d'une assurance immanente aux pratiques, une assurance que Wittgenstein exprime par des périphrases sans connotation mentale du type : " il est solidement fixé pour moi et pour les autres que... " (cf. DC, § 116, 151). La métaphore du lit de la rivière permet à Wittgenstein de distinguer entre deux types de propositions certaines, des propositions transhistoriques (" la terre existait longtemps avant moi ", etc.) et des propositions historiques (en particulier les découvertes scientifiques devenues stables) : " le bord de cette rivière est fait en partie d'un roc solide qui n'est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d'un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là " ( DC, § 99). La limite entre les propositions solides (les certitudes) et les propositions fluides (les autres propositions) est floue et n'est pas définitivement établie. Ce qui n'est pas examiné et qui fonctionne comme certitude dans tel jeu de langage peut, dans un jeu de langage plus complexe, être examiné, problématisé et faire l'objet d'une recherche. Des propositions-conduits peuvent ainsi à nouveau se trouver prises dans le courant. " On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant. " ( DC, § 96) ; " la même proposition peut être traitée à un moment comme ce qui est à vérifier par l'expérience, à un autre moment comme une règle de la vérification. " ( DC, § 98) Mais on ne peut pas commencer par le doute ; on ne peut commencer à apprendre et à savoir que par la confiance, c'est-à-dire sur la base de certitudes transmises qui fonctionnent comme des boîtes noires8 : " apprendre repose naturellement sur croire " ( DC, § 170)9. A d'autres moments, on ouvre certaines boîtes noires.

Le fond de certitudes (" le lit où coulent les pensées ", DC, § 97) est appelé aussi par Wittgenstein image du monde, système car les certitudes sont liées entre elles comme dans un édifice. " Le système qui fait notre image du monde n'est pas seulement le roc contre lequel se brisent tous les doutes : il est simultanément le cadre où nos discussions trouvent à s'étayer, où nos justifications trouvent à se confirmer ", écrit le philosophe Joachim Schulte dans son introduction à la lecture de Wittgenstein10. " Toute vérification de ce qu'on admet comme vrai, toute confirmation ou infirmation prennent déjà place à l'intérieur d'un système. Et assurément ce système n'est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux pour tous nos arguments ; au contraire il appartient à l'essence de ce que nous appelons un argument. Le système n'est pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital. " ( DC, § 105)

" Mais cette image du monde, je ne l'ai pas parce que je me suis convaincu de sa rectitude ; ni non plus parce que je suis convaincu de sa rectitude. Non, elle est l'arrière-plan dont j'ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux. " ( DC, § 94) Ce fond, condition et base du jeu du vrai et du faux n'est lui-même ni vrai ni faux11 : le fondement ne peut lui-même être fondé, il est de l'ordre d'un " c'est ainsi et pas autrement ". Ce " c'est ainsi " ne signifie pas la violence symbolique d'un arbitraire culturel mais plutôt l'autorité de ce qui est solidement fixé et auquel on fait confiance sans un examen préalable par la raison. La certitude ne relève ni d'une intériorité subjective ni d'une transcendance objective, elle est interne à la pratique intersubjective d'un jeu de langage, elle est le socle dur qui fait autorité et autorise un jeu de langage. " C'est ainsi que l'on calcule. Et calculer, c'est cela. Ce que, par exemple, nous apprenons à l'école. Oublie cette certitude transcendante qui est liée au concept que tu as de l'esprit. " ( DC, § 47). Et avec l'enfant qui discute là où il n'y a pas à discuter, on fait preuve d'autorité : " à quelqu'un qui voudrait formuler des objections contre les propositions indubitables, on pourrait simplement dire : "Absurdités que tout cela !" Autrement dit ne pas lui répondre mais l'admonester. " ( DC, § 495).

Un jeu de langage est quelque chose de social, il est inséparable de ce que Wittgenstein appelle une " forme de vie ". On n'est pas certain isolément mais dans une communauté. " "Nous en sommes tout à fait sûrs" ne signifie pas seulement que chacun, isolément, en est certain, mais aussi que nous appartenons à une communauté dont la science et l'éducation assurent le lien. " ( DC, § 298)

Nous voyons bien l'importance de la conception wittgensteinienne de la certitude pour les questions d'éducation et d'apprentissage scolaire. J'en viens maintenant aux remarques sur l'enfant et sur le maitre et l'élève12.

L'enfant ; le maître et l'élève

" L'enfant apprend à croire une masse de choses. C'est-à-dire : il apprend, par exemple, à agir selon ces choses qu'il croit. L'enfant se forme peu à peu un système de ce qu'il croit - un système où nombre d'éléments se fixent comme inébranlables, mais où nombre d'éléments également sont plus ou moins mobiles. Ce qui est fixé l'est non pour sa qualité intrinsèque de clarté ou d'évidence, mais parce que solidement maintenu par tout ce qu'il y a alentour. " ( DC, § 144) l'enfant incorpore implicitement des certitudes en même temps qu'il reçoit avec confiance ce que les adultes lui transmettent explicitement : " on me raconte par exemple que quelqu'un a fait il y a longtemps l'escalade de cette montagne. (...) Mais que cette montagne existe depuis longtemps déjà, il ne l'apprend pas du tout ; i.e.cette question ne se pose pas du tout. L'enfant, pour ainsi dire, avale cette conséquence avec ce qu'il apprend. " ( DC, § 143) En apprenant à parler, l'enfant apprend ce qu'il y a lieu d'examiner et ce qu'il n'y a pas lieu d'examiner (cf. DC, § 472).

À l'école, l'élève ne peut pas apprendre s'il met en doute ce que dit l'enseignant. Citons quelques remarques de Wittgenstein sur les apprentissages scolaires :

" Maître et élève. L'élève ne s'ouvre à aucune explication car il interrompt continuellement le maître en exprimant des doutes, par exemple quant à l'existence des choses, la signification des mots, etc. Le maître dit : " Ne m'interromps plus et fais ce que je te dis ; tes doutes, pour le moment, n'ont pas de sens du tout. " ( DC, § 310)

"  Imagine encore que l'élève mette en doute l'histoire (et tout ce qui y est lié), qu'il aille même douter si la terre a existé il y a cent ans. " ( DC, § 311)

" C'est-à-dire : le maître aura le sentiment que ce n'est pas vraiment une question légitime. Et ce serait la même chose si l'élève mettait en doute que la nature obéisse à des lois, donc contestait la légitimité des raisonnements inductifs. - Le maître aurait le sentiment que le seul effet de ce doute, c'est de les bloquer, lui et l'élève, et que de la sorte ce dernier ne pourrait que s'arrêter et non aller plus loin dans son apprentissage. - Et il aurait raison. Ce serait comme pour quelqu'un qui cherche un objet dans une pièce : il ouvre un tiroir et ne l'y voit pas ; alors il le referme, attend, puis l'ouvre de nouveau pour voir si peut-être cet objet n'y est pas maintenant - et il continue de la sorte. C'est qu'il n'a pas encore appris à chercher. L'élève lui non plus n'a pas encore appris à poser des questions. Il n'a pas appris le jeu que nous voulons lui enseigner. " ( DC, § 315)

Les questions illégitimes exprimant des doutes bloquent le maître et l'élève et empêchent l'élève d'apprendre le jeu (ce jeu, tel jeu) que le maître veut lui enseigner. Pour tel jeu, tels doutes n'ont pas de sens. Mais peuvent prendre sens et être des questions légitimes dans un autre jeu plus complexe.

Autorité et pensée rationnelle

Concluons ce long détour par De la certitude en récapitulant la conception wittgensteinienne de l'autorité. Cette conception est moins centrée sur la personne du maître (ce n'est pas une conception psychologique) que sur les pratiques, sur les jeux de langage comme pratiques et comme formes de vie. L'enfant n'apprend qu'en commençant par faire confiance au maître et à l'école. Faire confiance sans examiner n'est pas alors ce que Descartes appelle précipitation (cause d'erreur) mais c'est l'assurance qui conditionne l'existence même du jugement : "  (...) il faut que quelque part je commence à ne pas douter ; et ce n'est pas là, pour ainsi dire, une procédure trop précipitée mais excusable ; non, cela est inhérent à l'acte de juger. " ( DC, § 150) Comme l'écrit J. Bouveresse, " cette sûreté et cette sécurité ne correspondent pas du tout à un refus d'aller au fond des choses, mais à une forme de vie (§ 35813). " L'apprentissage de connaissances explicites repose sur un fond de certitudes transmises, c'est-à-dire sur l'autorité d'un "c'est ainsi". L'enfant qui refuse de jouer le jeu ne fait pas preuve d'un sens philosophique, mais échoue à entrer dans le savoir et, par conséquent, dans un questionnement et un doute authentiques. Le maître doit alors, non pas discuter rationnellement avec lui, mais l'admonester avec autorité en lui intimant de faire ce qu'il lui dit car les questions et les doutes de l'élève n'ont aucune place pour le moment (cf. DC, § 310). C'est ce que Wittgenstein appelle le dressage ( abrichten). La "pédagogie wittgensteinienne" est une pratique du dressage, mais au sens où celui-ci est la base de la construction des démarches rationnelles. D'une manière générale, les règles doivent d'abord être pratiquées comme un "c'est ainsi" avant d'être réfléchies et (re)construites ; discuter des règles n'est possible que sur la base d'autres règles qui ne sont pas discutées. " Toute explication a son fondement dans l'entraînement (les éducateurs devraient s'en rappeler) ", écrit Wittgenstein dans ses Remarques sur la philosophie de la psychologie II (§ 327). "C'est ainsi" : cela ne signifie pas, je le répète, que les certitudes transmises sont arbitraires (Wittgenstein n'est pas un relativiste) mais que l'autorité non seulement précède chronologiquement la rationalité mais aussi en est le substrat, la base. On peut dire aussi : la confiance précède et fonde le doute, les certitudes précèdent et fondent le savoir, la transmission précède et fonde la construction et la discussion. Et non pas : le doute avant la certitude, la destruction avant la construction. Si penser, c'est dire non (selon la formule d'Alain), c'est pourtant le oui qui est originaire, et non pas le non. Dire oui pour pouvoir dire non.

À la base de la DVP, la classe comme vie éthique

Sur quoi la DVP comme jeu de langage argumentatif fait-elle fond ? Sur quelles certitudes, quelles autorités ? L'hypothèse que je voudrais maintenant esquisser est la suivante : la classe comme forme de vie (Wittgenstein) ; comme vie éthique - Sittlichkeit - (Hegel) constitue l'arrière-plan et le substrat de la DVP, mais non " pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital " ( DC, § 105). Par l'autorité éducative (et dans la mesure où cette autorité est authentiquement éducative !) en tant qu'elle permet de gagner la confiance des élèves, par les pratiques de classe (et le débat réglé de vie de classe en fait partie) en tant qu'elles mettent en oeuvre les valeurs et règles de l'école (reconnaissance de l'élève comme personne et comme sujet apprenant, égalité filles-garçons, respect mutuel, coopération, etc.), par les savoirs (exigence de vérité, de rigueur, etc.), par la culture (en particulier la littérature jeunesse et le patrimoine littéraire) en tant qu'elle transmet les valeurs, la classe s'institue en milieu éthique qui fait exister en acte les valeurs et principes de l'école, les rend crédibles et leur donne autorité. Valeurs et principes, avant d'être explicités, existent objectivement comme chose sociale (Durkheim) et comme esprit objectif (Hegel). La classe s'accorde d'abord dans la forme de vie et non dans les opinions14, dans la forme de vie avant de le faire dans les opinions. C'est par l'appartenance " à une communauté dont la science et l'éducation assurent le lien " ( DC, § 298), que les élèves deviennent certains des valeurs et principes, certains c'est-à-dire, comme on l'a vu, qu'ils n'en doutent pas, ne les discutent pas mais ne les savent pas non plus (au sens wittgensteinien où les certitudes ne sont pas un savoir). C'est à l'intérieur de ce cadre que constituent les certitudes que les élèves deviennent capables d'argumentation rationnelle, de justification, de discussion.

A l'école primaire, les certitudes, ce sont les valeurs et les règles intériorisées et incorporées dans le comportement des élèves et qui donnent à ceux-ci sécurité, assurance et confiance dans l'école ; ces valeurs et règles peuvent être réfléchies mais normalement elle ne sont pas à proprement parler discutées et problématisées ; elles participent de l'image du monde transmise par l'éducation. Cette image du monde, on pourrait la caractériser comme une image éthique du monde, une anthropologie fondamentale et démocratique, un "humanisme" de base, au sens non pas d'un savoir, d'une théorie, d'un idéologie, ni non plus d'une philosophie mais d'une croyance originaire, d'une certitude fondamentale (cf. les propositions de Moore, du type "je suis un être humain", auxquelles Wittgenstein donne le statut logique de propositions-pivots) apprise au cours du processus d'humanisation de l'enfant. Cet "humanisme" de base (un non doute sur ce qu'est l'humain) précède et est le substrat nécessaire des questions sur l'homme, y compris du questionnement philosophique radical (l'humanisme et l'antihumanisme philosophiques) tel qu'il peut être mené à partir de la classe de philosophie du lycée. " De même que pour écrire on apprend une forme primaire déterminée qu'on fait varier plus tard, de même ce qu'on apprend d'abord, c'est, comme une norme, la permanence des choses qui est ensuite sujette à modification. " ( DC, § 473). À l'école primaire, ces certitudes sont les normes de la discussion et du jugement ; elles font autorité ; elles constituent " l'arrière-plan dont j'ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux " ( DC, § 94). Mais ce qui a le statut de certitudes à l'école primaire est pour une part problématisé, mis en doute, examiné dans les jeux plus complexes du collège et du lycée. En effet, la même proposition qui fonctionne comme règle du vrai et du faux peut être traitée à un autre moment comme hypothèse à vérifier (cf. DC, §98).

Prenons l'exemple d'un débat dans une école de ZEP du Mans (classe de CM2 de Michelle Renaudeau, PEMF) à partir de la question - "Est-ce que j'ai le droit d'être un garçon ou une fille comme je veux ?"15 Dans cette DVP, la valeur d'égalité des filles et des garçons, des hommes et des femmes et celle de réalisation de soi-même (valeurs transmises par ailleurs dans les pratiques scolaires, les récits lus en classe et la culture partagée) fonctionnent comme normes implicites de la discussion pour examiner des questions du type - "Est-ce que les filles et les garçons peuvent jouer aux même jeux, pratiquer les mêmes sports, faire les mêmes métiers, est-ce que je peux faire de la boxe si je suis une fille, de la danse si je suis un garçon, etc. ?" La discussion permet aussi, avec l'aide de la maîtresse, de prendre conscience de ces valeurs et de les formuler en tant que telles. A l'école primaire, les valeurs et principes (en particulier les droits de l'homme) et l'image de l'être humain à laquelle ils renvoient (ce que j'ai appelé l'anthropologie fondamentale et démocratique) sont, me semble-t-il, à la fois les normes implicites de la discussion (c'est-à-dire des certitudes-repères pour juger du vrai et du faux) et ce qui peut être explicité par la discussion ; les valeurs et principes sont, pour le maître, des objectifs explicites de la discussion. Ce qui est problématisé dans les DVP se fait dans le cadre de ce paradigme anthropologique (j'emploie ce terme paradigme un peu au sens où Kuhn parle, en sciences, de paradigme à l'intérieur duquel sont posés les problèmes ordinaires). Mais la notion de droits de l'homme ne peut pas être problématisée en tant que telle dans le cadre de ce paradigme ; en revanche cette notion, qui fonctionne comme norme du jugement à l'école primaire, est mise en question et problématisée en classe terminale du lycée16. Dans les termes de la métaphore wittgensteinienne, on peut dire que la notion de droits de l'homme, proposition solide à l'école primaire, se liquéfie au lycée (cf. DC, § 96). A l'école primaire, on s'arrête aux droits de l'homme, aux valeurs et principes de l'éducation civique17. Pour que ces valeurs et principes fonctionnent comme normes de la DVP, cela suppose, comme on l'a vu, que la classe pratique ces valeurs et principes...

En conclusion, j'évoquerai trois problèmes : premièrement l'écart entre les valeurs affichées à l'école et les pratiques scolaires, deuxièmement l'opposition, dans la transmission des valeurs, entre certaines familles et l'école (par exemple sur l'égalité des filles et des garçons) ; enfin le problème plus général du doute, qui se répand de plus en plus chez les élèves à l'égard de l'école18.


(1) H. Arendt, La crise de la culture, trad. sous la dir. P. Lévy, Gallimard, Folio-essais, 1989, p. 243.

(2) Saint Augustin, L'Ordre, Bibliothèque augustinienne, Paris, Institut d'études augustiniennes, 1997, pp. 239-241. Je me permets de renvoyer à ma présentation dans J.-M. Lamarre, Augustin, dans Sous la dir. de J. Houssaye, Premiers pédagogues : de l'Antiquité à la Renaissance, Paris, ESF, 2002, pp. 124-149.

(3) L. Wittgenstein, De la certitude, trad. J. Fauve, Paris, Tel Gallimard, 1976. Voir aussi E. Marrou, De la certitude Wittgenstein, Paris, Ellipses, coll. Philo-textes, 2006 et M. Le Du, Education et autorité selon Wittgenstein, dans Sous la dir. De J. Plantier, Comment enseigner ?, Paris, L'Harmattan, 1999.

(4) Les dernières remarques sont datées du 27 avril 1951, deux jours avant sa mort.

(5) Défense du sens commun, trad. F. Armengaud, dans F. Armengaud, Moore et la genèse de la philosophie analytique, Paris, Klincksieck, 1985, p. 146, cité dans E. Marrou, De la certitude Wittgenstein, op. cit.,p. 60.

(6) Cf. DC, § 121 : " Peut-on dire : "Où manque le doute, manque aussi le savoir ? " ".

(7) Ibid., § 484 : " On dit donc ici "Je sais" en indiquant sur quoi ce savoir est fondé, ou du moins on est capable de l'indiquer ".

(8) J'emprunte à Michel Fabre cette métaphore de la boîte noire.

(9) Ce croire n'est pas crédulité : " et que pour moi quelque chose soit solidement fixé n'est pas fondé sur mon imbécillité ou ma crédulité. " ( DC, § 235).

(10) 1J. Schulte, Lire Wittgenstein, Combas, éditions de l'éclat, , p. 189.

(11) Cf. DC, § 205 : "  Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n'est pas vrai, ni faux non plus. "

(12) Cf. P. Clanché, L'enfant et le contrat didactique dans les derniers textes de Wittgenstein, dans Sous la dir. de H. Hannoun et A.-M. Drouin-Hans, Pour une philosophie de l'éducation, CRAP de Bourgogne, CNDP, 1994, pp. 223-232.

(13) J. Bouveresse, Le mythe de l'intériorité, Paris, Minuit, 1989, p. 616. Voici le § 358 auquel Bouveresse se réfère : " Dès lors j'aimerais voir dans cette certitude non la parente d'une conclusion prématurée ou superficielle, mais une forme de vie (cela est très mal dit et sans doute mal pensé aussi). " Wittgenstein, qui n'est pas satisfait de sa formulation, cherche à penser une certitude qui est plus de l'ordre d'un comportement que d'une proposition, une certitude en acte, " pour ainsi dire comme quelque chose d'animal. " ( DC, §359).

(14) Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 241 : " (...)) ce n'est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie. "

(15) Cf. l'album de T. Lenain, Menu-fille, menu-garçon, Paris, L'école des loisirs, 1995.

(16) Le fait que la notion de droits de l'homme soit examinée en tant que telle au lycée ne veut pas dire que cette notion serait vraie à l'école primaire et fausse au lycée. Elle est problématisée, c'est-à-dire prise dans un questionnement complexe et radical qui peut soit la fonder soit la critiquer (au sens de la critique des droits de l'homme par Marx) ou la déconstruire.

(17) Cf. le dialogue entre Jean-Jacques, Robert et Emile sur le droit de propriété : " Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple et toujours à la portée de l'enfant. De là jusqu'au droit de propriété et aux échanges, il n'y a plus qu'un pas, après lequel il faut s'arrêter tout court. " Rousseau, Emile ou de l'éducation, Garnier-Flammarion, 1988, p. 121. Au lycée, en revanche, on étudie le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

(18) Cf. Carole Diamant, L'école, terrain miné, Liane Levi, 2005.

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