Revue

Ruse et autorité dans une discussion à visée philosophique

Bien que menée à partir d'éléments théoriques, la réflexion qui suit est teintée, influencée par une expérience personnelle assez variée des discussions à visée philosophique à l'école et dans la cité (café-philo, banquet philo, atelier de philosophie pour adultes d'une Université Populaire). Ces prolégomènes vont trouver prochainement l'approfondissement, l'affermissement qu'ils appellent, par une confrontation à des scripts de discussions à visée philosophique...

Nous connaissons tous plus ou moins la ruse, cette attitude courbe tantôt encensée pour la finesse et l'ingéniosité qui la caractérisent, tantôt décriée pour les tendances déloyales qui souvent l'accompagnent. Immergée dans nos pratiques les plus courantes au point que nous ne la remarquons pas la plupart du temps, que pourrait-il en être de la ruse dans une discussion à visée philosophique ? N'y pourrait-elle pas faire figure d'autorité ?

RUSE ET AUTORITÉ : RENCONTRE A PRIORI IMPROBABLE..

À bien des égards la ruse pourrait être jugée "anti-autoritaire". Si l'on s'en tient d'une part au sens communément attribué au mot "autorité" (celui de pouvoir, d'ascendant par lequel quelqu'un se fait obéir), on peut imaginer une première divergence entre ruse et autorité, dans la mesure où le recours à la ruse peut être interprété comme un aveu de faiblesse, d'absence ou de perte de ce pouvoir si important aux yeux de beaucoup. La ruse, étymologiquement, c'est le détour ; car les "ruses" désignaient autrefois les détours opérés par le gibier pour repousser les dangers et mettre les prédateurs en défaut (ces mêmes détours qui selon Jean de la Fontaine éloignent le lièvre des chiens, les renvoyant "aux calendes" [Fontaine (de la), 1668]). La ruse, pour pallier les faiblesses qu'elle révèle ; en témoignent ces mots laissés par Jules Renard dans son Journal : "Ce qui perd le lièvre, ce sont ses ruses. S'il ne faisait que courir droit devant lui, il serait immortel !" (Renard, 1960, in déc. 1900 - janv. 1901). Ruser, en ce sens, c'est admettre ses propres limites face aux difficultés rencontrées ; c'est prendre conscience de sa non toute-puissance, reconnaître que la réussite dans le cadre d'une action directe, frontale, est bien compromise.

D'autre part la ruse peut apparaître, par ses dérives les plus excessives et critiquables, et en raison de son cortège de résonances péjoratives, comme un bien sombre outil de manipulation, venant alors à l'encontre de l'autre versant de l'autorité, au regard de l'étymologie du terme. Car il ne faut pas oublier que le mot latin auctoritas est un dérivé du verbe augere, traduit par "faire croître", "accroître", "augmenter". Aliquem augere, c'est "rehausser quelqu'un", "l'aider à se développer", "l'enrichir" pour "le faire croître" (Gaffiot, 1934). Ici la dissonance nous interpelle entre d'une part une ruse qui pourrait se muer en un véritable instrument d'emprise, de manipulation, et d'autre part une autorité censée "faire grandir", dans une perspective véritablement émancipatrice. Remarquons que selon l'acception choisie pour chacun d'entre eux, l'association des termes "ruse" et "autorité" (à l'instar de l'expression "autorité éducative") résonnera tantôt comme un oxymore, tantôt comme un pléonasme. Mais doit-on pour autant conclure une incompatibilité entre ruse et autorité ?

Dans le cadre d'une DVP, nous pouvons voir l'autorité exercée sous les deux aspects que nous venons d'évoquer :

  • L'autorité comme "pouvoir d'imposer l'obéissance" pourrait être celle d'un " Président de séance" soucieux de faire respecter les règles préétablies et d'assurer le bon déroulement de la discussion ;
  • Dans l'acception la plus fidèle à son étymologie, l'autorité serait celle de l' "Animateur-Reformulateur", qui tel un "tuteur", fait grandir, fait avancer la réflexion collective, et partant, la discussion. C'est à cet aspect-là de l'autorité que nous nous amarrerons.

La ruse, tortueuse et flottante, peut-elle être ce "tuteur" qui fait grandir, qui fait croître ? L'animateur d'une DVP peut-il s'appuyer sur cet expédient courbe fait d'ambivalence et d'incertitude, pour garantir une certaine progression à la discussion et "accompagner le groupe où il va" (pour reprendre l'expression attribuée à Matthew Lipman) ?

RUSE ET DVP..

Faisons fi un instant des travers et dérives possibles de la ruse, et frottons la aux usages et exigences d'une DVP. Gageons qu'à bien des égards la ruse pourrait avoir ou a déjà cours dans le déroulement d'une DVP.

Nous avons vu précédemment que la ruse trouve son origine dans les détours que fait le gibier pour échapper à ses prédateurs et ainsi refuser, repousser les limites qui lui sont proposées (notons au passage que c'est du latin recusare - refuser, repousser, faire reculer - qu'est issu le verbe français "ruser", anciennement reuser). Comment ne pas penser alors aux innombrables détours à l'oeuvre au cours d'une DVP ? Des simples digressions aux divagations les plus déroutantes ; des timides hésitations aux tentatives les plus velléitaires ; des crochets discursifs les plus élémentaires, visant à étayer un argumentaire, aux tergiversations les plus emphatiques, les discutants font montre d'une certaine propension au détour pour explorer, fouiller les possibles (et impossibles) de la discussion, et ainsi repousser les limites : limites de leur pensée propre et, au-delà, de la réflexion collective qui se trame. S'il apparaît bien malaisé d'évoquer là tous les tours et détours imaginables (au cours d'une discussion que l'on aimerait peut-être avant tout imprévisible), on ne peut pour autant manquer d'indiquer le travail de reformulation, qui dans une DVP figure le détour par excellence. Au détour donc de reformulations, car les détours que l'animateur s'autorise et autorise font bel et bien figure d'autorité, précisément parce qu'ils autorisent et favorisent la progression, la croissance de la discussion (le verbe "autoriser" trouvant lui aussi son origine dans le mot latin auctor). L'autorité la meilleure serait-elle celle qui autorise ?...

La ruse, dans son acception la plus courante, c'est encore l'alliance de la finesse et de l'habileté ; de l'astuce et de ce que l'on nomme familièrement la débrouillardise. Si le stratège est celui qui conduit ( agein) l'armée ( stratos), l'animateur ne peut-il pas s'inspirer de ces expédients précieux et polymorphes que recèle la ruse pour conduire à son tour la discussion, pour l'accompagner où elle va ? Hélas, la ruse offusque bien souvent parce qu'elle surprend, et ébranle les cadres et habitudes auxquels nous sommes accoutumés. Les détours et raccourcis qu'elle invente bousculent notre "bon sens commun", au point que nous la jugeons subversive et la disqualifions la plupart du temps, au prétexte d'une inacceptable félonie. Si nous nous rallions volontiers à l'idée qu'il faut, pour accompagner de la meilleure des manières un groupe de discutants, tant de la souplesse que de l'ingéniosité, nous nous montrerons en revanche plus réticents quant aux aspects dolosifs de la ruse, qui vont parfois à l'encontre des vertus démocratiques de la DVP.

MÈTIS OU L'INTELLIGENCE RUSÉE DES GRECS

Nous connaissons la mètis (intelligence rusée, savoir conjectural, connaissance oblique des habiles et des prudents) grâce aux travaux que lui ont consacrés Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant au cours des années 1960 - 1970 (Détienne & Vernant, 1974). Mètis fut jadis la première épouse de Zeus, et mère de la déesse Athéna (dont nous savons l'ingéniosité et l'habileté technique). En tant que nom commun, le sens premier de mètis est celui de "prudence avisée", de "sagesse". Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant l'apparentent à une catégorie mentale, un ensemble très complexe de savoirs et savoir-faire polymorphes voués "à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux" (Ibid, 1974). Suffisamment souple et retorse pour "ployer en tous sens" (Ibid., 1974), assimilée à un savoir de l'action, cette forme d'intelligence courbe et protéiforme permet d'épouser les situations les plus variées, faisant de la mouvance et de l'incertitude ses terrains de prédilection.

Certes la mètis, par ses penchants avérés pour l'oblique et le détour, par ses aspects surprenants d'ingéniosité et d'efficacité, mais encore par les teintes dolosives qu'elle peut parfois revêtir, nous paraît de prime abord identique à la ruse. Mais si nous croyons opportun de remonter jusqu'à la mètis, c'est précisément parce qu'en ce qu'elle se distingue de la ruse elle nous semble plus à même de sustenter notre effort de réflexion. Bien que s'inscrivant dans la même lignée, ou devrions-nous plutôt dire dans la même courbe, ruse et mètis ne sont pas si semblables qu'il paraît. Au contraire de la ruse, qui n'est au fond qu'un condensé notionnel assez confus et réducteur de cette catégorie mentale grecque très complexe, la mètis couvre d'une part un champ bien plus vaste et cohérent (champ dont la ruse, en tant que biais et détour, n'est qu'une des nombreuses composantes), et opère d'autre part de plus claires et fines distinctions conceptuelles parmi ces mêmes composantes. Voyons dès à présent quelques-unes de ces facettes de la mètis, susceptibles de nous intéresser et de trouver écho dans la DVP...

Trois aptitudes propres à la mètis paraissent incontournables :

  • l' agchinoia, qui est une vivacité, une pénétration d'esprit hors du commun. Parce qu'il se montre extrêmement sagace, perspicace, on dit de l'homme doué de mètis qu'il est agchinoos.
  • Dans le prolongement et en complément de l' agchinoia, nous trouvons l' eustochia. Acuité visuelle à son sens premier, cette remarquable qualité désigne l'habileté à viser, à toucher le but, mais encore une certaine forme de sagacité.
  • L' euchereia renvoie quant à elle à une dextérité et une souplesse sans égales.

Indubitablement, celui qui est à la fois agchinoos, eustochos et eucheir, est pour les Grecs "habile à raisonner" et "à saisir les opportunités" (Bailly, 1950). Cette dernière aptitude ("saisir les opportunités") va nous permettre d'introduire une notion typiquement grecque, qui occupe une place prépondérante dans le champ de la mètis, et que nous connaissons sous le nom de kairos. À vrai dire, il s'agit là d'un terme et d'une notion tellement grecs que Jacqueline de Romilly avoue "trouver nul équivalent" pour le traduire correctement dans notre langue française (Trédé, 1992, Préface). Prenant garde à ne pas établir la moindre certitude à ce propos, nous nous en tiendrons aux interprétations les plus courantes, à savoir : "occasion", "opportunité", et parfois "à-propos" ; mais encore "moment opportun", "instant propice" ou "moment favorable". La saisie du kairos réclame notamment la combinaison des trois aptitudes énoncées ci-dessus. Celui que nous disons "rusé", de manière quelque peu réductrice, mais que les Grecs appelaient le polumètis (parce qu'il fait certes preuve d'une intelligence rusée, mais de bien plus encore...), serait donc à la fois souple, adroit, ingénieux, retors, vif, capable de saisir les occasions lorsqu'elles se présentent, et bien plus encore...

Hypothèse d'une "kairicité" de la DVP

Si la mètis surprend si souvent et fascine même à certains égards, c'est parce qu'elle permet de saisir les opportunités ( kairoi) les plus insaisissables ; c'est parce qu'elle parvient, après bien des détours et des raccourcis, à intervenir au moment et à l'endroit les plus opportuns ; c'est parce qu'elle est, entre autres mais principalement, un art du kairos.

Notre hypothèse est que le cours d'une DVP, à l'instar du cours de la vie, est jalonné d'une multitude de moments, d'occasions, d'évènements que nous dirons "clés". Garant en quelque sorte de l'avancement, de la croissance de la discussion, l'animateur est appelé à choisir et saisir quelques-unes de ces opportunités ; et à renoncer par la même occasion à quelques autres. Une nécessaire vigilance de tous les instants et des prises de décisions déterminantes nous semblent dénoter une incontestable "kairicité" de la DVP.

En dépit de la quantité incommensurable d'idées disparates qui circulent au cours d'une DVP, l'animateur a la lourde tâche de favoriser l'intercompréhension et d'ainsi permettre la progression de la réflexion collective. Parce qu'il est d'une prudence et d'une sagesse on ne peut plus avisées (mètis), il accueille avec grande attention tout ce qui se dit, malgré tous les biais et fourvoiements possibles et imaginables. Son coup d'oeil acéré ( eustochia), surtout lorsqu'il est optimisé par l'expérience, mais encore sa grande sagacité ( agchinoia), lui permettent de discriminer au mieux, dans un flot désarçonnant de pensées éparses, celles qui semblent les plus porteuses (pour reprendre un terme en vogue), les plus à-propos (car c'est aussi le sens de kairos). Enfin, sa souplesse et son adresse (réunies dans l'euchereia) lui sont utiles d'une part pour s'emparer des occasions les plus fugaces ; d'autre part pour reformuler et instiller dans la discussion ces éléments essentiels. Ainsi pourrait-il donc en être de l'autorité de l'animateur d'une Discussion à Visée Philosophique...

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