Revue

"Ne pas tuer" : de l'autorité du maître à celle de la discussion elle-meme

Un point de vue très différent du précédent sur le rôle du maître dans une DVP

À l'école, la morale ne fait plus guère l'objet de leçons. Elle est intégrée dans des savoirs et des apprentissages disciplinaires, ceux des sciences sociales et, principalement, de l'instruction civique. Elle reste cependant objet d'interrogations : comment le sens moral vient-il aux enfants ? Plusieurs auteurs ont exploré cette question, on peut notamment se référer aux travaux de Maria Pagoni-Andréani1. Sans nous inscrire pleinement dans ce type de réflexion, nous avons seulement cherché, de manière empirique, comment, dans une série de débats conduits en cycle 3, les élèves pouvaient affirmer des jugements moraux.

Avec Catherine Hurtig-Delattre, une collègue enseignant dans cette classe de cycle 3 (avec 9 élèves en CM1 et 17 en CM2), nous avions mis en place quatre séances de débat autour de la question du génocide. C'était une classe située dans un REP de centre-ville (Lyon 1er), très hétérogène : des élèves ayant d'importantes difficultés sociales, familiales, d'autres ayant, au contraire, des conditions de vie plus faciles ; certains ayant de gros problèmes scolaires, d'autres pas du tout. Le fonctionnement de la classe était inspiré de la pédagogie institutionnelle avec, notamment, plusieurs temps de parole : "quoi de neuf" quotidien et "conseil d'enfants" hebdomadaire. Le "moment de philosophie" y était pratiqué de manière non systématique : huit séances avaient eu lieu de janvier à mai 2005. Après avoir eu différentes occasions d'échanger et de collaborer, nous avons voulu expérimenter ensemble un dispositif de débat nouveau pour les élèves. De plus, à l'occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, les élèves, lors d'un "quoi de neuf", avaient parlé des camps de concentration et un élève avait proposé d'en "discuter en philo". C'est ainsi que nous avons abordé ces quatre séances.

Difficile. En effet, lors du premier débat, les élèves ont condamné le meurtre, le racisme ou le génocide, mais ils l'ont fait de manière assez "convenue" si l'on peut dire, sans que l'on sache vraiment s'ils exprimaient un jugement personnel ou seulement des propos "corrects" ou "autorisés" : " il ne faut pas tuer des gens comme ça ", " ce n'est pas normal ", " on n'a pas le droit de tuer des Juifs ", " c'est raciste, il ne faut pas être raciste ", " on est tous pareils ", etc. Même si, dans certaines classes, il n'y aurait peut-être pas eu cette unanimité dans la condamnation, cette discussion ne nous a, ma collègue et moi, pas satisfaites. Comment comprendre, comment interpréter les propos des élèves : s'agissait-il de la recherche d'une simple conformité dans le groupe ? D'une adhésion à des discours adultes faisant autorité ou à l'autorité de ces adultes ? Surtout, les élèves n'ont pas montré un grand intérêt pour le débat : plusieurs n'ont pas ou peu parlé, ceux qui ont pris la parole ne se sont pas impliqués dans leurs propos mais ont surtout cherché à s'afficher, s'affirmer voire s'imposer comme perturbateur ou pour le moins comme leader. Sans s'opposer directement, ils ont manifesté un certain refus de jouer le jeu... Diverses hypothèses explicatives pourraient être avancées, mais ne disposant pas de l'enregistrement (un élève avait enclenché le bouton "pause" sans que nous ne nous en apercevions !), nous en sommes restées à des impressions subjectives !

Il est habituel que les enfants adhèrent et s'approprient les propos, remarques, réflexions ou jugements des adultes, que ce soient leurs parents, leurs enseignants ou d'autres aînés proches d'eux. C'est particulièrement vrai en classe où les élèves doivent apprendre des connaissances et des savoirs. Et l'on s'interroge : s'agit-il d'apprentissage ? De simple adhésion ? De croyance ? D'obéissance ? Les enfants doivent-ils se soumettre à l'autorité des adultes, à celle de leur savoir ou encore à celle de leurs paroles ? Quelles différences entre ces formes d'autorité ? Implicitement ou explicitement, tout enseignant rencontre un jour ces questions. Un simple exemple : lors d'un débat des élèves discutent de la création du monde et l'un d'entre eux soutient des positions "créationnistes". Un autre élève fait référence aux savoirs enseignés l'année précédente : l'évolution, les hommes préhistoriques, etc. Et le premier de répondre : "Oui bien sûr, mais moi j'y crois pas à tout ça, j'y ai jamais cru" : à la grande stupéfaction de son enseignante qui le considérait comme un bon élève ayant bien appris et acquis ces savoirs scientifiques.

Concernant la morale, ces interrogations sont particulièrement vives. Nombreux sont les élèves capables de réciter un certain nombre de règles sans pour autant les mettre en oeuvre, mais bien plus, sans en avoir saisi le sens, la portée, la valeur. Il ne suffit donc pas que l'enseignant enseigne, qu'il parle et que les élèves écoutent voire apprennent pour que ceux-ci élaborent leurs propres jugements. Cela semble simple, évident mais, dans le quotidien de la classe cela ne l'est pas : nombreux sont les enseignants qui cherchent à rectifier les erreurs de jugement. Or leur parole peut, pour les élèves, n'apparaître que comme un autre point de vue, mais un point de vue venant de celui qui a autorité et auquel on doit se conformer, se plier. Cela peut être également vrai lors des débats philosophiques ; pour les élèves, il y a ce que l'on peut et doit dire en classe, sous le regard des adultes ; pour les enseignants, il y a des choses que l'on ne peut pas laisser dire...

PAROLE D'AUTORITÉ ET AUTORITÉ DE LA PAROLE

Autorité de la parole ou de celui qui la tient, le maître en l'occurrence ? Philippe Breton, dans Apprendre la parole 2 développe une réflexion sur les enjeux démocratiques de la parole. Avec lui, nous voyons comment la parole est un principe fondateur de la démocratie. Dans une société démocratique, la parole est première, centrale, instituante. Mais pas n'importe quelle parole. Il cite J.-P. Vernant qui, dans Les origines de la pensée grecque, parle d'"une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments de pouvoir... une parole qui n'est plus le mot rituel, la formule juste mais le débat contradictoire, la discussion, l'argumentation". L'homme idéal, le citoyen est celui qui parle, qui discute et qui décide dans la cité ; la cité étant définie comme le rassemblement de ces paroles où, comme le veut le principe d'égalité, une parole en vaut une autre mais où aucune parole individuelle ne vaut la parole tenue collectivement. Il s'agit d'une véritable rupture avec le modèle de la violence pour réguler les rapports sociaux. C'est l'autorité de la parole elle-même qui prime et non pas de l'autorité de celui qui la tient. C'est une autorité qui s'appuie sur les bonnes raisons que l'on peut proposer pour convaincre. Elle repose sur la croyance dans une rationalité possible, une rationalité argumentative.

Organiser et animer des débats philosophiques à l'école élémentaire, c'est tenter de mettre en oeuvre et de faire vivre l'autorité de cette parole, d'une parole qui ne vise pas à informer ou exprimer mais d'une parole qui cherche à convaincre d'une opinion, une thèse, un point de vue. Comment cela peut-il se passer dans une classe, c'est-à-dire dans le cadre d'une relation fondamentalement dissymétrique, inégale, et dans un contexte spécifique d'apprentissage, de transmission de connaissances et de savoirs ? La classe n'est pas une démocratie, élèves et maîtres, majeurs et mineurs ne sont pas égaux. Devraient-ils l'être ? Le devenir ? Ils n'ont pas le même âge, ni la même expérience de la vie. Ils n'ont pas les mêmes connaissances et le maître doit, justement, enseigner, transmettre des savoirs à des élèves qui les ignorent. Surtout, élèves et maîtres ne sont pas égaux dans la compétence à prendre la parole.

Or, la parole démocratique est un acte de symétrie entre ceux qui parlent. L'espace social, l'agora, est centré ; par rapport au centre, tous les individus (ou les groupes) occupent des positions symétriques. Mais, même en démocratie, lorsque les principes d'égalité et de refus de la violence sont énoncés, ils restent des idéaux abstraits et deux principales difficultés demeurent. D'abord l'inégalité naturelle (ou culturelle) à prendre la parole, l'inégalité de la compétence à prendre la parole. Puis, la question de la légitimité de la parole : si ce n'est plus un principe divin ou royal, qu'est-ce qui donne autorité à la parole ? Ces problèmes qui sont ceux d'une société démocratique se posent aussi dans l'espace de la classe : à l'école il y a inégalité dans la compétence à prendre la parole, inégalité entre le maître et les élèves, inégalité entre les élèves (faut-il apprendre à tous à prendre la parole ? comment ?). De plus, qu'est-ce qui, pour les élèves, donne autorité à la parole du maître ? Sa supériorité d'adulte ? Son savoir ? Son pouvoir ? Peut-on envisager une autorité argumentative de la parole des élèves ? De quels élèves ? À quelles conditions ?

Philippe Breton nous dit que la société grecque pouvait supporter toutes les inégalités, sauf l'inégalité devant la parole. Ainsi elle a inventé la rhétorique, l'art de convaincre, de persuader. Rhétorique et démocratie apparaissent en même temps. Sans rhétorique, sans apprentissage de la parole, pas de démocratie possible. Car le maintien de l'inégalité devant la parole sape les fondements de la démocratie. Les procédés artificiels sont là pour compenser les inégalités naturelles dans le domaine de la parole. Mais à l'école, lieu des apprentissages, quelle place pour l'apprentissage de la parole ? De très nombreux travaux sur l'oral à l'école montrent que l'enseignant monopolise la parole, à lui seul il parle beaucoup plus que tous les élèves réunis. L'apprentissage de la parole, de son autorité peut-il se faire seulement en écoutant ? Et, même si l'enseignant donne la parole aux élèves, quelle légitimité, quelle autorité peuvent avoir ces paroles de mineurs ?

Pour les Grecs, ce qui compte dans l'espace public, ce ne sont ni la vérité ni le mensonge mais la méthode de discussion. C'est elle qui va garantir la légitimité de ce que l'on dit et de ce que l'on décide. C'est pourquoi il faut des techniques de discussion reconnues par tous et aussi des normes de discussion. Aristote propose des techniques de discussion rationnelles, des méthodes argumentatives. Il fait la distinction entre raison scientifique et raison argumentative, la raison scientifique dépendant d'autres méthodes (la logique). En faisant cela Aristote laïcise le savoir commun par rapport à la vérité, tout en lui donnant un statut rationnel. Contrairement à l'alternative scientiste (logique scientifique ou irrationalité), Aristote sépare le discutable et l'évidence. Il s'insurge contre l'évidence qui n'a pas sa place dans l'espace public où, par définition, on discute de ce qui est discutable, de ce qui est toujours remis en chantier. Cela suppose l'instauration de normes de discussion.

Il faut se méfier des pratiques de débats séductrices, manipulatrices, démagogiques. Il faut encadrer la parole sans la contraindre. Il y a des normes juridiques (on ne peut pas tout dire) et il y a aussi des normes sociales : la courtoisie. Les normes ne sont pas une limitation mais une règle qui rend possible l'exercice de la parole. Aujourd'hui, écrit Philippe Breton, dans le débat public, les méthodes pour séduire ou convaincre ont gagné en légitimité et échappent à toute norme (voir en particulier la publicité). Il y a une large tolérance vis-à-vis de méthodes d'influence manipulatrices (ex : l'amalgame, le plaidoyer en dehors de la cause, etc.). L'espace public est marqué par une parole sans limite, par une parole non normée, par une parole sans apprentissage. Cet affaiblissement des normes conduit à un déficit d'autorité de la parole.Quand on ne peut plus s'appuyer sur l'autorité de la parole, on s'arc-boute alors sur la parole d'autorité. Ce déficit, cette impossibilité de parole empêche aussi de reconnaître et d'admettre l'autorité et la légitimité de la parole de l'autre qui sont au fondement de la démocratie.

Argumenter, c'est mettre en oeuvre concrètement la liberté de celui à qui l'on s'adresse, c'est le traiter en égal en lui proposant de bonnes raisons, discutables, d'être convaincu, d'adopter éventuellement la thèse qu'on lui propose. Les techniques de manipulation en sont à l'opposé. Dans les discussions philosophiques à l'école, l'enjeu est bien de donner une place à l'autorité de la parole elle-même. C'est pourquoi, pour en revenir aux débats dont nous parlions au début nous avons, après cette première séance difficile, insatisfaisante, orienté différemment la seconde.

LES DVP EN CLASSE

Cherchant à faire avancer les élèves dans la construction et l'expression d'un jugement personnel authentique, nous leur avons proposé de discuter à partir d'une phrase de Paul Ricoeur entendue à la radio (c'était au moment de sa mort) : "on a toujours su qu'il ne fallait pas tuer, mais on a toujours tué". C'est ce débat, le deuxième d'une série de quatre, que nous proposons d'analyser ici. L'enregistrement a, cette fois-ci, bien fonctionné et nous avons pu transcrire l'ensemble des échanges verbaux. L'analyse des interactions verbales des élèves montre que ceux-ci ont collectivement, par leurs échanges tout au long de la séance, véritablement fait évoluer l'expression de leur pensée, et sans doute de leur jugement. Suivons un peu ce déroulement3.

Des justifications du meurtre aux premières hésitations
De : "Si on a toujours tué c'est parce que..."
à : "Mais quand même... ça s'fait pas ça..."

Au début du débat, face à la phrase proposée "on a toujours su qu'il ne fallait pas tuer, mais on a toujours tué", il semble que la question de l'interdiction absolue de tuer n'est, justement, pas si absolue. L'impératif catégorique kantien ne serait pas encore impératif pour ces élèves de CM1-CM2. Pour comprendre ce rapport à l'impératif moral nous pourrions référer aux théories sur l'évolution du jugement moral chez l'enfant (Piaget, Kohlberg ou Gilligan). Mais, ce n'est pas la présence ou l'absence de jugement moral chez les élèves, ou son évolution selon les âges des enfants, que nous cherchons à mettre en évidence. Nous voulons plutôt retracer et comprendre l'évolution des jugements élaborés par chacun en fonction des échanges verbaux permis par le dispositif du débat.

La première intervention ne parle que du fait que l'on a toujours tué et cherche à expliquer le meurtre sinon à le justifier. Léo, qui parle le premier, commence par : "... moi j'dis si on a toujours tué c'est parce que... ". Selon lui c'est parce que c'est dans la nature humaine. Ceux qui lui succèdent avancent d'autres "explications" : le désir de vengeance ou la nécessité de se nourrir (en renvoyant aux lointains "hommes préhistoriques" ou "cannibales"). En (6)4, Amel propose un nouvel exemple et avance une autre idée : " y en a qui tuent par exemple leurs enfants parce que il leur manque d'argent donc y peuvent pas acheter de nourriture ou des trucs comme ça". Et très vite cette intervention va susciter des réactions.

Trois élèves commencent en disant : " moi j'suis pas d'accord avec..." mais sans heurter directement ni celui qui a parlé, ni le contenu de ce qu'il a dit. Le plus fort de leur argumentation se situe d'abord dans l'expression " mais quand même...". Cette formule revient quatre fois. Elle paraît ne noter qu'un excès : tuer ses enfants serait excessif, on pourrait les vendre. Mais quand même, les vendre aussi serait excessif, on pourrait les faire adopter. En (8) et (10), il semble que Sofiane et Afifa signifient leur non-adhésion à la proposition de Amel, sans oser véritablement s'opposer à ce qu'elle a dit, et sans même vouloir juger cet acte de tuer ses enfants. Est-ce sur l'acte qu'ils ne posent pas de jugement, est-ce sur les propos de Amel ? Difficile à dire. En effet, la question de la justification du meurtre est omniprésente : il s'agit de tuer ses enfants parce que l'on n'a pas assez d'argent pour les nourrir. Si on s'attarde un peu sur cette proposition on voit bien qu'elle contient une contradiction insoluble : c'est parce qu'on est dans l'impossibilité d'assurer la vie ou la survie de ses enfants qu'on peut en être réduit à leur ôter cette même vie. Impossible ici de ne pas songer aux différents contes où des parents trop pauvres décident de perdre, vendre, tuer leur progéniture...

Sofiane propose donc de les vendre pour gagner de l'argent. Pour Afifa, cette "solution" est encore excessive, elle argumente en disant : " quand même c'est tes enfants alors tu vas pas les vendre mais tu peux les faire adopter ". Il faut noter ici l'utilisation du possessif " tes", " c'est tes enfants". À qui Afifa s'identifie-t-elle en disant " tes enfants", aux parents ? Aux enfants ? En tout cas, par ces quelques mots, elle permet une identification qui vaut argumentation en mettant en évidence le lien très fort unissant parents et enfants, ce qui semble bien marquer l'aspect inacceptable d'un tel acte, " vendre ses enfants". Pour autant, elle n'affirme pas explicitement un jugement moral. On ne sait pas bien si les vendre lui semble inadmissible ou seulement excessif. " Tu vas pas les vendre" dit-elle et cette adresse directe peut être lue comme l'amorce d'un jugement mais, en même temps, elle propose une sorte de solution alternative, encore une fois moins excessive : " mais tu peux les faire adopter ". C'est Yasmina, en (11), qui en reprenant presque mot pour mot ce qu'a dit Afifa, ajoute un jugement explicite : " ça s'fait pas, ça". D'abord, elle semble reprendre à son compte l'argumentation et le jugement implicite de Afifa que l'on pourrait formuler ainsi : puisque ce sont tes enfants tu ne peux faire une chose pareille (le verbe "pouvoir" ne pouvant pas ici être remplacé par "devoir"). Mais elle ne s'arrête pas là, elle affirme nettement : "  ça s'fait pas, ça ". Deux interrogations : à quoi le jugement s'applique-t-il ? Et à quoi se réfère-t-il ? Est-ce seulement le fait de vendre ses enfants qui est jugé ? Quid du fait de les tuer ? Et puis ce " ça s'fait pas, ça" ne signifie-t-il qu'une convenance, une habitude relative à un temps et un espace donné ? Renvoie-t-il à une morale relative ou absolue ? Peut-on voir un impératif catégorique derrière cette formulation ?

Ces différents échanges semblent faire évoluer le jugement, ou pour le moins, l'expression du jugement de Sofiane. En (8) il dit : "  mais quand même ils pourraient les vendre pour gagner des sous plutôt que les tuer " et en (14) : " mais quand même c'est mieux de le vendre pour s'gagner les sous que de l'tuer ". On le voit, l'idée est la même : vendre ses enfants plutôt que les tuer. Dans la première formulation il n'y a pas d'argumentation explicite, est-ce seulement une question logique, pratique ou une simple correction, une règle de savoir-vivre (!) ? Dans la deuxième formulation, l'expression d'un jugement de valeur est claire : " c'est mieux ". Ce jugement renforce même les propos de Yasmina, son " ça s'fait pas, ça" ne disant que du non-convenable, serait affermi par ce " c'est mieux" clarificateur. De plus, il est net que ce sont les faits de tuer et de vendre qui sont jugés et surtout hiérarchisés l'un par rapport à l'autre. En (15) Amel paraît un peu dépassée par les discussions autour de son intervention, discussions qu'elle n'avait, semble-t-il, pas anticipées. Elle avait peut-être cru, comme Léo et quelques autres, avoir seulement proposé une explication "objective" au meurtre et non pas un jugement sur celui-ci. Que quelques-uns se soient saisis de son énoncé pour élaborer un jugement moral semble la déstabiliser. Notons aussi le " et tout ça " comme si les interprétations du groupe étaient allées bien au-delà de ce qu'elle avait pensé et énoncé. Elle cherche d'ailleurs à se défendre en affirmant qu'elle n'a jamais suggéré qu'il fallait tuer ses enfants : " Non mais moi j'voulais pas dire de les tuer et tout ça ". Son expression est ambiguë. Pense-t-elle qu'il n'est pas "bien" de tuer ses enfants ? Est-elle seulement ennuyée à l'idée que certains croient qu'elle ait pu penser cela alors qu'eux pensent différemment ? Que pensait-elle avant les interventions de Yasmina disant que " ça s'fait pas ça" ? Ne fait-elle qu'adhérer au jugement des autres sans le faire sien ? Autant de questions difficiles à trancher.

Il est clair qu'elle estime ne pas avoir été comprise et qu'elle voudrait mieux expliquer le sens de son intervention et le fond de sa pensée qui ne serait qu'une explication, une compréhension du meurtre : " c'est parce que y en a qu'ils ont pas assez qu'ils ont pas d'argent du tout qui sont pauvres et tout ça alors euh alors euh et ben y s'tuent ". Si certains parents tuent leurs enfants ou se tuent eux-mêmes (on ne sait plus très bien), c'est parce qu'ils n'ont pas assez d'argent et même pas d'argent du tout. Après les interventions de Yasmina, de Sofiane, elle se sent obligée de davantage justifier l'assassinat des enfants : que les parents n'aient pas assez d'argent n'est pas suffisant, c'est parce qu'ils n'en ont pas du tout, parce qu'ils sont pauvres. Le renforcement de son argumentation signifie qu'elle a bien entendu le jugement de Yasmina. Et, si " ça s'fait pas, ça ", il faut pouvoir le justifier par des circonstances tout à fait exceptionnelles, l'extrême pauvreté. On est encore loin d'un impératif catégorique mais le jugement moral est quand même présent. De même, la fin de son intervention atteste l'évolution de son raisonnement à la suite des échanges : " mais p't'être que par exemple leurs enfants y sont d'accord parce que... non rien ". Les réactions des autres ayant fait apparaître que " quand même ", tuer ses enfants " ça s'fait pas ", Amel tente une nouvelle explication qui vaudrait aussi comme justification voire comme acceptation : les enfants sont peut-être d'accord.

Ces quelques échanges à propos de la possibilité de tuer ou de vendre ses enfants en cas de pauvreté, s'achèvent en (16) et (18) par les remarques de Laura : "  par exemple dans Claudine de Lyon les parents de Carlos ils l'avaient vendu ". Laura fait ici référence à un ouvrage de littérature de jeunesse, Claudine de Lyon, lu en classe (documentaire qui retrace la vie ouvrière à Lyon au XIXe siècle et qui décrit une réelle situation de grande pauvreté familiale où un enfant est effectivement vendu). Mais, si Laura introduit, de manière fort pertinente, cette référence, elle ne s'appuie pas sur cette lecture, ni sur la discussion précédente pour affirmer un jugement moral. Elle semble au contraire vouloir garder une sorte de neutralité timide et lointaine. Son intervention n'est d'ailleurs pas reprise par d'autres élèves, comme si le renvoi neutre à cette référence littéraire ne les avait pas aidés à avancer dans leur tentative de construction d'une pensée et surtout d'un jugement moral.

Apparition de la notion d'intention
"Parfois on tue alors qu'on sait qu'il faut pas tuer"

C'est l'intervention de Corentin en (22) qui reprend la phrase et surtout la problématique proposée à la discussion en disant : " parfois on tue alors qu'on sait qu'il faut pas tuer". Il cherche à comprendre et à expliquer le meurtre en introduisant une notion d'intentionnalité : " on tue sans faire exprès" et il propose un exemple : " par exemple y a des gens parfois ils font des accidents mais ils font pas exprès, ils ont oublié le code de la route". Ces propos ne sont pas repris immédiatement par d'autres élèves mais, en (26), l'enseignante fait une très longue intervention où elle cherche à reprendre l'ensemble de ce qui a été dit et où elle insiste particulièrement sur cette notion d'intentionnalité : " j'ai entendu aussi qu'on pouvait tuer sans faire exprès ". Dans cette longue prise de parole, elle cherche aussi à réintroduire la problématique de la phrase de Ricoeur et elle dit : " Alors moi je voudrais vous poser la question : est-ce que dans tous les cas dont vous avez parlé, pour se nourrir, pour s'venger, pour rien, sans le faire exprès, etc., est-ce toujours un crime ?" [crime : manquement très grave à la morale, à la loi, in Petit Robert]. Cette intervention va susciter plusieurs prises de parole.

En (27) Youssef est assez catégorique. Il s'affirme d'abord fermement comme énonciateur " ben moi j'dis " et il énonce sa position " quand on tue par exemple sans le faire exprès ou pour un rien ben c'est pas un crime ". Notons d'abord qu'il reprend très explicitement le mot "crime" introduit par l'enseignante, et qu'il fait le lien avec l'intervention de Corentin en (22) : " on tue sans faire exprès", intervention ré-énoncée par l'enseignante en (26) : " j'ai entendu aussi qu'on pouvait tuer sans le faire exprès ". Si l'enseignante n'avait pas repris les propos de Corentin, les élèves auraient-ils développé les mêmes interventions ? On peut tout de même remarquer que c'est bien cette idée d'intentionnalité qui est d'abord reprise, alors que d'autres idées étaient présentes dans les propos de l'enseignante. En disant aussi " ou pour un rien ", Youssef avance d'ailleurs une nouvelle idée qui ne sera pas reprise : on peut tuer, non pas pour rien, mais pour une raison de peu d'importance, pour " un rien ". Il y aurait bien ici une intention de tuer, on ne peut pas dire que c'est " sans le faire exprès ". Mais comme la cause du meurtre est faible, " un rien ", ce ne serait pas un crime, ce ne serait pas une faute morale. Cette réflexion qui pourrait susciter diverses réactions n'est pas reprise par les élèves, sans doute parce que la question de l'intentionalité est suffisamment importante pour eux pour focaliser le débat, pendant un moment. Sur le fond, l'expression utilisée par Youssef "  c'est pas un crime" signe bien un jugement moral, jugement qui affirme que, dans certaines circonstances tuer, être la cause de la mort d'autrui, ne serait pas interdit ni condamnable. Et l'on va voir comment la culpabilité, dont il est plusieurs fois question, est plus juridique que morale. Elle est très liée à l'idée de sanction, de condamnation.

En (28) un autre exemple est introduit : après les accidents automobiles évoqués par Corentin, apparaissent les accidents médicaux : " par exemple les chirurgiens, des qui font des opérations ". Ici le jugement est énoncé moins clairement " c'est pas de leur faute " : on ne parle plus de crime mais simplement de faute, sans bien savoir s'il s'agit de culpabilité ou de responsabilité. Il semble que le point de vue est le même : tuer n'est pas toujours un crime, quand on tue sans en avoir eu l'intention ce n'est pas un crime. Mais, il n'est pas anodin que Walid ne reprenne pas le terme "crime". Est-ce parce qu'il ne connaît pas bien ce mot, n'a pas l'habitude de l'utiliser ? Ou parce qu'il ne veut pas reprendre à son compte le côté catégorique de l'expression et du jugement " c'est pas un crime" ?

Intentionnalité et culpabilité semblent liées, et ils semblent évacuer la question morale, la question de "ne pas tuer". Dans ce sens, l'intervention de Wassila (29) sonne comme un coup de théâtre : " Euh non mais... si c'est de leur faute quand même aux chirurgiens mais mais sauf qui font pas exprès ". L'exemple est le même : " les chirurgiens ", les termes utilisés sont les mêmes : " faute", " faire exprès " mais l'idée est radicalement différente : même si on ne le fait pas exprès, s'il y a mort d'homme, si l'on est la cause de cette mort, on est responsable, et même coupable. Wassila ne parle pas de crime mais de faute dans le sens de responsabilité. Il n'empêche qu'elle affirme là un jugement moral fort. Tellement fort qu'il est difficile à entendre par plusieurs élèves. En (30), un élève rit et se fait immédiatement reprendre par l'enseignante : " Non non tu as pas le droit de rire ". L'enseignante donne même de l'importance aux propos de Wassila en disant à l'élève qui a ri : " tu as le droit de réfléchir à ça parce que ce qu'elle a dit c'est très important " et elle lui demande même de répéter " plus fort même ". Mais Wassila a des difficultés pour reformuler ses dires : " j'sais pas comment expliquer ".

L'idée est effectivement complexe et difficile à énoncer. En (34) elle parvient à redire : " c'est de leur faute mais ils ont pas fait exprès ". D'autres élèves font encore du bruit, Wassila parle assez doucement et l'enseignante répète elle-même en reprenant les mêmes termes : " Elle a dit : c'est de leur faute mais ils n'ont pas fait exprès, elle parlait des chirurgiens " (l'enseignante ne fait que rétablir le premier terme de la négation). Malgré cela il y a encore des incompréhensions. Est-ce, comme le dit d'abord l'enseignante, parce que certains n'ont pas écouté ? Sans doute pas. En (39) X dit " Mais j'ai écouté mais j'ai pas bien compris ". L'enseignante demande alors de nouvelles reformulations mais elle ne parvient pas véritablement à les obtenir (ce passage de l'enregistrement est inaudible ce qui montre bien les difficultés). Tous ces bruits, tous les problèmes de reformulation peuvent être interprétés comme la difficulté, pour nombre d'élèves de la classe, d'entendre, de comprendre ou d'accepter le point de vue énoncé par Wassila, point de vue effectivement très complexe.

Pourtant, l'idée va être reprise, et de manière très énergique, par Omar. En (44) il explique : " Mais j'veux dire par exemple si j'te tue sans faire exprès ben j'vais pas dire "Oh j'ai pas fait exprès, j'vais pas aller en prison", ben si parce que c'est un crime et t'es mort (Omar et j'suis pas d'accord avec toi, chuchoté dans le magnétophone à la fin de son intervention) ". Omar, on le voit, reprend le point de vue de Wassila, en développant d'abord un exemple, puis en affirmant fermement un jugement d'abord juridique puis moral. Il est intéressant de remarquer que l'exemple pris par Omar se démarque nettement des précédents, sa force argumentative aussi. Il ne s'agit plus d'éventuels et lointains accidents de voiture ou d'opération chirurgicale, il s'agit d'un présent qui le met en scène lui-même ainsi que son interlocuteur : " si j'te tue ". Et l'on saisit bien la force de cette formulation et de ce qu'elle évoque. Omar ironise en ridiculisant un peu les arguments des autres : "ben j'vais pas dire :"oh j'ai pas fait exprès, j'vais pas aller en prison" ". Parce qu'on ne l'aurait pas fait exprès, parce qu'on en n'aurait pas eu l'intention, on ne serait pas puni ? Eh bien si, affirme Omar, on peut être puni " parce que c'est un crime et t'es mort". La sanction, aller en prison, semble doublement justifiée par Omar : " parce que c'est un crime " et " parce que t'es mort ". Être la cause de la mort d'un autre est bien un acte condamnable " c'est un crime ". Ce crime est-il condamnable en référence à la loi juridique ou à la loi morale ? En citant la prison, Omar fait d'abord référence à la loi au sens juridique mais, en terminant son intervention par ce " et t'es mort ", il semble bien signifier un manquement à la loi morale : l'absolu de la mort est mis en regard avec l'absolu de l'interdit de tuer.

Juste après, en (45), Hamid ne semble, a priori, pas vraiment se situer dans la discussion. Il fait d'abord référence à l'intervention de l'enseignante, comme s'il voulait simplement lui répondre : " pour votre question... pour la question que vous avez posée, j'dis oui ". Mais son argumentation situe bien son intervention dans la discussion, elle montre les interactions à la fois verbales et cognitives. L'exemple repris par Hamid est celui de l'accident de voiture d'abord donné par Corentin en (22). Son expression " même si on fait pas exprès " reprend les mots de Corentin ainsi que ceux de Youssef, Walid et Wassila. De même, il reprend le terme de faute, " c'est d'nôtre faute ", terme introduit en (28) (avec l'idée de culpabilité). La formule " il est quand même mort ", montre aussi le lien qu'il fait avec les propos d'Omar en (44) (" et t'es mort "), et il semble effectivement reprendre à son compte l'idée d'Omar en l'inscrivant dans un autre contexte, celui de l'accident de voiture, exemple qu'il a choisi de réintroduire ici. Les termes et les formules utilisés montrent comment Hamid se situe bien dans la discussion et comment il construit son propos et son point de vue grâce à ceux des autres. Ainsi il affirme son propre jugement : même si on en n'avait pas l'intention, on peut, par nos actes, être responsable de la mort d'un autre " même si on fait pas exprès il est quand même mort et c'est d'nôtre faute". Il développe même son argumentation en expliquant qu'on aurait pu agir autrement et éviter la mort : " on aurait dû regarder la route et pas regarder ailleurs ".

En (54) Sofiane réintroduit la question de l'intentionnalité et de la responsabilité en donnant un nouvel exemple et en posant clairement la question même si la formulation est un peu laborieuse : " Ben moi en fait c'est plutôt une question en fait c'est euh pour poser par exemple si par exemple y a quelqu'un qui fait un bébé mais est-ce que celui par exemple qui l'a opéré pour avoir le bébé et la dame elle décède et est-ce que le chirurgien et ben c'est de sa faute, il va avoir des problèmes après ? ". Comme Omar, Sofiane s'interroge : si on cause la mort de quelqu'un, sans en avoir l'intention, est-on coupable (est-ce que c'est de sa faute) ? Peut-on être sanctionné (va-t-on avoir des problèmes après ?). Son interrogation n'étant pas reprise, il repose presque la même question en (60) : " En fait la question que j'avais posée : par exemple si y a une femme que quand elle a fait un bébé elle meurt celui qui l'a opérée par exemple est-ce que... c'est de sa faute y aura des problèmes [peu audible]". Pourquoi ces interventions ne suscitent-elles pas de réponse ni de reprise par les autres élèves ? Diverses hypothèses : parce que Sofiane s'exprime un peu difficilement et que les autres élèves ne comprennent pas bien ce qu'il veut dire ? Parce qu'il n'est pas bien accepté par la classe et n'est pas considéré comme un interlocuteur valable ? Parce que les élèves sont fatigués (l'heure avance et ils ont déjà beaucoup parlé) ? Parce que la question est trop complexe et qu'ils ont le sentiment ne pas pouvoir, à cet instant, aller plus avant ? Impossible de trancher. Il est vrai qu'à ce stade du débat, l'enseignante choisit de commencer à clore. Elle le fait en proposant d'abord un tour de table des débatteurs avant de faire un tour de table des observateurs. Nous n'analyserons pas ici les interventions des observateurs, nous citerons seulement Jules qui, en introduisant le tour de table des observateurs reformule très finement l'évolution des débats. " Ben moi j'trouve que la pire façon de tuer c'est le crime c'est quand on fait exprès, pis quand on fait pas exprès des fois on va en prison et des fois on va pas en prison et j'pense que c'est quand même pas bien de tuer. "

Jules commence son intervention par l'affirmation ferme de son jugement personnel : "  Ben moi j'trouve que la pire façon de tuer c'est le crime ". Et l'on voit qu'il reprend à son compte le terme de crime introduit par l'enseignante et repris par quelques élèves. Pour argumenter son jugement il reprend la distinction faite par le groupe : quand on fait exprès vs quand on ne fait pas exprès. C'est en fonction de cette distinction tout à fait essentielle, qu'il juge : quand on fait exprès c'est un crime (c'est même " la pire façon de tuer "), quand on ne fait pas exprès ce n'est pas un crime. Ainsi selon l'intention, la volonté de l'auteur du meurtre, c'est ou ce n'est pas, un crime. Mais Jules ne s'arrête pas là : " pis quand on fait pas exprès des fois on va en prison et des fois on va pas en prison ". Ainsi, quand on a donné la mort même sans en avoir eu l'intention, on peut être puni, aller en prison. Cette idée de sanction est à mettre en lien avec celle de responsabilité, ici bien distincte de celle de culpabilité puisqu'on ne l'a "  pas fait exprès " : on peut être puni parce qu'on a tué, parce qu'on est responsable de la mort d'un autre, même si on ne l'a pas voulu. D'ailleurs, pour finir, Jules dit : " et j'pense que c'est quand même pas bien de tuer ". On est loin des propos neutres et distanciés du début ou des formules toutes faites du premier débat. Jules qui a suivi et participé à l'ensemble du débat est, à présent, en mesure de faire sien cet impératif absolu en l'explicitant de manière tout à fait précise.

LE NÉCESSAIRE RETRAIT DU MAÎTRE

Et l'on mesure le chemin parcouru par le groupe pendant ce débat : le meurtre est d'abord expliqué voire justifié, compris, puis, peu à peu, apparaissent et s'élaborent hésitations, nuances et aussi distinctions conceptuelles complexes comme celles d'intentionnalité, de responsabilité, de culpabilité. Pourtant, quand, au début, certains élèves semblent justifier le meurtre, il est difficile pour l'enseignant de ne pas intervenir. Il pourrait paraître nécessaire qu'il affirme, explicite et argumente lui-même le bien, le juste, le moral et l'immoral. Cela serait-il meilleur, plus efficace pour les élèves ? Cela leur permettrait-il de mieux s'approprier un juste jugement moral ? On peut en douter. En effet, d'autres expériences de débat philosophique tendent à montrer au contraire que, quand l'enseignant intervient pour affirmer un point de vue ou même seulement pour guider celui des élèves vers ce qui lui semble meilleur, les élèves sont déroutés. Ils perdent le fil de leur discussion car ils cherchent d'abord à comprendre ce que veut le maître et tendent à répondre à sa demande. Ils s'emploient à dire ce que l'enseignant voudrait leur faire dire et l'orientation du débat change. Les interventions sont alors faites avec et pour le maître et non plus entre élèves, elles perdent aussi de leur liberté et de leur inventivité. L'effort pour penser n'est plus le même. Avec Frédéric François et d'autres linguistes, nous pensons qu'il existe un "lien consubstantiel du dialogue et de la pensée (et non de la langue et de la pensée) : le discours de chacun constitue un mouvement par rapport au discours de l'autre. Chacun dit quelque chose qu'il n'aurait pas pu dire "seul face à l'objet""5.

Ainsi, et nous pensons l'avoir un peu montré dans cet exemple, par le dialogue, grâce au débat et à la discussion les élèves ont appris à penser, ont pu élaborer pensée et jugement. Ils ne se sont pas soumis à l'autorité du maître et de sa parole, à l'autorité de l'adulte ni à celle d'un quelconque leader, mais à celle de la parole elle-même, de la parole argumentative produite dans des conditions d'égalité. Ils ont pu aller au-delà de leurs pensées personnelles et même de la juxtaposition de celles-ci et ont pu produire une pensée plus complexe, des jugements plus fins. Il ne s'agit pas pour autant d'ériger en dogme une position de retrait pour l'enseignant. Quand il s'agit de transmettre et de faire acquérir des connaissances et des savoirs établis, rationnels, scientifiques, l'action du maître est essentielle. Doit-il pour autant toujours parler ? Cela reste l'objet de débats complexes que nous n'aborderons pas ici. Quand il s'agit d'aider les jeunes élèves à penser de manière personnelle et philosophique, à juger dans le sens donné par Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern6, c'est-à-dire à "rendre possible et instituer du sens commun7 en pensant en commun avec d'autres dans un espace public de communication et de discussion", le rôle du maître, s'il est essentiel, n'est sans doute pas dans l'expression de sa propre parole. En effet, la parole du maître est par trop marquée par son autorité d'adulte, par l'autorité de son savoir, pour être mise en commun, à égalité avec celle des élèves. Si la pensée est dialogique, dialogue de soi avec les autres comme dialogue de soi avec soi, ces dialogues ne peuvent, nous semble-t-il, se dérouler sur un fond inégalitaire, hiérarchique sans devenir de simples redites, imitations, répétitions plus ou moins creuses.

ANNEXE : DÉBAT PHILOSOPHIQUE DU 26 MAI 2005

Extraits 1

1 Enseignante 1 Voilà tu redis la phrase sur laquelle on réfléchit
2   "On a toujours su qu'il ne fallait pas tuer mais on a toujours tué"
3 Léo Ben moi j'dis si on a toujours tué c'est parce que c'est dans notre nature parce que tout le monde a d'la colère après ça nous apprendra alors on a besoin d'la dégager et on tue quelqu'un
...   ...
6 Amel Ben y'en a qui tuent par exemple leurs enfants parce que ils leur manquent d'argent donc y peuvent pas acheter de nourriture ou des trucs comme ça
...   ...
8 Sofiane Ben moi euh j'suis pas d'accord avec Amel parce que elle a dit on pouvait, les gens y tuaient pas exemple s'ils avaient pas assez d'argent mais quand même ils pourraient les vendre pour gagner des sous plutôt que les tuer
...   ...
10 Afifa Ben moi j'suis pas d'accord avec Sofiane parce que quand même c'est tes enfants alors tu vas pas les vendre mais tu peux les faire adopter
11 Yasmina Moi aussi j'suis pas d'accord avec Sofiane parce que quand même c'est tes enfants et tu vas pas les vendre hein ça s'fait pas ça
...   ...
14 Sofiane Alors moi j'veux dire pour euh Yasmina et j'sais plus qui et euh Afifa y ils avaient dit ouais mais quand même c'est mieux de de le vendre pour s'gagner les sous que de l'tuer comme Amel elle disait parce que au début elle disait que c'était pour euh c'était mieux de les vendre que les tuer
15 Amel Non mais moi j'voulais pas dire de les tuer et tout ça, c'est parce que y'en a qu'ils ont pas assez qu'ils ont pas d'argent du tout qui sont pauvres et tout ça alors euh alors euh et ben y s'tuent mais p't'être que par exemple leurs enfants y sont d'accord parce que... non rien
16 Laura Par exemple dans Claudine de Lyon les parents de Carlos ils l'avaient vendu
17   ... pas entendu...
18 Laura Ben dans Claudine de Lyon les parents de Carlos ils l'avaient vendu

Extraits 2

22 Corentin Ben parfois on tue alors qu'on sait qu'il faut pas tuer mais on tue sans faire exprès par exemple y a des gens parfois ils font des accidents mais ils font pas exprès, ils ont oublié le code de la route et puis euh et voilà
...   ...
26 Enseignante1 Voilà moi j'ai demandé la parole tout à l'heure à mon tour, moi j'voudrais dire c'que j'ai entendu, j'ai entendu que vous avez trouvé beaucoup de raisons pour tuer : y a ceux qui tuent parce que c'est leur nature, tu as dit tout à l'heure Victor non euh Léo tu l'as dit plusieurs fois que ça pouvait être dans la nature de tuer, y en a qui ont dit qu'on tuait pour se venger, y en a qui ont dit qu'on pouvait tuer pour se nourrir, parce qu'on avait faim, ils parlaient des hommes préhistoriques ou des cannibales, qu'on pouvait tuer pour se débarrasser de ses enfants parce qu'on ne pouvait pas les nourrir, eh j'ai entendu aussi qu'on pouvait tuer sans le faire exprès quand il y a avait un accident de voiture par exemple, et qu'on pouvait aussi tuer pour rien assassiner quelqu'un pour rien. J'ai entendu toutes ces raisons, enfin tous ces moments où ça peut se passer alors peut-être qu'y en a d'autres... vous allez chercher, peut-être que j'en ai oublié, vous me direz si j'en ai oublié, et y en a qui ont parlé de crimes.
Alors moi je voudrais vous poser la question : est-ce que dans tous les cas dont vous avez parlé, pour se nourrir, pour s'venger pour rien sans le faire exprès, etc. est-ce que c'est toujours un crime ? ... je vous pose la question, j'ai l'impression qu'y a des questions là. (...)
27 Youssef Ben moi j'dis que quand on tue par exemple sans le faire exprès ou pour un rien ben c'est pas un crime
28 Walid Ben y en a qui tuent qui tuent... non y en a par exemple les chirurgiens dès qui font des opérations ben y font pas exprès de tuer c'est pas de leur faute
29 Wassila Euh non mais... si c'est de leur faute quand même aux chirurgiens mais mais sauf qui font pas exprès
30   Rires
31 Enseignante1 Non non tu as pas le droit de rire, tu as le droit de réfléchir à ça parce que ce qu'elle a dit c'est très important, répète-le plus fort même
32 Wassila Y'a des chirurgiens y... c'est pas que... j'sais pas comment expliquer
33 Enseignante1 redis comme tu as dit c'était bien comme tu avais dit
34 Wassila C'est c'est de leur faute mais ils ont pas fait exprès
35   Bruits
36 Enseignante1 Elle a dit : c'est de leur faute mais ils n'ont pas fait exprès, elle parlait des chirurgiens
37 Léo C'est quoi...
38 Enseignante1 Ben alors tu n'as pas écouté la prise parole avant, faut bien écouter
39 Léo Mais j'ai écouté mais j'ai pas bien compris
...   ...
44 Omar Mais j'veux dire par exemple si j'te tue sans faire exprès ben j'vais pas dire "Oh j'ai pas fait exprès, j'vais pas aller en prison", ben si parce que c'est un crime et t'es mort [Omar et j'suis pas d'accord avec toi, chuchoté]
45 Yasmina Ben moi euh pour votre question... pour la question que vous avez posée j'dis oui parce que même si on fait pas exprès il est quand même mort et c'est d'nôtre faute hein on aurait dû pour les accidents de voiture on aurait dû regarder la route et pas regarder ailleurs hein
...   ...
54 Sofiane Ben moi en fait c'est plutôt une question en fait c'est euh pour poser par exemple si par exemple y a quelqu'un qui fait un bébé mais est-ce que celui par exemple qui l'a opéré pour avoir le bébé et la dame elle décède et est-ce que le chirurgien et ben c'est de sa faute, il va avoir des problèmes après ?
...   ...
60 Sofiane En fait la question que j'avais posée : par exemple si y a une femme que quand elle a fait un bébé elle meurt celui qui l'a opérée par exemple est-ce que... c'est de sa faute y'aura des problèmes [peu audible]
61 Enseignante1 Alors est-ce que tu peux commencer à dire ce que tu as à dire et puis chacun va l'avoir à son tour là vous allez savoir quand vous allez parler
62 Jules Ben moi j'trouve que la pire façon de tuer c'est le crime c'est quand on fait exprès, pis quand on fait pas exprès des fois on va en prison et des fois on va pas en prison et j'pense que c'est quand même pas bien de tuer

(1) Maria Pagoni-Andréani, Le développement socio-moral ; des théories à l'éducation civique, presses universitaires du Septentrion, 1999.

(2) Philippe Breton, "Apprendre la parole" in Quelle autorité ?Antoine Garapon et Sylvie Perdriolle (dir.), Hachette Littératures, Pluriel, 2003.

(3) Voir des extraits du script dans l'annexe de l'article.

(4) Les interventions sont numérotées pour l'étude.

(5) Frédéric François, Interprétation et dialogue chez des enfants et quelques autres. Recueil d'articles 1988-1995, ENS éditions, 2005, p.137

(6) Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern, "Le travail de la pensée dans la discussion entre enfants : entre sens commun et philosophie", in Diotime-L'agora, n° 29, 2ème trimestre 2006.

(7) En citant Kant, Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern écrivent que "le sens commun est une exigence qui s'impose à tous" et que cette exigence est déterminée par trois maximes : "1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même".

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