Communication au colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques (Nanterre, 2003)
Après quelques années d'exercice effectif des nouvelles pratiques philosophiques, la question de la formation, déjà en travail l'an passé lors du précédent colloque, est aujourd'hui soulevée frontalement ; elle semble naître à la fois du désir réitéré des praticiens eux-mêmes, jugeant sans doute insuffisants les échanges sur leurs pratiques, ainsi que du souci de rendre crédible le travail accompli par des centaines de professeurs d'école et de collèges, d'enseignants en SEGPA et d'intervenants d'origine diverse, auprès d'une institution et d'un public aux yeux desquels les seuls praticiens à être véritablement formés demeurent les professeurs de philosophie diplômés Mais si la question est ouverte, les réponses demeurent prudentes et délicates en raison des enjeux qu'elle implique ; en effet, quel type de formation s'avère compatible avec le refus affiché par beaucoup de toute institutionnalisation ? Quels peuvent être les maîtres susceptibles d'assurer une formation dans une discipline d'un nouveau genre qui voit à peine le jour et se décline sous des formes très variées, voire antagonistes ? Une formation ne risque-t-elle pas d'homogénéiser et de normaliser les pratiques ? A supposer qu'il faille entendre ce souci de formation, les réponses à lui apporter risquent donc de ne pas faire l'unanimité.
Je m'efforcerai de dégager quelques enjeux de cette exigence de formation, à partir de l'observation et de l'écoute de ces enseignants, et du seuil de mes préoccupations de professeur de philosophie de terminale.
Certes, le désir de se former s'exprime de façon récurrente chez ces praticiens qui ont le sentiment de se risquer sur un terrain inconnu ou méconnu qu'ils ont perdu de vue depuis longtemps. Beaucoup font part de leurs plongées répétées dans les manuels de terminale ou dans des oeuvres de philosophie, de leur besoin de coopérer avec des collègues de philosophie "experts" pour qu'ils les aident à entendre philosophiquement les questions des enfants, à discerner du philosophique dans des propos enfantins chargés émotionnellement, à repérer les noeuds conceptuels des discussions, à faire face à l'imprévisibilité et la complexité des remarques d'élèves, à rebondir philosophiquement sur leurs propos, en un mot afin qu'ils les aident à acquérir "l'oreille philosophique".
Ce sentiment plus ou moins accusé de dénuement s'exprime par un manque de confiance en leurs compétences, qui leur fait parfois ajourner le moment où ils vont "se lancer dans cette expérience" : "je ne me sens pas encore tout à fait prêt"; "il faudrait qu'on m'adoube" (le "on" désignant soit un aîné, soit un spécialiste). Et en même temps le vocable de formation suscite la crainte, est entaché de suspicion, ou fait l'objet d'un rejet décidé chez certains.
Certains semblent avoir la conviction intime que le choix de se lancer dans ces pratiques est, au fond, moins une question d'aptitude présupposant une formation solide qu'une affaire de désir, de pari, de volonté de prendre des risques et de se lancer dans une aventure avec sa classe. En radicalisant, on pourrait même prétendre que le besoin de formation serait un alibi révélant le manque de foi en ce type de pratique. S'exprime alors la crainte que le passage par une formation canonique risque de rendre moins belle l'aventure, de la baliser par avance et d'empêcher ainsi cette prise de risque et cette audace dans l'inventivité qui sont des conditions de la réussite de l'expérience. Dès lors qu'il serait formé, le maître nourrirait des attentes et déterminerait préalablement l'orientation de son travail, paralysant ainsi sa capacité à recueillir ce qui advient, à définir peu à peu sa propre pratique en fonction de ce qui surgit dans la classe ; de ce fait, il lui serait plus difficile d'apporter sa pierre originale au chantier que constituent ces nouvelles pratiques dont la diversité constitue le terreau de la recherche. C'est à partir de ces approches multiples et tâtonnantes d'enseignants qui justement ne sont pas formés à la philosophie qu'émergeraient petit à petit des caractéristiques de ce nouveau "genre philosophique". Le souci de faire appel systématiquement à la contribution d'experts étoufferait cette tentative de faire émerger quelque chose d'inédit.
À cette raison pédagogique, il faut également ajouter un mobile plus psychologique ; il semble que pour beaucoup, ce désir de nouer ou de renouer avec la philosophie en l'introduisant librement dans leur métier s'enracine fortement dans leur propre histoire affective et intellectuelle ; s'y exprime un désir impérieux, presque sacré, qui est aussi un facteur de réussite du travail et qui, à certains égards, se substitue à l'habilitation découlant d'une formation reconnue institutionnellement. Se demander ce qui pousse un enseignant de primaire à tenter une telle expérience, est sans doute une question secrète, indiscrète, mais qu'il serait peut-être pertinent de creuser davantage afin de discerner les motifs et mobiles cachés de cet engagement.
Il résulte de ces réserves que l'idée d'une formation est jugée acceptable, mais à condition qu'elle s'effectue en douceur ; il semble que ces nouveaux praticiens attendent plus une cooptation ou encore, une sensibilisation, une initiation de la part de leurs pairs, les premiers innovateurs, ou même de chercheurs en sciences de l'éducation, que l'acquisition d'une culture philosophique et l'apprentissage d'une didactique, pris en charge par des professionnels de l'enseignement philosophique, parce qu'on estime sans doute que celle-ci s'avère soit inexistante, soit sclérosante, soit mal adaptée à la spécificité du public avec lequel on travaille.
Ce doute jeté sur la pertinence d'une formation lourde et sur une capacité des professeurs de philosophie à la dispenser et même à y participer s'expliquerait par le sentiment partagé qu'il s'agit d'acquérir des compétences qui se définiraient moins en termes de savoir et même de savoir-faire que de savoir-être : "apprendre à se taire, s'interdire d'intervenir, ne pas donner de réponses, être réceptif, parler à propos, créer un climat de confiance, rendre possible la communication, veiller au respect mutuel..." sont des expressions qui reviennent constamment. Or cet apprentissage de l'attitude adéquate suppose avant toutes choses une sorte de révolution copernicienne : "revisiter son rôle de maître", "considérer l'enfant comme auteur de sa pensée, acteur de sa recherche..." ; elle s'inscrit dans une pédagogie d'"autosocioconstruction du savoir" et semble ici supposer avant tout une observation des pratiques des collègues, un échange sur celle-ci, l'écoute et la lecture de témoignages, et souvent une mise en jeu de sa propre personne en expérimentant dans sa classe, en se mettant en situation d'apprentissage entre adultes, en participant à toutes sortes d'ateliers afin de trouver sa propre singularité au contact de celles des autres. Il est donc frappant de constater que la demande de formation s'exprime avant tout sous la forme de l'exigence d'une éthique du professeur à laquelle est subordonné l'apprentissage des savoir-faire indispensables. Même si certaines pratiques tendent à être théorisées, modélisées et parfois de façon forte, elles se présentent néanmoins comme des propositions qui coexistent heureusement, et laissent à chacun le soin d'être le maître d'oeuvre de ce qui se déroule dans sa classe, en se réservant le droit d'adapter ou de découvrir autre chose. Par ailleurs, le savoir philosophique lui aussi est tenu à distance ; s'exprime une demande d'approfondissement de certains thèmes (par exemple la violence ou la mort), mais plus rarement d'une suite de cours, car la charge s'avérerait trop lourde, ou bien handicapante pour le type de travail à fournir avec de jeunes élèves. Ainsi cette formation se pense en termes de forte implication personnelle ; la possibilité de faire appel occasionnellement à des personnes ressources ou des spécialistes est envisagée, mais à condition que leur participation s'inscrive dans la cohérence d'un projet de classe.
Il est clair que le moment philosophique demeurant le lieu d'une histoire singulière entre l'enseignant et sa classe, créant une situation inédite, aucune préparation générale ne semble vraiment adaptée. Elle ne pourrait pas être prise en charge par des professeurs philosophie, qui méconnaissent le public de jeunes enfants et tout ce qui se joue dans ces moments privilégiés. En outre ceux-ci poursuivent des objectifs beaucoup plus circonscrits par des moyens eux-mêmes fortement déterminés. Aussi ces nouveaux praticiens paraissent surtout aspirer à la constitution d'un fonds de ressource des savoirs et des expériences des uns des autres, qui puisse laisser à chacun la liberté d'y puiser ce qu'il désire.
À quoi se former ? Que visent ces pratiques ? La question des fins
On est en droit de se demander si la difficulté de définir ce que pourrait être une formation plus systématique, et le rejet plus ou moins explicite de l'apport de la philosophie institutionnelle, ne provient pas non plus de ce que les fins visées dans le primaire sont plurielles, et ne cherchent d'ailleurs pas forcément a être distinguées, et surtout séparées les uns des autres.
En effet, s'agit-il de pratiques visant à éduquer des enfants, sachant que le concept d'éducation se déploie lui-même dans des directions distinctes ? Aider à la formation de l'identité d'une personne, et pour cela développer la sensibilité de l'enfant, lui donner confiance en lui-même, le faire accéder au statut de sujet (je suis quelqu'un qui pense, qui en a conscience et éprouve du bonheur à penser), d'être de parole, faire en sorte qu'il s'autorise à exprimer le sens du monde, à être "parent du monde", selon l'expression de Jacques Lévine ? S'agit-il plus précisément de former l'enfant à la vie en collectivité et développer les conditions d'un vivre ensemble par la reconnaissance réciproque des sujets, (être reconnu digne de penser par ses pairs, en particulier si on est "mauvais élève"), par le souci d'une certaine éthique communicationnelle? Enfin la tâche serait-elle de former aux exigences découlant du statut de citoyen, apprendre les règles du débat démocratique, acquérir une culture républicaine, apprendre à prendre position, à s'engager dans des débats qui traversent le monde dans lequel ils sont conduits à vivre, en les sensibilisant à différentes visions de celui-ci ? Ou bien ces pratiques ont-elles l'objectif d'instruire, c'est-à-dire de commencer à développer un certain mode de pensée réflexif et rationnel, qui trouvera son prolongement les années qui vont suivre, et plus précisément l'année de terminale ? S'agit-il d'amorcer un processus de développement d'une pensée philosophique, en entraînant l'enfant à prendre conscience des modalités de son raisonnement, à rendre compte de ses opinions (oralement mais aussi par écrit) et à se soucier de la recherche du vrai, en produisant des outils d'analyse caractéristiques de cette discipline (sensibilisation aux méthodes de la problématisation, au besoin de distinctions conceptuelles, à la pensée dialectique, à l'analyse d'une pensée étrangère à la sienne) ? Un tel objectif suppose alors la connaissance précise des compétences qui seront postérieurement exigées des élèves, et la prise en considération que l'on initie à une discipline spécifique dont une approche approfondie s'avère nécessaire, si l'on veut être à la hauteur de ses ambitions.
Plus radicalement encore, la pratique à visée philosophique a-t-elle sa fin en elle-même et se suffit-elle à elle-même en ce qu'elle constitue une séquence originale et nécessaire à la formation intellectuelle des enfants, qui jusqu'à présent en auraient été privés, et que nul autre enseignement ne peut assumer ? Ou doit-elle plutôt être considérée pragmatiquement, comme un moyen inédit dont on vient de découvrir l'efficacité dans le cadre plus général de la formation de l'enfant ? Constitue-t-elle, par exemple, un moyen de faire face à certaines difficultés du parcours scolaire en ce qu'elle permet la libre expression des angoisses, des conflits psychiques, des conflits de classe, voire des conflits sociaux ? Représente-t-elle un outil pertinent pour aider l'enfant à mûrir, l'instrument le plus adéquat pour remplir le rôle d'une formation morale et juridique, ou pour accélérer le développement des capacités cognitives ?
En conséquence, quel est le rôle du maître et à quoi doit-il se préparer ? Permettre à l'enfant de grandir, d'accéder à son moi - le moment philosophique étant l'occasion de ce développement que le maître accepte alors de ne pas maîtriser - accompagner l'élève dans un travail intérieur qui s'effectue en grande partie en dehors de son intervention, même s'il s'efforce de créer les conditions de sa réussite et en est le témoin privilégié, en ce qu'il suit quotidiennement l'évolution de l'enfant pendant un an et parfois plus ? Pratiquer la philosophie sinon comme une thérapie, du moins comme une séquence à haute teneur psychologique ? Ou bien, ainsi qu'il le fait dans les autres disciplines scolaires, être un formateur de la pensée, c'est-à-dire assumer le rôle de l'enseignant, celui qui peut et sait davantage que l'élève, maîtrise indéniablement mieux la pensée et la langue, et s'efforce de mettre à son service ses connaissances, son expérience et ses compétences, afin de développer ces aptitudes chez l'enfant ? En l'occurrence, il aurait le souci de le faire parvenir à la formulation de questions philosophiques, de rectifier des erreurs, de souligner des contradictions et de les récuser, de le faire parvenir à une plus grande intelligibilité des discours que l'on tient sur la condition d'homme et le sens du monde...
On répondra que ces pratiques relèvent de l'une et de l'autre orientations, et parfois des deux simultanément, ce qui expliquerait les craintes à proposer une formation réductrice car unilatérale, privilégiant, soit la dimension éducative assurée par des psychologues ou des philosophes de l'éducation, soit l'axe de l'instruction, privilégiant une approche plus universitaire et assumée par des professeurs de la discipline. On m'objectera aussi que le clivage pédagogique dessiné est contestable, et que les postures du maître ne s'opposent pas nécessairement de façon aussi schématique, ce que j'admets volontiers, à ceci près qu'il me paraît indispensable d'effectuer cette mise en tension, qui me paraît être au coeur de toute pratique enseignante, y compris celle des professeurs de philosophie.
En effet, quand bien même beaucoup de maîtres diront qu'ils se reconnaissent dans les deux visées à la fois et ne souhaitent pas faire le deuil de l'une d'entre elles, il m'apparaît qu'elles obéissent tout de même à deux objectifs distincts, sur la compatibilité desquels il faut oser s'interroger ; elles exigent, me semble-t-il, des formations distinctes, ainsi que des mises en oeuvre pédagogiques différentes. C'est pourquoi il reste à savoir s'il est vraiment possible de définir une formation, tant que les buts visés ne sont pas clairement définis.
Mais pour cela ne faudrait-il pas préalablement s'accorder sur ce que l'on entend par le qualificatif philosophique dans l'expression "pratiques à visée philosophique" ? En adoptant ce nouveau vocable, il se pourrait qu'on n'ait peut-être pas affronté la difficulté, mais qu'on l'ait au contraire éludée, dans la mesure ou l'on peut désormais s'autoriser plus aisément à laisser dans le flou cette délimitation du philosophique; est-ce la difficulté réelle de cette tâche conceptuelle qui en est la cause, ou le constat que cette appellation ainsi modifiée permet de maintenir en état ces pratiques ? Qui plus est, le concept de "nouveau genre philosophique" n'est-il pas également créé à dessein, afin de ne pas décider de la nature exacte de ces pratiques nouvelles?
Autre hypothèse : il se pourrait aussi que l'on considère que, lorsqu'elles s'adressent à des enfants, ces pratiques ne peuvent supporter des distinctions aussi radicales. On aurait tort d'introduire des frontières entre des séquences non-, ou pré-philosophiques, parce qu'il serait précisément impossible ou artificiel d'identifier le moment du passage à l'abstraction, au concept, de sorte que l'enseignant doit construire des démarches que des catégories figées ne peuvent aider à comprendre.
Enfin, dernière hypothèse, cette indétermination du concept représenterait la meilleure manière de répondre à l'institution, qui tend à enfermer l'enseignement philosophique dans des limites tellement étroites que des pratiques innovantes ne peuvent y trouver leur place.
Il me semble que ces questions sont d'autant plus cruciales qu'elles dépassent et de loin les interrogations des seuls praticiens de la philosophie pour enfants. Elles intéressent le corps des professeurs de philosophie et questionnent la place qu'on accorde à cette discipline dans le cursus scolaire : le terme "philosophique" a-t-il une élasticité illimitée ? Existe-t-il des degrés de "philosophicité", ou des distinctions de nature à apporter ? Cette question est loin d'être tranchée, puisqu'elle fait l'objet de débat entre les professeurs de philosophie, et parmi les philosophes eux-mêmes...
Si nul n'est habilité à proposer une définition du philosophique qui devrait être universellement reconnue, il importe toutefois de mettre en travail cette notion, d'introduire certains critères, à seule fin de comprendre ce que l'on fait avec les élèves, et ce que l'on attend d'eux. Déclarer que l'on fait de la philosophie avec les enfants parce qu'ils expriment une représentation de la mort ou du respect au moyen d'un dessin, est tout autre chose que de dire qu'un dessin peut contenir une dimension intéressant la philosophie ou être interprété philosophiquement, ou encore qu'il peut s'inscrire dans une démarche de pensée préparant au philosophique. De même, il n'est pas certain que des élèves de terminale se livrent à un exercice philosophique en regardant un film ou en lisant un texte littéraire ; mais que les interrogations suscitées par ces supports puissent prendre place dans un processus de formation à la philosophie, sans doute.
Suffit-il qu'un enfant exprime une pensée profonde sur le sens de la vie pour qu'il philosophe, ou doit-on exiger de lui qu'il rende raison de ce qu'il exprime ? Et jusqu'à quel point ? En lui fixant quels objectifs ? À partir de quels critères peut-on faire valoir qu'un aphorisme est de nature philosophique ? Si une discussion se distingue d'un débat philosophique, quels critères retenir, quelles conditions de réalisation inventer ? Par quels moyens peut-on s'assurer que l'élève pense par lui-même ? Voici quelques exemples de questions récurrentes qui sont matière à réflexion et à débat pour les enseignants de philosophie. C'est pourquoi l'interrogation sur la nature exacte des exercices proposés aux élèves me paraît une des exigences de la formation et suppose donc un travail de clarification, voire de classification, des différents types d'activité regroupés sous l'intitulé "genre philosophique" ; toutes n'y occupent pas la même place, ni la même fonction. Le fait de savoir que dans une moindre mesure des désaccords existent dans le corps des professeurs de philosophie devrait encourager les adeptes des nouvelles pratiques à faire état plus explicitement de leurs divergences, pour éviter toute confusion et porter plus loin la réflexion. Mais ce travail me paraît difficilement envisageable sans prendre en compte systématiquement les analyses produites par la philosophie elle-même, ainsi que les travaux menés en matière de didactique de la philosophie.
Il me semble également nécessaire de reconsidérer l'argument pédagogique selon lequel, dans le travail avec de jeunes élèves, on ne peut rendre opérationnelles des distinctions entre ce qui serait philosophique et ce qui le serait moins ou pas du tout, obstacle qui s'estomperait par la suite. Il est certain que les capacités d'abstraction et de conceptualisation sont plus développées chez un adulte, mais leur mise en oeuvre ne va pas de soi : croire que l'on peut se mouvoir avec aisance dans l'élément conceptuel et discursif avec les élèves de terminale, c'est méconnaître la réalité de maintes situations d'enseignement, où les élèves de terminale rencontrent des difficultés, voire des paralysies totales face au discours philosophique, qu'il soit écrit ou oral. Le professeur de philosophie expérimente quotidiennement qu'il ne lui suffit certes pas d'avoir accès à une culture philosophique pour être capable de la transmettre avec succès, ni de penser philosophiquement devant les élèves pour qu'eux-mêmes en fassent autant ; cherchant à réunir les conditions d'un enseignement philosophique, il est fréquemment en proie à des incertitudes et des conflits de même nature que ceux que nous avons relevés ; partagé entre le souci d'éduquer et celui d'instruire, essayant de concilier au mieux des objectifs pluriels et parfois contradictoires, lui aussi se demande constamment s'il pratique un enseignement philosophique, ou plus exactement "à visée philosophique". Il ne lui est pas toujours aisé de définir la qualité du discours qu'il tient, la nature des exercices proposés aux élèves, et les productions de ces derniers, ni la portée et les effets de ses intentions. Il est donc également contraint de reconnaître les limites de sa formation initiale, et doit sans cesse remettre son ouvrage sur le métier, en travaillant seul ou avec d'autres à sa propre formation.
Il serait aussi regrettable d'ignorer l'état des travaux en didactique de la philosophie ; les interrogations sur les postures du professeur, les dispositifs à inventer pour que l'élève travaille sur ses représentations et se mette philosophiquement en mouvement, la place respective à accorder à l'écrit ou l'oral sont autant d'objet d'interrogation et d'expérimentation qui entrent en correspondance avec celles soulevées par les nouvelles pratiques. Bien avant que celles-ci voient le jour, ont été conduits des travaux qui constituent des références appréciables dans un champ didactique disciplinaire encore peu exploré. C'est pourquoi déclarer pudiquement que ces pratiques sont à visée philosophique et ne s'attaquent pas au socle dur du philosophique est peut-être un mauvais service à rendre à la philosophie et à l'école : cela pourrait laisser croire que les professeurs de philosophie, parce qu'ils ont reçu une formation largement commune, qu'ils disposent d'un programme, qu'ils préparent à un examen et exercent dans une institution, ne se posent pas ou plus la question de leur formation ; en d'autres termes qu'ils connaissent clairement leurs missions, qu'ils ont les moyens d'y répondre, qu'ils peuvent garantir que leur enseignement est toujours de nature résolument philosophique ; et, d'un autre côté, que les professeurs du primaire, livrés à eux-mêmes, sont capables de "bricoler" en s'entraidant, et finalement de proposer des activités stimulantes mais sans conséquence majeure, dans la mesure où leurs pratiques n'interrogent pas de trop près la nature du philosophique, le rôle du professeur de philosophie, la formation à dispenser aux élèves et aux maîtres, puisqu'elles relèveraient non de l'enseignement, de la philosophie elle-même, mais d'une intention philosophique.
Est-ce à dire qu'en reconnaissant leur besoin de formation et en le faisant reconnaître, les pratiques à visée philosophique prendraient le risque d'un "coming out" dont elles continuent à craindre les revers ? Sans doute il peut être plus rassurant d'opérer une libre recherche en marge de l'institution, afin de sauvegarder cette liberté de penser et d'agir qui serait mise en péril. Mais d'ores et déjà cette marge tend à se réduire, puisque les IUFM assurent des formations, puisque l'Inspection philosophique n'ignore plus ces pratiques. Peut-être sont-elles déjà promises à devenir une matière comme les autres avec un parcours, des objectifs à atteindre, des compétences à acquérir?
Serait-ce alors le glas de la défaite ou au contraire l'hymne de la victoire ? Ne pourra-t-on pas se réjouir si l'institution reconnaît la nécessité de développer très tôt chez les enfants une pensée autonome et réflexive, et accepte d'assumer scolairement cet objectif ? Pourquoi craindre que l'enfant se désintéresse de la philosophie si elle devenait une discipline instituée, sinon à supposer qu'il rejette ce qui est scolaire car obligatoire ? À moins que l'on ne redoute que les praticiens eux-mêmes ne s'en détournent, craignant d'avoir à abdiquer de leurs ambitions et de leur créativité ? Mais seraient-ils nécessairement condamnés à perdre leur inventivité et leur enthousiasme ? Faut-il en effet rappeler que tel est le défi que quotidiennement le professeur de terminale doit relever ? Que ce renouvellement de ses pratiques est également le travail journalier auquel le maître d'école se livre dans toutes les autres disciplines ? Pourquoi alors laisser la philosophie pour enfants dans une zone frontalière, dans l'indéfini ? Voudrait-on justifier qu'elle relève d'un mauvais genre pour en tirer secrètement gloire ? Ne serait-il pas néfaste que cette mesure de prudence conduise à tracer une frontière entre d'un côté l'enseignement d'une philosophie vivante s'affranchissant des contraintes scolaires et recueillant pour cela l'enthousiasme de ses adeptes, et d'un autre côté un enseignement ancestral, prisonnier et déjà condamné parce que dévitalisé par l'institution ? Ce serait une façon d'admettre qu'il existe une pédagogie orthodoxe, qu'on en prend acte et que les choses resteront immuables. Or n'oublions pas que la réflexion sur les besoins en formation est lancée depuis plusieurs années déjà dans la communauté des professeurs de philosophie ; l'association ACIREPH cherche à promouvoir la création de lieux institutionnels de rencontres entre professeurs de philosophie et de confrontations de leurs pratiques ; son existence révèle qu'il existe des interrogations cruciales sur la philosophie, que les nouveaux praticiens ne peuvent ignorer et auxquelles ils doivent contribuer.
Il me semble que les questions qui ont trait à la nature et aux objectifs de la formation à assurer auprès de ces nouveaux publics croisent les préoccupations des professionnels de l'enseignement philosophique en terminale, et pourraient contribuer à ouvrir un espace commun de débat et de recherche sur la définition de la philosophie et des finalités de son enseignement à l'école, ainsi que sur les conditions qu'il s'agit de réunir pour que les élèves, quel que soit leur âge, soient en mesure de développer une pensée de nature philosophique, de la maternelle à la terminale et au-delà. Il serait trop aisé de croire que le besoin de formation serait le signe de la faiblesse d'un nouveau type d'enseignement qui chercherait à se hisser à la hauteur d'un modèle intouchable ; la question de la formation est dérangeante pour toute l'institution, parce qu'elle constitue un noeud névralgique et contraint à poser les vrais problèmes, et entre autres à se demander quelles conditions doivent être réunies pour que l'enseignement de la philosophie s'acquitte des exigences d'un État démocratique.
(1) Voir son article : "Interrogations mutuelles de la pratique du philosopher en terminale et au primaire", Diotime l'Agora n° 21, avril 2004.