La nouvelle édition, revue par l'auteur, de Á l'école de la pensée, propose une réorganisation du contenu par rapport à la première édition (qui date d'il y a douze ans) ainsi que certains compléments.
Pour donner en quelques mots une idée de ces changements, on pourrait dire que la notion, cruciale pour Lipman, de communauté de recherche n'est plus placée comme élément conclusif mais bien comme l'un des éléments de base pour appréhender un enseignement spécifiquement dédié à l'apprentissage de la pensée à l'école. En outre, l'analyse de différents types de pensée (pensée critique, pensée créative, pensée vigilante) y est développée plus en détails et de manière plus spécifique. Si la présentation de la pensée critique constituait déjà l'un des piliers de la première édition, en tant que support privilégié de ce que Lipman appelait une "pensée d'excellence", on peut constater à présent que Lipman appuie cette pensée d'excellence sur les pensées critique, créative et vigilante, ces modes devant coexister pour culminer dans ce que l'on pourrait retenir comme étant les deux maîtres-mots de ce qui est visé par Lipman : la raisonnabilité et une bonne capacité de jugement.
Tout d'abord, dans une partie intitulée "une éducation à la réflexion", Lipman présente de manière globale un système d'éducation basé sur la recherche collective et sur un recul réflexif, opéré dans la classe, sur cette activité de recherche. Si les détails de ces deux dimensions sont présentés dans les chapitres ultérieurs, Lipman oppose ici à un système d'éducation "traditionnel" une démarche visant à former des personnes qui sont capables, outre le fait de posséder un bagage culturel, de se fabriquer un avis et un positionnement éthique de manière réfléchie et raisonnée. L'enseignement sous forme de communauté de recherche forme les élèves à l'idée qu'un savoir ou une conclusion sont fabriqués par des individus (en communauté) pour répondre à un problème qu'ils ont posé de la façon la plus productive possible. Pour ce faire et éviter le "n'importe quoi", il est nécessaire de se donner les outils qui permettront de garantir une rigueur intellectuelle et une justesse de la pensée. Si les problèmes envisagés - notamment en ce qui concerne l'éthique ou l'affectif - ne peuvent pas toujours être traités de manière rationnelle (au sens d'une réflexion basée sur la logique formelle ou sur des raisonnements déductifs), des outils et des démarches intellectuelles existent néanmoins qui peuvent nous mettre sur la voie d'une pensée raisonnable.
C'est notamment l'apport de ce que Lipman reprend sous le terme de "pensée critique" : une pensée toujours en réflexion sur les gestes qu'elles pose, les principes qui la meuvent, les critères qui la sous-tendent afin de mesurer au plus près la portée de sa pertinence.
Une deuxième partie, plus brève, est entièrement consacrée à la présentation de ce qu'est une communauté de recherche. Lipman reprend dans cette partie différentes caractéristiques du dialogue qui se déroulent dans de tels moments d'enseignement. Ces caractéristiques (inclusion, partage des connaissances, discussion, modélisation, provocation, pour n'en nommer que quelques unes) sont expliquées en détail et s'enchaînent, montrant comment elles rendent possible le développement d'une pensée critique.
En outre, Lipman montre qu'une approche du savoir via une recherche collective est favorable à une réduction de la violence, du fait de la méthode d'apprentissage, ainsi que du fait des contenus (éthiques) que l'on peut y aborder de manière constructive et collective.
La troisième partie peut être qualifiée d'inventaire systématique et raisonné des composants d'une "pensée d'excellence" telle que mise en place dans un travail en communauté de recherche. Une telle pensée est hétérogène : elle est liée à des états émotionnels, elle mobilise des actes mentaux de différentes natures, ainsi que des habiletés de pensée. Dire que la communauté de recherche "mobilise" ces éléments signifie ici, d'une part, qu'une pensée d'excellence requiert ces éléments et, d'autre part, que l'exercice de la communauté de recherche fournit les occasions de développer ces capacités intellectuelle. Des typologies précises sont fournies, qui détaillent ces habiletés et les lient les unes aux autres.
Lipman souligne ici que si un travail en communauté de recherche est certainement possible dans diverses disciplines et relativement à des sujets divers, un cours de philosophie est un lieu privilégié en la matière au sens où son objet même est le développement d'une pensée juste et la réflexion sur la possibilité de poser un jugement qui soit pertinent et adéquat à un problème que l'on a posé.
On voit ainsi que si l'ouvrage À l'école de la pensée n'a pas pour objet explicite la "philosophie avec les enfants", mais bien une réflexion sur une pensée riche et formatrice, le cours de philosophie (bien souvent inexistant) est proposé comme le lieu idéal et parfaitement adapté pour un tel travail critique et réflexif.
De même, les ouvrages écrits par l'auteur et destinés à servir de supports à de tels cours sont présentés comme des tentatives de construction d'un environnement intellectuel "idéal" pour un tel type de travail au sens où ces livres suscitent des questions de divers genres (éthique, logique, choix, prises de positions, etc.) et mobilisent des actes mentaux et habiletés de pensée eux aussi très variés.
La dernière partie reprend les trois piliers d'une pensée d'excellence pour Lipman : pensée critique, pensée créative et pensée vigilante. Elle se clôture par une partie dédiée au jugement raisonnable, aboutissement d'une démarche de pensée riche.
Le chapitre consacré à la pensée critique reprend et systématise des traits qui lui sont propres : utilisation de critères, de normes, exercice autocorrectif de la pensée, attention au contexte, existence de critères de "raisonnabilité" qui se différencient des critères formels de la rationalité logico-déductive.
La pensée créative reprend les traits de la pensée qui sont liés à la manière de poser un problème, à la mise en place d'analogies permettant d'étendre la réflexion (la pensée critique aura pour rôle de vérifier la pertinence de ces analogies).
La "vigilance" est la tentative de traduction du " care" américain, hérité d'une tradition philosophique pragmatique et féministe. Une pensée vigilante est une pensée qui s'engage, qui se préoccupe de ce dont elle traite, qui n'est pas une pensée gratuite ni détachée (ce qui n'empêche pas, bien entendu, de pouvoir prendre du recul).
Ces trois modalités de la pensée fonctionnent de concert, mais peuvent chacune être l'objet d'attention de l'enseignant qui pourra, par des exercices, susciter un travail axé sur l'une ou l'autre de ces dimensions. (Le livre contient des exemples d'exercices extraits des différents ouvrages didactiques de l'auteur).
Elles conduisent, mobilisées ensemble en une pensée complexe, au développement d'un jugement riche et assuré, raisonnable. Raisonnable au sens où, même s'il ne peut être déduit des données d'une situation, il est le fruit d'une sélection parmi ces données qui tient compte des éléments pertinents ; d'une mise en problème destinée à pouvoir traiter ces derniers dans une réflexion commune ; de l'utilisation de critères et/ou de normes issus d'un travail de réflexion critique ; d'une réflexion sur les conséquences de la prise position impliquée par le jugement.
Et Lipman de réitérer son credo : nul endroit n'est plus apte à se consacrer à une telle formation que le cours de philosophie, trop souvent absent des écoles et des programmes. Cours qui devrait exister à l'école depuis le plus jeune âge, sous une forme rendue à chaque fois adéquate aux capacités des élèves.
Le fil du propos est donc clair et il n'est pas difficile de le suivre. Toutefois, il faut apporter comme nuance qu'il compte beaucoup de retours sur lui-même : de nombreux éléments sont détaillés dans une partie, et redétaillés autrement dans une partie suivante, comme si l'auteur cherchait à leur donner un poids et une solidité de par cette systématicité ostentatoire. Or, le propos pourrait se passer de ces redites et de ces longueurs sans en perdre en pertinence. Au contraire, il en aurait peut-être gagné en vitalité et aurait mieux transmis son enthousiasme, enthousiasme que l'on devine très présent chez l'auteur mais qui ne se laisse, hélas !, pas traduire dans la forme du livre ; forme que l'on peut presque comparer à celle d'un manuel scolaire (multitude de chapitres, de sous-chapitres, d'intertitres, de typologies, d'encadrés, d'énumération de caractéristiques) qui occulte la vitalité du discours.
Pour conclure, je dirai que ce livre s'adresse à toute personne intéressée par l'enseignement. Enseignement de la philosophie bien sûr, mais également toute activité formatrice. En effet, le livre traite d'éléments qui sont présents dans toute activité : émotions, logique, réflexion, autocorrection, critique... Sans présenter de méthode systématique (même s'il s'appuie sans cesse sur les expériences et les outils liés à sa méthode d'enseignement), ce que Lipman systématise, c'est la manière dont il conçoit l'activité intellectuelle d'un enfant et les éléments qu'il juge cruciaux dans son développement. Le livre contient donc de précieuses analyses quant à certaines opérations mentales trop peu travaillées à l'école, des situations de travail à explorer, des perspectives d'éducation à développer...