Revue

Carré de culture, carré de nature , retour sur image !

Depuis dix ans, la Fondation 93, centre de culture scientifique et technique de Seine-Saint-Denis, que rien ne prédisposait à la discipline, mène un travail de mise en chantier de la philosophie à destination d'une population scolaire particulièrement défavorisée : celle des SEGPA1. Le recul permet peut-être d'en comprendre un peu mieux la genèse, et d'en analyser plus finement le déroulement.

GENÈSE

Toute chose possède sa grande et sa petite histoire, entraînant à leur suite une kyrielle de vérités possibles. Dire que la Fondation 93 s'est retrouvée à gérer par le plus grand des hasards une opération philosophique saluée maintenant comme particulièrement d'avant-garde et innovante, est l'une de ces vérités, ni plus ni moins véridique qu'une autre. Mais chacun sait que les hasards ne favorisent que ceux qui s'y sont préparés ! Un retour sur image, tel un flash-back cinématographique, permet peut-être un autre regard sur les ingrédients de cette préparation à un bienheureux hasard.

1982 : l'association se crée à partir d'une série d'expériences conduites par le centre culturel de la ville de Bagnolet, pour mettre en oeuvre ce que l'on nomme encore la " vulgarisation scientifique ". Le choix, opéré dès l'origine, de refuser par principe toute installation dans un lieu de type muséologique ouvert au public va être lourd de conséquences. Parmi celles-ci, la nécessité de fait dans laquelle se place l'association de devoir concevoir des productions ou des opérations ne pouvant être qu'itinérantes. La logique guichetière qui soumet souvent les équipements culturels à fonctionner comme une machine à produire de la force " centripète ", machines qui à l'image des trous noirs tentent d'attirer vers leur centre les publics alentours, est donc rejetée d'emblée par l'association.

La Fondation 93, parce qu'elle doit, pour exister, négocier sans cesse des partenariats avec plusieurs réseaux (scolaires, culturels et sociaux), actualise en même temps en permanence une acuité et une sensibilité à son territoire. Cette position explique peut-être pour partie l'intuition professionnelle qui guidera une grande partie de ses choix d'activités. Ainsi, après dix ans de fonctionnement, elle choisit une réorientation radicale d'une partie de ses activités. Alors même qu'elle a conquis une certaine notoriété dans la conception et la réalisation d'expositions itinérantes (à l'époque par exemple, près de 250 exemplaires de ses valises-expositions circulent dans une quinzaine de pays et rencontrent plus d'un million de spectateurs chaque année), alors que de beaux jours lui sont promis dans le domaine de la réalisation formelle de produits présentant les sciences expérimentales au plus grand nombre, elle choisit d'abandonner ce secteur et de se tourner vers des opérations dites " d'éducation populaire ", et d'ouvrir largement son activité aux sciences humaines.

Pourquoi un tel choix ? Pour deux raisons principales !

Première d'entre elles, la démarche de " vulgarisation ", sur laquelle elle appuyait au début ses productions, lui apparaît comme de plus en plus suspecte. Si elle a été une des premières structures à en rejeter le terme, pour autant l'association n'a pas pris en compte toutes les conséquences d'un tel abandon. Il ne s'agit pas d'une simple rupture stylistique. Cela va la conduire à affirmer une personnalité plus typée. La Fondation 93 commence en effet à penser sérieusement que si la vulgarisation conserve une pertinence dans l'éducation de base et qu'elle permet à chacun d'acquérir les bases d'un savoir historiquement assimilé et imprégnant fortement l'inconscient collectif, la méthode ne fonctionne plus avec la plupart des concepts de la science contemporaine. En effet, si tout le monde perçoit plus ou moins confusément que les corps tombent et que le plus lourd que l'air peut physiquement voler, vulgariser les avancées les plus récentes de la physique, de la biochimie, ou les théories freudiennes de l'inconscient, relève d'une gageure autrement plus difficile, voire d'une escroquerie. Force est de constater que beaucoup de découvertes actuelles sont, à proprement parler, " invulgarisables " en temps réel. Et que le vieux rêve d'un " honnête homme ", connaissant un peu de tout sur tout, si cher aux humanistes du siècle des Lumières, s'est évanoui aujourd'hui.

Deuxième raison de cette réorientation de l'activité vers des formes issues de l'Éducation Populaire : l'aggravation brutale des effets de la crise économique sur les populations de Seine-Saint-Denis. L'outil formel que représente une exposition dans le catalogue culturel devient, face à cette crise, par trop dérisoire. Outil d'entretien pour tous ceux qui conservent une sensibilité à l'acte culturel de découverte, il manque singulièrement d'efficacité pour conquérir ceux qui en sont éloignés. L'Éducation Populaire offre l'avantage d'une participation plus directe du public, d'un travail en plus grande profondeur sociale.

En abordant ce nouveau secteur, la Fondation 93 entreprend pourtant d'en rejeter certains préalables qui, tels des truismes, ont pris rang d'incontournables vérités par la seule force de la répétition incantatoire. Il en va ainsi du choix des sujets qu'il faudrait par principe laisser à la libre initiative du public. Il en va de même du quotidien, réputé être le point de départ idéal pour tout parcours qui se propose de simplifier l'accès au monde et autres pseudo-vérités, issues certes d'une générosité sociale, mais sans aucune consistance pédagogique.

En lieu et place, notre association professe l'idée de l'importance pour les professionnels d'assumer pleinement leurs choix de thèmes ou de sujets. Elle affirme qu'il convient d'arrêter de s'évertuer à simplifier un monde devenu définitivement complexe. Qu'il faut, au contraire, donner au plus grand nombre les moyens d'affronter cette complexité. Elle proclame, contre le sentiment général, qu'à l'ouverture des " boîtes noires ", il faut substituer l'apprentissage de l'usage intelligent et humainement solidaire de ces " boîtes noires ".

En choisissant cette démarche, l'association fait une série d'autres choix radicaux. Elle déclare ainsi que l'ambition doit être le principal moteur d'un projet et que, plus un individu ou un groupe est en difficulté d'apprentissage, plus grande doit être l'ambition. Elle affirme vouloir appuyer son travail éducatif sur la mise en valeur de la question. Elle pense de plus en plus que l'enjeu consiste surtout à apprendre comment discriminer les questions purement expertes, nécessitant un fort bagage de savoir préalable, des questions de société et d'usage, ne l'exigeant pas forcément. Elle décide d'explorer la piste du dialogue entre experts et non-experts. L'enjeu devenant alors de passer d'un " partage de tous les savoirs ", devenu aujourd'hui parfaitement illusoire, à un " partage du maximum des questions ", devenu lui impératif.

ET LA PHILOSOPHIE ?

Si tout cela conduit à élargir sérieusement le champ de la culture scientifique, cela ne mène pas obligatoirement à la philosophie. Comment l'association y arrive-t-elle ?

Parmi toutes les opérations que proposait la Fondation 93 il y a une décennie, le hasard, encore lui, la conduit à en mener une en collaboration avec l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). Les élèves d'une classe de SES2, ancêtre des SEGPA, ont pu ainsi vivre un parcours de découverte autour de la conception et de la gestion d'un jardin potager. Á l'issue de l'année scolaire, l'animatrice qui, au sein de la Fondation 93 suit le projet, très fière du jardin potager, propose au directeur de généraliser la démarche à l'ensemble des classes de SES. Devant sa réaction quelque peu dubitative, elle entreprend de le convaincre. Son principal argument étant que, " pour ce genre d'élèves, cela leur permet au moins de comprendre le rythme des saisons ! ".

Cette volonté à minimum, tellement contradictoire avec à l'ambition affichée de l'association, ce but simplissime face à la volonté affichée d'ouverture à la complexité du monde, mettent, à proprement parler, le directeur hors de lui. Par colère, plus que par réflexion, il affirme alors que, si un jour, la Fondation 93 doit généraliser un jardin pour des SES, ce sera un jardin philosophique. Un espace qui affirmera d'emblée l'ambition de l'objectif et la croyance dans l'intelligence potentielle des participants. Quel que soit par ailleurs leur niveau scolaire. En mai 1996, l'association envoie aux trente-cinq SES de Seine-Saint-Denis un courrier qui dit en substance : " Vous croulez sans doute sous les propositions de projets utiles qui prétendent pouvoir apprendre à vos élèves des contenus techniques, un peu d'informatique etc. Nous doutons de l'utilité réelle de ce type de proposition. Aujourd'hui nous vous vous proposons de conduire avec nous une expérience, a priori inutile du point de vue de la formation professionnelle, mais dont nous sommes persuadés de l'utilité sociale et pédagogique pour des élèves en grand désarroi scolaire. Nous vous proposons de participer à un projet culturel s'appuyant sur la philosophie, qui permettra peut-être à vos élèves de mieux se situer dans le monde."

Nous espérions une ou deux réponses, nous en aurons dix-sept. Il ne restait plus qu'à trouver le contenu et la forme d'une profession de foi, à l'énoncé aussi péremptoire.

Premier élément, nous choisirons chaque saison un sujet unique pour tous les participants. Cela permettra, en fin de parcours, la confrontation des démarches. Le premier sujet choisi sera volontairement une des grandes " tartes à la crème " de la philosophie, l'opposition entre nature et culture. D'où le titre générique de l'opération : " Carré de culture, carré de nature ". Le terme carré étant directement issu de la forme du jardin potager à l'origine du projet.

Deuxième élément, chaque parrain philosophe ne rencontrera son groupe que cinq fois. Nous voulons donner aux rencontres un caractère de rareté qui doit renforcer le côté précieux des échanges. Quatre de ces rencontres auront lieu en classe, mais la cinquième se déroulera à l'extérieur, dans un lieu choisi par le philosophe comme susceptible de galvaniser la pensée des élèves". Á l'évidence, ce moment s'inspire bien sûr fortement de la " promenade socratique ". Le choix de ces lieux ne lassera pas au fil des ans de nous surprendre : Gloriette des Buttes-Chaumont, Café de Flore à l'endroit où Sartre et Beauvoir se sont si souvent rencontrés, grande lunette du télescope historique de Meudon... Nous eûmes même, une fois, à persuader l'Académie Française de nous accueillir sous sa coupole.

Les philosophes sont choisis en l'absence totale de critères ségrégatifs. La seule règle est la diversité. Nous ne souhaitons travailler avec aucune école ou aucun genre particulier. Il y a des professeurs de lycée, d'université, des indépendants, des thésards qui viennent régulièrement rafraîchir la démarche et des oiseaux bizarres, compagnons de route et de pensée. Il y a des inconnus et des noms connus. Parfois même nous ne découvrons qu'en cours de collaboration la notoriété d'un partenaire, ignorants que nous sommes du milieu de la philosophie.

Pour conclure l'opération, nous nous engagions à livrer à chaque groupe un carré de trois mètres sur trois. Ce carré, qui invite les groupes à une restitution publique au sein des établissements de leur travail, indique en même temps le refus de principe de notre association de réduire à une dimension scolaire sur une feuille blanche, la dimension de l'opération. Mais pour que cela fonctionne, le carré doit être un élément du sérieux tangible de notre demande. Nous leur livrons donc de beaux carrés, en beau bois, commandés chez un fabricant de mobilier urbain de qualité.

Dans ces carrés, pendant six ans, nous verrons s'inscrire des micropaysages de " land art ", des boîtes à questions ouvertes aux autres élèves, des cavernes platoniciennes bien évidemment... et une kyrielle de choses étranges. Nous y verrons même des pièces de théâtre, le carré alors se redressant fièrement pour servir de cadre de scène. Nous y verrons un jour une yole de 7,5 mètres de long, superbe bateau qui participera aux finales du concours maritime lancé à l'occasion de l'an 2000. Sans aucun doute, la seule embarcation qui ne comptera à son bord pas un seul marin de souche. Le thème philosophique central de " Carré ", cette année-là, était " Apprendre ? ". Deux professeurs de SEGPA ont choisi, parallèlement à la démarche de réflexion, d'entreprendre de construire tous ensemble avec les élèves un objet que personne n'avait jamais conçu, plaçant ainsi à égalité d'apprentissage, professeurs et élèves.

Aujourd'hui, si l'opération conservait la mémoire du nom, le carré a été abandonné sous sa forme physique. Les élèves conçoivent maintenant des sentences, des maximes ou des aphorismes. Certains sont affichés, grandeur nature, dans la cité. Sur des calicots et des oriflammes, qui rayent la ville de la pensée de ces élèves réputés peu doués pour les démarches intellectuelles. Nous livrons aussi dans les établissements un dispositif scénographique que nous avons baptisé " la chaise de Monsieur Rodin ". Une chaise, fixée sur un panneau, invite l'ensemble des élèves du collège à découvrir les textes des participants de " Carré ".

QUEL BILAN DIX ANS APRÈS ?

Après 10 ans d'expérience, quels sont les éléments saillants du bilan ? Les embrasements qui ont saisi en novembre 2005 les banlieues prouvent à l'évidence que notre regard sur la jeunesse doit se modifier. Á les regarder en loup, ils agissent en loup ! Bien sûr, à elle toute seule, une opération comme " Carré " ne suffit pas à changer le regard. Dans son cercle réduit, elle modifie pourtant le regard d'une population sur les élèves de SEGPA, et surtout elle modifie le regard des élèves sur eux-mêmes. Ils peuvent s'inscrire, à proprement parler, dans le cercle des penseurs. Sinon des " grands penseurs ", tout du moins du côté de ceux qui font rentrer la réflexion comme une solution possible aux problèmes que l'on rencontre dans la vie. Cette réappropriation de la dimension réflexive de sa personnalité est une des armes pour lutter contre la violence.

Á sa manière, " Carré de culture, carré de nature " postule un monde complexe mais néanmoins abordable. Elle ne propose pas aux élèves une méthode infaillible pour tout comprendre, mais un point d'appui pour appuyer des leviers de compréhension. Elle développe, en filigrane du choix de ses thèmes et de la méthodologie utilisée, le principe d'une recherche en commun de la vérité. Une vérité qui ne se joue pas l'un contre l'autre, mais ensemble. Une vérité dont les élèves peuvent comprendre, qu'un peu à l'image de l'horizon, elle s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'en rapproche. Pour autant, le travail que propose la philosophie n'est pas une simple illustration du mythe de Sisyphe, qui croyant poser son fardeau en haut de la colline le voyait rouler en bas, ruinant ses efforts à zéro. La vérité devient simplement un peu plus relative, et toujours potentiellement à enrichir collectivement. Les participants ne sont pas découragés par cette découverte, au contraire, ils imaginent plus facilement pouvoir prendre place dans un monde qui n'est plus d'absolu.

Parmi les éléments intangibles de l'opération, nous pouvons placer au premier plan les résultats purement scolaires. Sans discourir à l'infini sur tous les apports théoriques liés à la construction de la personne (aptitude à la parole, à l'écoute, etc.), ils constituent une sorte de juge de paix incontournable. Chaque professeur qui depuis dix ans a participé à " Carré " pourra en attester, ils sont dans une progression qui va bien au-delà de la courbe de référence.

Il est plus difficile de rendre à la philosophie la part qui lui revient et, à la simple introduction de tout projet culturel dans le rythme scolaire, ce qui doit être porté à son crédit. Il apparaît cependant des lignes de force propres à la philosophie, un appétit du questionnement et du raisonnement en premier lieu. Tout cela mériterait des recherches approfondies, conduites par des partenaires extérieurs à la Fondation 93. Ils ont toujours été les bienvenus.

Autre élément intangible : le sentiment qu'ont les intervenants philosophes de faire réellement de la philosophie. Ils s'attendent souvent à faire avant tout une forme d'acte caritatif de solidarité, dans lequel la philosophie ne jouera qu'un rôle de prétexte. Ils ressortent souvent avec le sentiment d'avoir à proprement parler " fait de la philo ", souvent beaucoup plus d'ailleurs qu'avec des élèves de terminale. Quelle est dans ce sentiment la part du retour sur investissement de l'enthousiasme exceptionnel qu'ils apportent à l'expérience ? Là encore, seule une étude plus fine pourrait le déterminer.

Il y a de cela cinq ans, la Fondation 93 a proposé aux autres praticiens de ces " Nouvelles pratiques philosophiques à visée éducative", de se retrouver dans un premier colloque. Acte éminemment suicidaire, nous ont rapidement prédit nombre d'habitués des milieux philosophiques. Tant il est vrai que ces milieux comptent d'écoles et donc d'ennemis potentiels. " Vous allez y laisser des plumes ! ", nous disaient ces oiseaux de mauvais augure. Visiblement le temps de l'écoute devait être venu, puisque ce premier colloque et ceux qui lui ont succédé chaque année n'ont jamais recensé de victimes co-latérales. Milieu apaisé donc que celui de la philosophie ?

Pour ce qui est des praticiens " alternatifs " sans aucun doute. Pour ce qui est du rapport avec les milieux institutionnels, loin de là. Nous ne nous lassons pas d'être, à proprement parler, sidérés par la violence des échanges. Venant de l'extérieur, il est inimaginable que ce monde, qui revendique à l'envie Socrate et Platon, soit si peu enclin au dialogue et à la nuance. Il est vrai que l'enjeu politique est d'importance. Á travers la démocratisation des pratiques éducatives et culturelles de la philosophie, se joue quelque chose qui a profondément à voir avec le rapport à la modernité et au changement qu'une société peut ou non supporter. Sans aucun doute est-ce à proprement parler insupportable pour certains que le temple soit ouvert aux diacres et aux débats !

La Fondation 93, pour sa part, est passée jusqu'à présent le sourire aux lèvres dans ce véritable champ de mine. Quiconque souhaiterait nous expliquer que la philosophie nous est interdite peut venir à tout moment nous le dire... de préférence en public et, pourquoi pas, au coeur de cette moderne agora que représente une classe de SEGPA d'une ville de banlieue, plutôt que sous les ors des salons de la République ou les projecteurs des studios des grands médias. Il y a fort à parier qu'en Seine-Saint-Denis, cela serait assimilable à la tentative que pourrait faire un philosophe pour expliquer à des affamés la vacuité des nourritures terrestres.


(1) SEGPA : Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté. Regroupe des élèves en difficulté scolaire dans certains collèges, de la sixième à la troisième.

(2) SES : Section d'Enseignement Spécialisé.

Télécharger l'article