Revue

Le travail de la pensée dans la discussion entre enfants : entre sens commun et philosophie

Que peut-on attendre, quant au travail de la pensée, de la discussion entre enfants ? Est-ce qu'il y a du philosophique dans ce genre de discussion ? Il ressort du colloque de Balaruc (avril 2003), que la discussion entre enfants n'est pas à proprement parler philosophique mais qu'elle est, selon l'expression de J.-Y. Château, en un sens philosophique. Elle est préparatoire (propédeutique) à une véritable entrée en philosophie, elle est un cheminement vers la philosophie. À l'école primaire, le philosophique n'est pas de l'ordre d'un objectif à atteindre, mais de l'ordre de la finalité régulatrice. Le maître oriente les discussions entre enfants vers la philosophie en maintenant des exigences de dialogue et de recherche de la vérité (discuter de la validité des idées et non pas polémiquer avec les personnes). Je voudrais montrer que si la discussion entre élèves de l'école primaire n'est pas à proprement parler une discussion philosophique mais plutôt un débat réflexif, elle vise cependant à une mise en oeuvre du "sens commun" suivant les trois maximes de Kant dans la Critique de la faculté de juger (§ 40)et que c'est en tant qu'exercice de la pensée sans préjugé, de la pensée élargie et de la pensée conséquente, qu'elle est en un sens philosophique et qu'elle prépare à la philosophie en tant que discipline autonome. Qu'il y ait de la pensée à l'oeuvre dans la discussion entre enfants, ne signifie pas pour autant que celle-ci soit philosophique. En effet, la pensée, y compris la pensée spéculative, n'est pas propre à la philosophie : c'est ce que nous allons développer dans une première partie. Puis nous montrerons en quoi la discussion entre enfants exerce le sens commun. Enfin, à partir de la notion de " sens communautaire " chez H. Arendt, nous essayerons de dégager la spécificité de la discussion à l'école primaire.

PHILOSOPHIE, PENSÉE ET LITTÉRATURE

La philosophie ne se confond pas avec la pensée. Il ne suffit pas qu'il y ait de l'étonnement, de l'interrogation, de la discussion d'idées, du questionnement existentiel pour qu'il y ait de la philosophie. Il ne suffit pas qu'il y ait de la pensée pour qu'il y ait de la philosophie et il y a de la pensée, et de la pensée spéculative, ailleurs que dans la philosophie et en particulier dans les arts et dans les sciences.

1) Philosophie et pensée

La puissance de la pensée s'exerce essentiellement dans la lutte contre les préjugés, les erreurs et la bêtise. Les préjugés, ce sont les opinions toutes faites, les manières habituelles de penser, c'est-à-dire ces idées qui s'imposent à nous, que nous n'examinons pas, que nous ne questionnons pas, parce qu'elles se laissent à peine apercevoir tant elles se drapent dans l'évidence de ce qui va de soi, de ce qui ne se discute pas. Se libérer des préjugés est, pour la pensée, une tâche sans cesse à reprendre. L'obstacle principal à la pensée n'est pas extérieur à la pensée, il n'est pas dans la complexité du réel, la faiblesse des sens et de l'esprit humain, la force des passions et des intérêts etc. ; il est au coeur même de la pensée. Comme l'écrit Bachelard, " c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles " ( La formation de l'esprit scientifique, Vrin, p. 13). Il y a une inertie de la pensée qui est intérieure à la pensée elle-même et l'esprit pense en surmontant ce qui, dans la pensée même, fait obstacle à la pensée. L'erreur n'est pas le seul "négatif" de la pensée : plus profondément, il y a la bêtise, une manière basse de penser. " La lâcheté, la cruauté, la bassesse, la bêtise ne sont pas simplement des puissances corporelles ou des faits de caractère et de société, mais des structures de la pensée comme telle ", écrit G. Deleuze ( Différence et répétition, PUF, 1969, p. 196). Il y a des pensées bêtes et celles-ci peuvent pourtant être faites de vérités. La bêtise n'est pas une manière de se tromper mais elle est la non-pensée dans la pensée.

La puissance de penser, en tant qu'elle est dépassement de l'obstacle interne à la pensée que sont les préjugés, les opinions toutes faites et la bêtise, est à l'oeuvre aussi bien dans les arts et les sciences que dans la philosophie, même si on peut considérer que la philosophie a, depuis la critique platonicienne de la doxa, une responsabilité particulière à cet égard.

2) Philosophie et littérature

Prenons l'exemple de la littérature. Le partage des textes entre textes dits " littéraires " et textes dits " philosophiques " a sa légitimité, mais c'est aussi un partage institutionnel et historique des disciplines et des corpus. La philosophie tend à se prémunir contre le "littéraire" et le "fictionnel", qui, malgré tout, ne cessent de faire retour en elle du fait même que la philosophie se parle et s'écrit dans une langue naturelle. L'écrit philosophique a existé historiquement sous des formes littéraires diverses :

" Aujourd'hui la forme dominante de l'écrit philosophique est l' Exposé ou la Dissertation. Au cours des siècles, les philosophes ont écrit des Traités, des Systèmes, des Dialogues, des Éléments, des Problèmes (ainsi la Critique de la raison pure), des Lettres, des Miroirs, des Contes, des Commentaires, des Livres de théorèmes, des Méditations, etc. Dès lors, pourquoi pas des romans aussi bien que des drames, des confessions et des chants ? ", écrit V. Descombes ( Proust, philosophie du roman, Minuit, 1987, p. 24).

La philosophie s'écrit, et la littérature pense. Non seulement la littérature pense, mais il y a peut-être aussi du philosophique dans la littérature. (Cf. P. Sabot, Philosophie et littérature, PUF, 2002). Quel est le rapport entre la littérature (et l'art en général) et la philosophie ? Ce rapport n'est pas hiérarchique : la littérature n'est pas subordonnée à la philosophie ni la philosophie à la littérature. Littérature et philosophie sont deux manières différentes de penser. La littérature doit être reconnue comme une pensée singulière capable de vérité, une pensée singulière donnée nulle part ailleurs que dans la littérature elle-même. Comment la pensée, comment le philosophique sont-ils présents dans les textes littéraires ? Le philosophique n'est pas localisé dans un contenu caché dont'il appartiendrait au philosophe de manifester en séparant le fond de la forme, le philosophique du littéraire comme on sépare le bon grain de l'ivraie. La " philosophie littéraire " (selon l'expression de P. Macherey dans À quoi pense la littérature ?, PUF, 1992) est dans les formes littéraires elles-mêmes et non pas en arrière d'elles, dans le travail même du texte et non pas à son insu. C'est une pensée sans concepts (mais peut-on alors parler de philosophie ?) et sans raisonnements, une pensée par schèmes narratifs, par personnages romanesques, par figures de style. De même, la pensée singulière du cinéma s'exprime, comme le montre Deleuze, dans les images que produit le cinéma. " Les grands auteurs de cinéma (...) pensent avec des images-mouvement et des images-temps au lieu de concepts " ( cinéma I - L'image-mouvement, Minuit, 1983 p. 7-8).

Prenons l'exemple de l'oeuvre de Proust Celui-ci a écrit un essai, le Contre Sainte-Beuve et dans le dernier volume de La Recherche, le narrateur se livre à une méditation explicitement philosophique sur l'essence de l'oeuvre d'art. Dans Proust, philosophie du roman, Descombes pose le problème du philosophique chez Proust : la philosophie proustienne est-elle dans ce qui est explicitement philosophique, dans l'essai théorique et dans les pensées spéculatives du Temps retrouvé ? Ou bien y a-t-il du philosophique dans le romanesque lui-même et y a-t-il une "philosophie du roman", une philosophie produite dans et par le roman à travers les moyens propres de la narration (intrigues, personnages) ? La lecture philosophique habituelle consiste à situer le philosophique dans les propositions théoriques contenues dans le roman et à isoler comme telles ces pensées en les séparant de leur présentation littéraire. V. Descombes renverse cette priorité du théorique sur le romanesque en situant le philosophique non pas tant dans le Contre Sainte-Beuve ou dans les digressions spéculatives du narrateur de La Recherche que dans la philosophie produite par le roman, c'est-à-dire là où Proust pense en romancier écrivant un roman et non un essai. " Pourquoi ne pas considérer que le roman est philosophiquement plus avancé que l'essai ? Pourquoi ne pas chercher la pensée la plus instructive dans le récit ? (...) Tandis que l'essai s'en tient au mode de penser des philosophies de la conscience, de sorte que la scène de l'action est réduite à l'esprit d'un sujet pensant, le roman conçoit tout événement selon le schéma d'une action à laquelle prennent part plusieurs personnages " (Descombes, p. 18-19). Mais on peut se poser alors la question suivante : qu'est-ce qui permet à V. Descombes de juger que Proust romancier est philosophiquement plus intéressant que Proust théoricien ? C'est en tant que philosophe et du point de vue de la critique des philosophies de la conscience par Wittgenstein (c'est-à-dire des débats internes à la "communauté philosophique") que V. Descombes juge la philosophie de Proust et discrimine entre ce qui est philosophique et ce qui ne l'est pas. La spécificité de la philosophie est en effet, selon Deleuze, la construction des concepts et c'est au philosophe qu'il revient de construire les concepts mis en oeuvre par et dans les productions artistiques singulières. Ainsi, la philosophie du cinéma consiste à créer les concepts qui sans elle et sans lui n'existeraient pas, les concepts singuliers du cinéma et rien d'autre : " les concepts du cinéma ne sont pas donnés dans le cinéma. Et pourtant ce sont les concepts du cinéma, non pas des théories sur le cinéma " (Deleuze, cinéma 2 - L'image-temps, Minuit 1985).

Il y a donc de la pensée - de la pensée spéculative et même peut-être de la pensée philosophique - à l'oeuvre dans les arts, dans les sciences (sur les sciences, cf. Bachelard), de la pensée c'est-à-dire du dépassement des opinions toutes faites. Il y a de la pensée non seulement dans les hauteurs de la poésie (Hölderlin par exemple), mais aussi dans le prosaïsme du roman. S'il y a une "philosophie littéraire" (une pratique littéraire de la philosophie), cela signifie aussi que la philosophie est une activité plurielle, dans une grande diversité de pratiques discursives et de formes d'expression. Il y a de la philosophie au-delà du champ de la philosophie institutionnellement reconnue. La philosophie n'étant pas liée par principe à une forme de discours définie une fois pour toutes, il faut la concevoir principalement comme une activité, une pratique de pensée, cette pratique pouvant prendre des formes diverses d'expression. Mais alors y a-t-il du philosophique dans les discussions entre enfants ? La philosophie est-elle accessible aux enfants ?

3) Enfance et philosophie

La philosophie se caractérise par sa visée totalisatrice (penser le réel et l'expérience humaine dans sa totalité), par la systématicité de sa pensée, par la radicalité de son questionnement, par sa sui-référentialité (est philosophique la compréhension du réel qui est en même temps une compréhension de soi et où celui qui cherche à comprendre est lui-même en question dans ce qu'il cherche à comprendre), par la liberté de la pensée et l'indépendance par rapport aux autorités (en particulier familiales, religieuses et politiques). En ce sens-là, la philosophie est inaccessible à l'enfant, même si on peut lire des extraits de textes philosophiques dès le cycle 3 (cf. J. Chatain et J-C Pettier, Textes et débats à visée philosophique, CRDP de Créteil, 2003).

L'enfant est une personne à part entière, mais inachevée dans son développement physique, intellectuel, moral et social. Il a une expérience à la fois profonde et limitée de la condition humaine, une expérience de la vie, de la mort, de la maladie, de la souffrance, du plaisir, de l'amour etc., mais il n'accède pas encore à la totalité de l'expérience humaine (en particulier dans les domaines sexuel, social, économique et politique). Or c'est cette totalité que la philosophie vise à penser. L'enfant n'a qu'un accès limité à la culture et il ne commence à entrer dans les disciplines scolaires proprement dites qu'à partir du cycle 3, et, s'il est déjà un citoyen en tant que membre de la communauté politique, il n'est pas encore un citoyen à part entière et il est sous l'autorité des adultes (en particulier l'autorité parentale et l'autorité des maîtres d'école). L'enfant pense et la société - cf. les droits de l'enfant - lui en reconnaît le droit (l'enfance, dit Schopenhauer, est " surtout théorique et désireuse d'apprendre " : l'activité intellectuelle y est l'activité prédominante), mais sa pensée reste fortement tributaire des autorités dont il dépend et qui sont nécessaires pour sa formation. La philosophie, comme pensée du réel et de l'expérience humaine dans sa totalité, suppose, pour être véritablement pratiquée, qu'un certain nombre de seuils soient au préalable franchis par l'individu. C'est dans le temps de l'adolescence que ces seuils sont franchis et, si la philosophie est la sortie de l'enfance en tant que minorité, l'adolescence est l'âge de l'entrée dans la philosophie comme telle.

Il y a toutefois une analogie entre la philosophie et l'enfance. Il faut en effet distinguer l'enfance comme âge de la vie et comme minorité et l'enfance comme commencement, comme métaphore du commencement. La philosophie est (re)commencement de la pensée et " il faut endurer l'enfance de la pensée ", comme le dit J.-F. Lyotard : " L'esprit des hommes ne leur est pas donné comme il faut, et doit être re-formé. Le monstre des philosophes, c'est l'enfance. C'est aussi leur complice. L'enfance leur dit que l'esprit n'est pas donné. Mais qu'il est possible. Former veut dire qu'un maître vient aider l'esprit possible en attente dans l'enfance à s'accomplir. (...) C'est cela que je veux dire d'abord par cours philosophique. On ne peut pas être un maître, maîtriser le cours. On ne peut pas exposer une question sans s'y exposer. Interroger un " sujet " (la formation, par exemple) sans être interrogé par lui. Donc sans renouer avec cette saison d'enfance, qui est celle des possibles de l'esprit. Il faut re-commencer. Ne peut pas être philosophe l'esprit, y compris l'esprit du professeur de philosophie, qui arrive nanti sur la question, et en classe, qui ne commence pas. Qui ne reprend pas le cours par le commencement " (J.-F. Lyotard, Le cours philosophique, dans La grève des philosophes, École et philosophie, Editions Osiris, 1986, p. 34-35). L'enfance, l'enfance de la pensée, est une métaphore de la philosophie, mais cette métaphore ne dit rien des capacités philosophiques des enfants. Les enfants, avec leurs questions surprenantes ou dérangeantes, ne sont pas plus spontanément philosophes qu'ils ne sont spontanément artistes avec leurs dessins "à la Miro". Mais alors qu'en est-il de la discussion entre enfants, quant au travail de la pensée ? Quelle pensée y est-elle à l'oeuvre ?

LA " DISCUSSION À VISÉE PHILOSOPHIQUE " : UNE MISE EN PRATIQUE DU SENS COMMUN

Les buts de la discussion entre enfants sont l'apprentissage de la réflexion et l'exercice du jugement.

1) Apprendre à réfléchir et exercer le jugement

a) Apprendre à réfléchir

Qu'est-ce que réfléchir ? La réflexion est le retour de la pensée sur elle-même. C'est aussi l'examen critique des pensées par suspension du jugement, en tant que celui-ci est une prise de position. Dans l'acte de réflexion, le moi est divisé entre le sujet qui réfléchit et les pensées examinées : structure du " deux-en-un " de la réflexion, dont H. Arendt attribue la découverte à Socrate (cf. H. Arendt, La vie de l'esprit /1. La pensée, chapitre 18 : Le deux-en-un, PUF, 1981). La pensée est définie par Socrate comme "le dialogue de l'âme avec elle-même" (Platon, Thééthète 189e-190a ; Sophiste 264a-b). On peut en retenir trois traits : la pensée ( dianoia) est un discours ( logos) et un discours que l'âme tient en silence avec elle-même, un "discours intérieur" ( entos dialogos - cf. Sophiste 263e) ; ce discours-dialogue procède par questions et réponses : le but de ce dialogue de l'âme avec elle-même est la formation de l'opinion ( doxa), c'est-à-dire la prise de position par affirmation ou négation, cette opinion étant dès lors vraie ou fausse. La réflexion a un caractère dialogique : dans la subjectivité du sujet réfléchissant, il y a toujours en un sens l'intersubjectivité. Dans la " discussion à visée philosophique ", l'élève apprend à réfléchir (à dialoguer intérieurement avec lui-même) en même temps qu'il apprend à formuler et examiner ses pensées en les communiquant aux autres élèves. La réflexion comme dialogue avec soi-même est à la fois condition et effet de la discussion entre élèves.

La discussion permet aussi chez les élèves une réflexion au sens d'un retour sur un vécu déjà pensé mais de façon spontanée et irréfléchie. L'enfant de l'école primaire a une expérience du réel (rapport à soi-même, aux autres, au monde et à l'existence) et, comme élève, une expérience scolaire (rapport au savoir, à la culture, à la langue, à l'apprentissage). Cette expérience immédiate est déjà plus ou moins mise en mots, plus ou moins structurée, à travers les échanges entre l'enfant et sa famille, l'élève et les maîtres d'école. La discussion entre enfants est un lieu et moment de réflexion, de retour critique sur cette expérience première ; les expériences de chacun peuvent alors être partagées par les autres et constituer une expérience commune : on s'accorde sur ce dont on parle, la référence devient co-référence, référence commune et amorce d'un "monde commun". Ce partage d'une expérience est une condition de la réussite de la " discussion à visée philosophique ", le détour par des "exemples" est nécessaire, faute de quoi la discussion risque de verser dans le verbalisme.

b) Exercer le jugement

Qu'est-ce que juger ? Quand la réflexion donne lieu à une prise de position, il y a jugement.

" Car voici ce que me semble faire l'âme quand elle pense : rien d'autre que dialoguer, s'interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant. Et quand, ayant tranché, que ce soit avec une certaine lenteur ou en piquant droit au but, elle parle d'une seule voix, sans être partagée, nous posons que c'est là son opinion ", Platon, Théétète, 190a.

Arrêter, d'une façon réfléchie, une opinion sur quelque chose, c'est juger, c'est-à-dire opiner, prendre position, discriminer le vrai du faux, le beau du laid, le bien du mal, le juste de l'injuste, le légal de l'illégal, etc. Selon Aristote, juger consiste à attribuer un prédicat à un sujet (Socrate est un homme). Kant substitue à l'idée de prédication celle de subsomption. Le jugement est l'acte par lequel un cas particulier est placé sous (subsumé) un concept, une règle universelle. " Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume sous celui-ci le particulier est déterminante (...). Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l'universel [qui lui correspond], elle est simplement réfléchissante " (Kant, Critique de la faculté de juger, Vrin, p. 27-28). Faire un diagnostic médical, par exemple, est un jugement réfléchissant : ce cas particulier -tels symptômes chez tel malade-, c'est la grippe (les symptômes sont donnés, le concept est à trouver - dans cet exemple, le concept de grippe). Décider d'un traitement thérapeutique, c'est un jugement déterminant : c'est la grippe -le concept est donné-, le traitement, pour tel malade particulier, est alors le suivant... Le jugement est une opération complexe, un art qui exige de l'invention et, même lorsque la règle est donnée, ce n'est pas une opération mécanique. Kant donne l'exemple de médecins, juges ou hommes d'Etat qui connaissent très bien les règles générales de leur métier mais qui se trompent dans l'application de ces règles soit par manque non pas d'entendement mais de " jugement naturel" ( Critique de la raison pure, PUF, p. 149), soit par manque d'exercice de leur jugement dans des exemples et des situations réelles. On ne peut donner des règles pour le jugement car alors il faudrait de nouvelles règles pour l'application de ces règles : " on voit donc que si l'entendement est capable d'être instruit et armé par des règles, le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé (...), il faut que l'élève possède par lui-même le pouvoir de se servir de ces règles exactement (...) " ( ibid, p 148).

La plupart des discussions entre enfants à l'école primaire portent sur des questions qui appellent des jugements, des questions qui appartiennent au domaine de l'humain, c'est-à-dire à un domaine où les situations sont souvent des situations particulières, différentes les unes des autres. Exemple : Peut-on vivre sans ami ? Être juste, est-ce traiter tout le monde de la même façon ? Dans ces débats, il ne s'agit ni de démontrer ni de prouver mais d'argumenter. Les " discussions à visée philosophique " se déroulent dans " la zone moyenne où le jugement se forme, à mi-chemin de la preuve, soumise à la contrainte logique, et du sophisme, motivé par le goût de séduire ou la tentation d'intimider " (Ricoeur, Le juste, Seuil, 1995, p. 25).

2) Les maximes du sens commun

Pour juger, il faut se libérer des conditions subjectives et particulières qui faussent notre point de vue et pour cela prendre en compte les points de vue des autres. " Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? " (Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? Vrin, p. 86). Juger, c'est rendre possible et instituer du sens commun en pensant en commun avec d'autres dans un espace public de communication et de discussion.

Par sens commun, Kant n'entend pas la connaissance commune (les opinions communément admises, par opposition à la réflexion et à la science) ni une sorte de sixième sens. Il ne s'agit pas d'une donnée psychologique ou sociologique. " Sous cette expression de sensus communis,on doit comprendre l'Idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire d'une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant du mode de représentation de tout autre homme (...) " (Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, Vrin, p. 127). Le sens commun est moins une faculté empirique particulière qu'une exigence qui s'impose à tous, c'est la condition subjective de toute communicabilité. Cette exigence est déterminée par les trois maximes suivantes : " 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. (...) On peut dire que la première de ces maximes est la maxime de l'entendement, la seconde celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison " ( ibid, p. 127 et 128).

a) Penser par soi-même

Penser par soi-même, ce n'est pas exprimer son opinion personnelle (" moi, je pense que... "). En effet, la plupart de nos pensées ne procèdent pas de l'activité de notre propre entendement, elles sont en nous des préjugés, c'est-à-dire des opinions que nous avons reçues à travers notre éducation et notre vie sociale et auxquelles nous donnons notre assentiment sans les avoir examinées. Penser par soi-même, ce n'est pas non plus remplacer une idée fausse (par exemple : le soleil tourne autour de la terre) par une vérité scientifique (la terre tourne autour du soleil). Tenir la conception héliocentrique pour vraie parce que le maître l'a dit, c'est en faire une croyance irrationnelle, c'est en fin de compte substituer un préjugé à un autre. Penser par soi-même, c'est savoir pourquoi telle proposition est vraie et en comprendre les raisons. C'est, dit Kant ( ibid, p. 128), oser sortir de " la passivité " et de " l'hétéronomie de la raison " (" le besoin d'être guidé par d'autres ") et accéder aux Lumières et à la majorité . En effet " être mineur,c'est être incapable de se servir de son propre entendement sans la direction d'un autre. (...) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières " (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?). Les Lumières ne consistent pas tant dans les connaissances acquises que dans l'usage de sa propre raison selon un critère d'universalité de la pensée. " Penser par soi-même signifie : chercher la pierre de touche de la vérité en soi - c'est-à-dire en sa propre raison. Et la maxime de toujours penser par soi-même est l'Aufklärung. Cela suppose bien moins que ne se l'imaginent ceux qui veulent voir l'Aufklärung dans les connaissances acquises ; elle consiste plutôt en un principe négatif de l'usage de la faculté de connaître et il arrive souvent que celui qui est abondamment pourvu de connaissances soit le moins éclairé sur leur usage. Se servir de sa propre raison ne signifie rien de plus que poser cette question au sujet de tout ce que l'on doit admettre : est-il possible de prendre pour un principe universel de l'usage de la raison celui en vertu duquel on admet quelque chose ou bien encore la règle qui dérive de ce que l'on admet " (Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée, Vrin, p 88).

b) Penser en se mettant à la place de tout autre :

" c'est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont moins les jugements réels que les jugements possibles " ( Critique de la faculté de juger, § 40, p. 127). La première maxime est inséparable la seconde. En effet, se libérer de ses préjugés (penser par soi-même) suppose un élargissement de la pensée afin "de pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement (...), et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il [= l'homme] ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui) " ( ibid, p. 128). Là encore, il ne s'agit pas de troquer un préjugé pour un autre. Se mettre à la place de l'autre n'est ni empathie ni adoption aveugle du jugement d'autrui ni comptage des voix d'une majorité, ce n'est pas un renoncement à l'activité autonome de son propre entendement (cf. H. Arendt, La crise de la culture , p. 307). Il s'agit au contraire de tenir l'exigence de penser par soi-même tout en se confrontant potentiellement ou réellement à d'autres points de vue. Dans la pensée élargie, l'imagination (la faculté de se représenter ce qui est absent et de se mettre à la place d'un autre homme), joue un rôle essentiel.

Reprenons l'exemple que donne H. Arendt : " Supposons que je regarde un taudis et que je perçoive dans cette construction déterminée l'idée générale qu'il n'exhibe pas directement l'idée de pauvreté et de misère. Je parviens à cette idée en me représentant à moi-même ce que je ressentirais si je devais y vivre : j'essaie de penser à la place de celui qui habite le taudis. Le jugement qui en sortira sera loin d'être nécessairement le même que celui de ses habitants - le temps et le manque d'espoir ont pu émousser l'atrocité de leur condition -, mais il deviendra pour mon jugement à venir sur ces questions un exemple mémorable auquel me référer. " (cité dans Juger, Point-Seuil, p. 155 . Sur la pensée élargie et la dimension éthique de la pensée élargie, voir aussi Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie, Grasset, 2002, p. 468-481).

c) Penser en accord avec soi-même,

" c'est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente,qui est la plus difficile à mettre en oeuvre ; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété " ( Critique de la faculté de juger, § 40, p. 128). Cette maxime est celle de la raison, autrement dit la pensée conséquente est celle qui vise à une unification et à une systématisation de la pensée. Arendt attribue à Socrate la découverte de la règle de l'accord avec soi-même, comme règle à la fois éthique et logique (cf. La crise de la culture, p. 281). Parce que je suis "deux-en-un" dans ce dialogue de moi avec moi-même qu'est la pensée, je suis en accord ou en désaccord avec moi-même et donc ne pas se contredire et ne pas dire de choses contradictoires constituent la règle fondamentale de la pensée. L'accord avec soi-même est une condition de l'accord avec les autres ; quiconque se contredit lui-même n'est pas fiable.

3) L'école et la discussion entre enfants : instituer du sens commun

Nous pouvons considérer que ces maximes du sens commun sont les exigences qui conditionnent la possibilité de la discussion à visée philosophique et que la discussion à visée philosophique institue et exerce du sens commun. Mais on peut dire aussi, comme l'a montré L. Cornu, que c'est l'école en général, ou plus exactement l'Idée d'Ecole, qui est pensable à travers les trois maximes formulées par Kant :

" Les conditions du sens commun ne sont rien d'autre sans doute que les trois maximes kantiennes, exprimant l'exigence de connaître, de comprendre, et de raisonner. L'école peut alors philosophiquement et publiquement se présenter à partir des trois maximes du sens commun, conditions de communication de sens, c'est-à-dire de culture, c'est-à-dire aussi de relations, intellectuelles, humaines, politiques :

  1. Penser par soi-même, maxime d'une pensée sans préjugé, c'est la libération de la superstition, ce sont les lumières, exercice de l'entendement : telle est la raison d'être des connaissances que l'école fait acquérir.
  2. Une pensée élargie, capable de se mettre à la place de tout autre : c'est peut-être précisément ce à quoi concourent les enseignements non scientifiques, qui, encore suspects d'être marqués par une classe sociale, devraient ouvrir sur l'humanité. Lettres, arts, forment une capacité esthétique et peut-être indirectement une sensibilité éthique : capacité d'étrangeté et d'altérité.
  3. Une pensée " conséquente ", capable de raisonner, tel serait l'exercice propre d'un enseignement philosophique.

Par ce triple exercice, l'école aurait mission de former des êtres capables de sens commun, c'est-à-dire de jugement, sur les affaires du monde, du temps, de l'existence et de la cité. " (L. Cornu, Philosophie et formation : les conditions d'un sens commun, dans sous la direction de A.-M. Drouin- Hans et H. Hannoun, Pour une philosophie de l'éducation, CNDP, 1994, p. 246-247. Voir aussi L. Cornu, Le sens commun, dans L'enseignement de la philosophie à la croisée des chemins, coordonné par F. Marchal, CNDP, 1994, p. 17).

L'apprentissage de la réflexion et l'exercice du jugement ne sont pas propres à la discussion à visée philosophique, et celle-ci ne doit pas être pratiquée comme un moment à part des activités scolaires. La discussion à visée philosophique, comme activité scolaire à part entière, peut prendre place dans le cadre institutionnel des discussions préconisées au cycle 1 et surtout de la demi-heure de "débat réglé" rendue obligatoire à partir du cycle 2 par les nouveaux programmes de l'école primaire :

" L'enseignant guide la réflexion du groupe pour que chacun puisse élargir sa propre manière de voir ou de penser. Peuvent être abordés notamment des faits proches, d'actualité ou de la vie de l'école, connus d'un maximum d'enfants de la classe. Des notions ou des valeurs comme la vie, le respect de l'autre, la prise de conscience du danger, la protection de la nature, l'amitié sont examinées. C'est l'occasion d'établir des relations avec les contes et les récits lus par ailleurs " ( Qu'apprend-on à l'école maternelle ? CNDP, p. 103).

" Une demi-heure par semaine est réservée dans l'emploi du temps à l'organisation des débats dans lesquels la classe organise et régule la vie collective, tout en passant progressivement de l'examen des cas singuliers à une réflexion plus large " ( Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? CNDP, p. 177).

La discussion à visée philosophique rend possible le passage de la description, narration et analyse de situations particulières (prises dans la vie de la classe, l'actualité, ou la culture) à la réflexion élargie. La référence à des situations particulières est un détour indispensable et même, à l'école primaire, une condition de la réflexion. La narration, qui est une forme de pensée, est une première structuration de l'expérience et l'examen des situations particulières est un exercice du jugement. Les exemples sont non seulement les " béquilles du jugement ", comme dit Kant, mais aussi ils constituent une référence commune pour les discussions. La discussion à visée philosophique, d'une part, prend appui sur les savoirs disciplinaires qui sont en train de se constituer et où s'exerce le penser par soi-même. D'autre part, elle s'articule à " l'éducation littéraire " et au " débat interprétatif ". Le maître peut commencer par sensibiliser les élèves au thème choisi en lisant des récits pris dans le patrimoine (contes, mythes, oeuvres littéraires) ou dans la littérature- jeunesse. Les récits littéraires sont une sorte de laboratoire de la pensée élargie. " Chaque lecture, lorsqu'elle a fait l'objet d'un travail de compréhension et d'interprétation, (...) pose de multiples questions qui peuvent devenir des thèmes de débat particulièrement riches " ( Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? CNDP, p. 187). Enfin, la discussion à visée philosophique, en tant qu'exercice du jugement et du sens commun dans un espace publicde discussion, est formatrice du citoyen. Les maximes kantiennes du sens commun ont une portée politique (cf. Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?). Mais dans quelle mesure et à quelles conditions, la discussion à visée philosophique institue-t-elle du sens commun ?

L'enfant de l'école primaire construit son identité dans sa famille et dans le milieu social et culturel de celle-ci ; les parents sont ses repères identificatoires. L'enfant, et c'est normal (au sens de l'idée de normativité), a spontanément confiance dans ses parents et le doute vis-à-vis d'eux (lequel commence dès la petite enfance) ne détruit pas cette confiance fondamentale. " L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance", écrit Wittgenstein ( De la certitude, § 160). L'enfant vient donc à l'école primaire avec les opinions de sa famille, des opinions auxquelles il adhère spontanément (de façon irréfléchie) et qui sont de ce fait autant de préjugés. L'école (l'ensemble du système scolaire), dans sa fonction de transmission du savoir et comme lieu d'apprentissage de la rationalité, rend possible, progressivement, l'exercice du jugement vis-à-vis de ces préjugés. Parce qu'elle accueille des enfants d'origines différentes, l'école publique permet à l'élève de prendre une distance critique vis-à-vis des opinions reçues dans l'éducation familiale. En effet, les opinions n'étant pas les mêmes pour tous, " chacun s'aperçoit bientôt que sa croyance n'est pas la croyance universelle ; il est averti de s'en défier ; elle n'a plus à ses yeux le caractère d'une vérité convenue (...) " (Condorcet, Cinq mémoires sur l'instruction publique, GF-Flammarion, p. 85).

La discussion entre enfants permet non seulement une confrontation des opinions différentes mais aussi un commencement d'examen de celles-ci. La communication des pensées, la discussion publique, le travail d'écriture et le guidage du maître sont les conditions principales d'un exercice du sens commun. La discussion apprend aux élèves à se former une opinion, à prendre en compte celle des autres, à argumenter et à faire des objections dans une attitude désintéressée de recherche commune de la vérité (non pas l'emporter sur l'autre mais chercher avec lui la vérité), à acquérir des "vertus" intellectuelles (impartialité intellectuelle, courage intellectuel, etc.). S'amorce alors, sous la conduite du maître, un travail de conceptualisation (définition, distinction conceptuelle) et de systématisation (mise en relation de concepts entre eux, mise en relation de concepts avec des connaissances acquises dans les savoirs disciplinaires) et, dans ce travail, s'exerce plus spécifiquement la pensée conséquente, c'est-à-dire la pensée systématique.

Par exemple, dans un débat sur "la tolérance et l'acceptation de l'autre" (CM2, classe de J.-C. Jamet, maître-formateur, école d'application de Saint-Pavace 72), les élèves commencent par répéter ce qu'ont dit leurs parents et par donner une définition de la tolérance qui reflète l'opinion commune et où la tolérance est assimilée à l'acceptation de l'autre (" la tolérance, c'est accepter l'autre avec ses qualités et ses défauts ", " c'est pas faire de différence avec les couleurs de peau et respecter l'autre "). Puis, à partir d'exemples empruntés à la vie quotidienne (les relations avec les enfants handicapés) et à la vie scolaire (les relations sur la cour de récréation), des élèves font une différence entre la tolérance et l'acceptation de l'autre (" l'acceptation c'est quand on aime bien quelqu'un et la tolérance c'est quand on ne l'aime pas "), en distinguant deux sortes de relations, la relation de coexistence - la tolérance - et la relation de coopération - l'acceptation de l'autre - (" si on n'aime pas vraiment la personne, on n'est pas obligé d'aller vers lui et de se forcer à jouer avec lui, mais on peut le matin être aimable avec lui, lui dire bonjour "). Mais ces élèves ne sont pas eux-mêmes conscients de ce travail de la pensée, et c'est le rôle du maître que de permettre cette prise de conscience.

Penser par soi-même, penser en commun avec d'autres, penser en accord avec soi-même, c'est s'émanciper intellectuellement. Cette émancipation ne signifie pas le rejet de toute autorité. L'autonomie intellectuelle suppose aussi la capacité de reconnaître sa propre faillibilité, la capacité de juger de la valeur des "autorités", de respecter sans crédulité les autorités intellectuelles compétentes (celles des enseignants, des savants et des penseurs) et de démasquer les charlatans. Et de même que dans le domaine esthétique le goût se forme au contact des grandes oeuvres artistiques, de même dans le domaine intellectuel l'intelligence se forme au contact des grandes oeuvres du savoir et de la pensée (les Eléments d'Euclide, les Dialogues de Platon, etc. ). Kant fait la différence entre " suivre " et " imiter " : " suivre un guide et non imiter voilà le mot propre pour exprimer l'influence que peuvent avoir sur d'autres les productions d'un auteur devenu modèle ; cela signifie seulement : puiser aux mêmes sources que lui, et n'apprendre de lui que la manière de s'y prendre " (Kant, Critique de la faculté de juger, § 32).

À QUELLES SORTES DE VALIDITÉ PEUVENT PRÉTENDRE LES JUGEMENTS DES ÉLÈVES DANS " LA DISCUSSION À VISÉE PHILOSOPHIQUE " ?

1) Jugement à validité universelle et jugement à validité spécifique

À la différence des débats qui se situent dans le champ des savoirs disciplinaires (débats mathématiques, débats scientifiques, etc.), dans la discussion à visée philosophique, qui porte sur des questions concernant l'homme, il s'agit moins de construire des connaissances que d'élaborer un jugement. Par les liens entre la discussion et les savoirs disciplinaires, ce jugement peut et doit s'étayer sur des connaissances (en histoire-géographie, en droit, en écologie, en sciences sociales, etc.). Mais dans les questions relatives au monde des hommes, les valeurs et les options éthiques, politiques, spirituelles sont en jeu. H. Arendt distingue entre le domaine des vérités concernant les connaissances (vérités de fait et vérités rationnelles) et le domaine des jugements et des opinions qui portent sur les "affaires humaines" dans le monde commun et l'espace public. Dans le champ des connaissances, la vérité est contraignante une fois qu'elle a été établie :

" Des affirmations comme " La somme des angles d'un triangle est égale à deux droits ", " La terre tourne autour du soleil ", " Mieux vaut souffrir le mal que faire le mal ", " En août 1914 l'Allemagne a envahi la Belgique " sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais, une fois perçues comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d'être au-delà de l'accord, de la discussion, de l'opinion, ou du consentement " ( La crise de la culture, p. 305).

Bachelard a montré que la pensée scientifique, parce qu'elle exhibe des preuves apodictiques, est une pensée qui oblige autrui à penser d'accord (" une obligation à penser d'accord ") : " je pense que tu vas penser ce que je viens de penser, si je t'informe de l'événement de raison qui vient de m'obliger à penser en avant de ce que je pensais. (...) j'ai les moyens de te forcer à penser ce que je pense " ( Le rationalisme appliqué, Vrin, p. 57 et 58).

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant distingue, à propos du jugement esthétique, le jugement individuel privé, qui ne vaut que pour moi et le jugement public, qui exige l'adhésion de tous. Le jugement de goût sensoriel (" ça m'est agréable") est un jugement individuel, le jugement de goût sur le beau (" cette chose est belle ") est un jugement qui prétend valoir universellement (cf. Critique de la faculté de juger, § 8). À partir de la théorie kantienne du jugement de goût, Arendt réfléchit sur le jugement dans le domaine humain où il s'agit moins d'appliquer des vérités indiscutables que de discuter des opinions. La vérité " refuse la discussion alors que la discussion constitue l'essence même de la vie politique " ( La crise de la culture, p. 307), c'est-à-dire des "affaires humaines" au sens large. Les maximes du sens commun sont des exigences qui concernent essentiellement la discussion dans l'espace public.

" Aucune opinion n'est évidente ni ne va de soi. En matière d'opinion, mais non en matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de place en place, d'une partie du monde à une autre, passant par toutes sortes de vues antagonistes, jusqu'à ce que finalement elle s'élève de ces particularités jusqu'à une généralité impartiale " ( La crise de la culture, p. 308).

En ce qui concerne les jugements publics, Arendt distingue entre les jugements qui prétendent à une validité universelle, et ceux qui prétendent à une " validité spécifique ". Dans la discussion au sein de la communauté politique, la pensée élargie nécessite, selon Arendt, la présence des autres. "Dès lors, le jugement est doué d'une certaine validité spécifique, mais il n'est jamais universellement valide. Ses droits à la validité ont toujours pour limites ces autres à la place desquels la personne qui juge s'est mise pour faire ses considérations " (H. Arendt, La crise de la culture, p. 282). Il en est de même a fortiorides jugements des élèves dans une classe.

2) La classe : entre sens communautaire et sens commun

La pensée de l'enfant n'a pas encore la mobilité intellectuelle qui lui permettrait de courir de place en place (suivant l'expression de Arendt) pour se représenter d'autres points de vue que le sien. L'enfant a besoin, pour penser, d'une confrontation effective avec des individus réels. La discussion à visée philosophique permet à chacun de comparer son jugement avec les jugements des autres élèves. Mais prendre en compte d'autres points de vue, ce n'est pas pour autant s'élever au point de vue universel. La discussion entre enfants est-elle par conséquent vouée au relativisme et au particularisme ? Ou bien peut-elle, et à quelle condition, en permettre le dépassement ? C'est, nous semble t-il, dans la mesure où la discussion entre enfants a lieu dans un cadre institutionnel spécifique, celui non seulement de l'école mais encore de l'école républicaine, qu'elle peut aider les élèves à sortir du relativisme et du particularisme. L'espace scolaire est, en effet, un espace spécifique, entre le domaine privé et le domaine public ; ce n'est ni l'espace politique de la cité, ni l'espace du débat intellectuel dans la communauté scientifique et dans la "République des Lettres", ni l'espace de l'opinion publique ; c'est un espace public en un sens mais un espace institutionnel éducatif.

Dans cet espace, la communauté particulière que constitue la classe (telle classe dans son individualité propre) s'inscrit, de par son appartenance à l'école de la République (le recrutement sans discrimination de sexe, de classe sociale, de religion, d'ethnie, de nationalité ; l'universel concret des savoirs, de la culture et des valeurs enseignées), dans un horizon d'universalité et même dans un horizon cosmopolitique. La classe est un milieu culturel et éthique, une culture partagée, faite d'éléments de savoir, de valeurs enseignées et vécues, de livres et textes lus, de récits entendus, d'images, de productions artistiques, de règles de vie, de "coutumes", de situations vécues discutées dans les "débats réglés", etc.

La discussion à visée philosophique participe de ce milieu culturel et éthique : elle le réfléchit. S'il y a une spécificité discursive de la discussion entre enfants, comme " jeu de langage " et " forme de vie " (suivant les expressions de Wittgenstein), c'est au sens où les élèves, dans ce milieu qu'est leur classe, ne pensent pas seulement (ni même principalement) par concepts mais d'abord par images, récits (récits littéraires et récits de la vie de classe ou de la vie sociale de l'enfant) ; plus exactement ils pensent par schèmes, c'est-à-dire par des complexes de pensée, qui mixtent descriptions de situations vécues, références à des récits lus ou entendus, et réflexions généralisantes. Par exemple, des élèves pensent le mensonge en évoquant à la fois Pinocchio et les mensonges et punitions dans leur famille, autrement dit à travers des bribes de récits, et dans la tension entre un vécu familial particulier et une oeuvre de la culture universelle.

Pinocchio, détaché du récit de Collodi, fonctionne alors comme une sorte de " personnage conceptuel " (cf. Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 2000, p. 60 et sq.). " Le personnage conceptuel n'a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste " ( ibid, p. 62). Dans la communauté particulière de la classe, le sens commun s'effectue comme " sens de la communauté " ("quand on juge, dit H. Arendt dans Juger, p. 112, on juge en tant que membre d'une communauté.[...] le sens de la communauté fournit la possibilité d'élargir sa propre mentalité."). Et ce "sens de la communauté", fait de significations communes et de significations partagées, rend possible l'élargissement de la pensée, dans la mesure où il n'est pas un sens clos, un particularisme "communautariste" et "identitaire" mais où au contraire il s'ouvre concrètement, par le fait de l'école républicaine, à de l'universel. Cette école, par la médiation du maître (représentant de l'humanité, selon l'expression de Péguy) intègre la culture particulière de telle classe dans l'ensemble de la culture scolaire comme culture universelle, et articule le sens communautaire au sens commun (à l'Idée du sens commun) et le discutable à l'indiscutable.

" D'un côté, la perception de principes supérieurs que l'on ne discute pas, normalement imposés, conditions de la liberté et du développement de chacun. De l'autre, la libre organisation d'un groupe (...) " ( Qu'apprend-on à l'école élémentaire ?, p. 96).

" Ces réunions [" les réunions de régulation qui sont inscrites à l'emploi du temps " p. 95] (...) sont aussi l'occasion, lorsque des conflits éclatent, de mener une réflexion approfondie sur ce qui relève de valeurs pour lesquelles il n'est pas possible de transiger ou, au contraire, du libre choix de chacun " ( ibid, p. 179).

Le maître est le représentant et le garant des exigences formelles du sens commun (les maximes kantiennes comme normes de la pensée) et des principes supérieurs (les valeurs comme normes de la vie de la classe). Mais, outre ces normes d'universalité, le sens communautaire, c'est-à-dire ce qui fait sens dans le contexte de telle classe particulière (tels éléments de savoir, telles règles de vie, tels livres lus ou récits entendus, etc.), a également une fonction normative dans les discussions. Il y a donc deux sortes de critères de validité du jugement des élèves : ce qui vaut universellement (le vrai, le juste), mais aussi ce qui a une " validité spécifique " (selon l'expression de Arendt) générale, autrement dit ce qui est communicable et recevable dans l'espace public scolaire (par différence, par exemple, avec l'espace privé de la famille et avec l'espace social de la cour de récréation ou des terrains de jeux), ce qui peut être partagé par tous les élèves de la classe. C'est à ce sens de la communauté que " le jugement fait appel chez tout un chacun, et cet appel potentiel fournit aux jugements leur validité spécifique ", écrit encore H. Arendt ( ibid.,p. 112). La discussion à visée philosophique peut donc amener à des jugements de valeur universelle (au moins chez certains élèves) ou bien à des jugements de valeur spécifique, des opinions valides dans le contexte de la classe.

3) Des débats sur l'amitié

Prenons l'exemple de discussions sur l'amitié (dans le cadre d'une recherche IUFM en collaboration avec les Innovations Pédagogiques du Rectorat de Nantes). En grande et moyenne sections à l'école maternelle de Cherré dans la Sarthe (classe de Catherine Daniel, maître-formateur), la question posée aux enfants est : " qu'est-ce que c'est un ami ? ". Dans la discussion l'amitié est pensée par les enfants par référence à leur copain ou copine et à des situations vécues de jeu." Colyne, c'est mon amie. Parce qu'elle veut bien jouer avec moi " ; au copain, sur la cour de récréation, " on lui prête le vélo ". Grâce aux questions de la maîtresse, la relation d'amitié ou de camaraderie (à ce niveau de classe les enfants ne font pas la différence) est distinguée de la relation avec les parents : " un papa, c'est un papa ! ", " les papas sont copains avec d'autres papas ". Mais lorsque Noami dit : " Moi, mon papa il est amoureux de moi ", la maîtresse ne manque pas d'intervenir pour rectifier fermement : " Ah non, je ne crois pas, ton papa est amoureux de ta maman ". Elle affirme donc avec autorité (l'autorité éducative) l'interdit de l'inceste, comme principe supérieur sur lequel l'école ne transige pas. L'amitié, c'est jouer ensemble : c'est de cette façon que l'amitié est comprise dans cette classe de maternelle. Cette opinion est valide (validité générale) car elle fait sens pour des élèves qui ont en commun une culture du jeu. Et lorsque Kevin dit : " on est malheureux si un ami est fermé à clef ", il utilise une métaphore qui est tirée d'un album connu de tous les enfants de cette classe.

Dans un CE1 (école Suzanne Busson au Mans, classe de Catherine Barthomeuf, maître-formateur), à la question " qu'est-ce que l'amitié ? ", il est d'abord répondu, comme dans la maternelle, par une référence aux situations de jeu : " c'est quand on joue ensemble ". Puis les élèves décrivent des situations propres à leur âge : " l'amitié c'est quand on se partage les jouets, par exemple les livres ", " c'est quand on invite quelqu'un à son anniversaire ". L'amitié n'est pas encore distinguée de la camaraderie entre copains. Mais, à partir de l'idée de partage (" l'amitié c'est quand on partage "), la dimension éthique de l'amitié est entrevue et la notion commence à se généraliser : " on se dispute un peu mais parfois on dit que notre disputation est finie. C'est ça l'amitié... quand on est adulte surtout... non... petit, moyen et adolescent ", " il ne faut surtout pas être égoïste ", " il ne faut pas être raciste ". On peut donc constater que, dans cette discussion spontanée (sans intervention de la maîtresse), se forment d'une part des opinions qui ont une validité générale parce qu'elles font sens dans la culture commune des enfants de cette classe, et d'autre part des jugements moraux de valeur universelle, des jugements conformes aux valeurs républicaines de l'école (pas de discrimination entre les "races"), la discussion à visée philosophique étant une manière de s'approprier les valeurs enseignées à l'école.

Dans un CE2 (école Gérard Philipe au Mans en ZEP, classe de Fabienne Beaudoux), à la question " qu'est-ce que l'amitié ? ", le premier mot d'élève qui vient c'est celui de " partager ". La discussion entre enfants se situe d'emblée dans la valeur éthique de l'amitié : " c'est avoir de l'estime envers quelqu'un d'autre " dit Ilyas. A la différence des autres élèves, Ilyas amorce une réflexion dans la direction du penser par soi-même et du penser en se mettant au point de vue de tout autre. " En fait, ami, dit-il, je crois que c'est mieux que d'être copain ou copine. Ami, ça veut dire " ami pour toujours ". Les copains copines, ça peut se battre et après ils sont plus ensemble ". Ilyas distingue et établit une hiérarchie entre amitié et camaraderie. Sa pensée est déjà d'ordre conceptuel. Un seuil est franchi. " Ami, ça veut dire "ami pour toujours" ". Dans ce moment où le bien penser coïncide avec le bien dire, il y a peut-être comme un commencement de philosophie. Et lorsque Kyllian affirme qu' " il y a de l'amour dans l'amitié ", Ilyas lui répond en distinguant cette fois amitié et amour : " En fait, Kyllian, tu confonds amitié contre [sic] amour. En fait, Kyllian, l'amitié c'est pas comme être amoureux. Amoureux y'a un peu d'amitié quand même. Mais amitié, c'est moins fort qu'amour. Parce qu'amour c'est très fort. L'amitié c'est juste un peu fort ". La maîtresse fait le point :" il y a amour, copain et amitié ". Et Ilyas ajoute : " oui, en tout cas il y a toujours un peu d'amitié dans les trois ".

Les maximes du sens commun constituent les exigences qui norment la discussion entre élèves. Nous pouvons essayer de les reformuler sous une forme praticable par les élèves de l'école primaire :

  1. Ce que tu dis, est-ce que tu y a bien réfléchi toi-même ?
  2. Ce que tu dis, est-ce que tout le monde pourrait le penser aussi ?
  3. Ce que tu dis, est-ce que c'est en accord avec ce que tu as déjà dit ?

Si dans les faits les discussions entre enfants reflètent souvent les opinions communes, il y a aussi des moments où s'effectue un travail de la pensée : un commencement de réflexion au-delà des opinions toutes faites, un élargissement de la façon de voir, une amorce de conceptualisation et de problématisation. Il revient au maître de saisir ces moments de pensée réflexive, de marquer qu'un seuil est franchi et d'inscrire qu'un travail de pensée a lieu. Dans ces conditions, le débat réflexif à l'école primaire prépare les élèves à entrer dans la philosophie. Mais sans culture, il n'y a pas non plus de travail de la pensée. Comme l'a montré J. Hébrard dans sa conférence au colloque de Balaruc, c'est lorsqu'il y a dans l'école primaire un contenu culturel, que de vraies questions se posent, qui donnent lieu à des discussions. A l'école primaire, les élèves apprennent à réfléchir sur des questions fondamentales, s'ils réfléchissent en même temps sur leur expérience de la vie et de l'école et sur les récits de littérature qu'ils ont lus ou entendus (cf. dans la méthode Lipman, la lecture des romans pédagogiques écrits par Lipman lui-même). A travers ce partage d'expériences et de culture, prend forme un sens communautaire (des significations communes et des significations partagées faites d'idées et de valeurs) qui rend possible l'exercice du jugement. Cette médiation nous semble indispensable pour que les discussions à visée philosophique prennent sens pour les enfants, pour que le travail de conceptualisation ne soit pas vide de matière et enfin pour que, en classe terminale, la culture philosophique soit intelligible par tous les élèves.

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