Revue

Etat des lieux de la formation à la philosophie avec les enfants en France

LA FORMATION À L'UNIVERSITÉ

Le contexte

Une sensibilisation à la philosophie avec les enfants est mise en oeuvre au niveau de la licence dans le cursus normal des Sciences de l'Éducation de l'université de Lille 3. Elle est conjointement assurée par deux personnes :

  • Sylvie Queval : maîtresse de conférence en philosophie de l'éducation, agrégée de philosophie ;
  • Camille Vasseur : étudiante de 3e cycle.

Le public concerné

Il regroupe deux catégories d'étudiants :

  • de jeunes étudiants qui se destinent à l'IUFM ;
  • des instituteurs qui passent leur licence pour être intégrés dans le corps des professeurs d'école.

Les objectifs visés

Ils sont de plusieurs ordres :

  • sensibiliser les étudiants à ces nouvelles pratiques ;
  • susciter chez eux l'envie d'en savoir plus ;
  • leur faire vivre en tant que participants ce qui peut être proposé aux élèves dans les classes.

La forme

Il s'agit d'une unité d'enseignement optionnelle proposée dans le cadre de la licence de Sciences de l'Education intitulée " Philosopher à l'école élémentaire ? " Ce cours dont Mme Queval a la responsabilité dure 24 heures et présente la particularité d'être mené à quatre voix : Madame Sylvette Ego, homologue de Sylvie Queval pour le privé (université catholique), Audrey Destailleur, professeur des écoles en CE2 à Tourcoing et qui vient de rendre un mémoire de sciences de l'éducation sur la philo à l'école primaire et Camille Vasseur.

Les contenus

Ils sont remaniés chaque année, l'accent est mis davantage sur le travail pratique.

  • Présentation de la méthode Lipman, à laquelle C. Vasseur a été formée au Canada.
  • Présentation des différents courants français.
  • Présentation puis essai de construction de séances en classe en utilisant la littérature de jeunesse comme support.
  • Interventions de praticiens et de formateurs.
  • Atelier facultatif de mise en situation des étudiants.
  • Communautés de recherche.

Remarques

- Au niveau de l'enseignement général, il n'existe pas de formations obligatoires institutionnelles à ces pratiques, que ce soit au niveau de la formation initiale ou au niveau de la formation continue.

- Au niveau de l'enseignement spécialisé :

  • Une formation est parfois proposée dans le cadre de la formation initiale, option F.
  • Un stage est organisé chaque année dans le cadre de la formation continue à l'attention des enseignants spécialisés déjà en poste. Il s'agit principalement d'un stage d'analyse de pratique, puisque ces enseignants ont déjà bénéficié d'une formation initiale lors de leur spécialisation.

- La demande est forte, surtout de la part des enseignants spécialisés et de ceux qui interviennent dans les Réseaux d'Éducation Prioritaire et les zones sensibles, mais les formateurs manquent cruellement...

- À défaut de formation, les enseignants intéressés se lancent dans une expérimentation sauvage...

LA FORMATION INITIALE EN IUFM

A) On peut trouver une formation entrant dans le cadre d'un parcours personnalisé de 18 heures à l'attention des PE stagiaires de 2e année.

Cette formation vise à aider les enseignants débutants à analyser puis à mettre en oeuvre ces nouvelles pratiques philosophiques. Trois axes ont été retenus à partir d'un travail sur les représentations des enseignants organisé autour de trois pôles :

1. Pôle déontologique et éthique qui s'articule autour :

  • du rapport à l'institution (est-ce légal ? que va dire l'inspecteur ?) ;
  • du lien de la DVP avec certains domaines d'enseignement (maîtrise de la langue, citoyenneté...) ;
  • de la légitimité de ces pratiques (en développant la rationalité des élèves, ne va t-on pas contrarier l'épanouissement sensoriel, affectif, imaginaire de l'enfant ?).

2. Pôle didactique centré sur la spécificité disciplinaire de ces pratiques : qu'est-ce qui caractérise une question philosophique ?

3. Pôle pédagogique qui renvoie, entre autres, au rôle du maître.

Il y a aussi un apport d'informations pratiques sur l'atelier de philosophie, et enfin une mise en situation des enseignants.
Ex : IUFM Montpellier - Formation M.Tozzi/A. Lalanne.

B) Formation initiale des enseignants spécialisés (option E et F)
Ex : IUFM de Melun : J.-C. Pettier.

C) Formation initiale des enseignants stagiaires deuxième année (27 heures).
Ex : IUFM Melun : la DVP est le fil conducteur de cette formation. En partant d'un dilemme, il s'agit de montrer aux enseignants comment la loi, la philosophie et l'éducation peuvent et doivent être rendues cohérentes au niveau pédagogique plus que de les former à la pratique de la DVP.

LA FORMATION CONTINUE EN IUFM OU DANS LES CIRCONSCRIPTIONS

Elle revêt plusieurs formes :

  • La conférence plénière regroupant soit d'une manière obligatoire, soit d'une manière facultative, l'ensemble des enseignants d'une circonscription ou d'un cycle. Elle vise la sensibilisation des enseignants et tend à susciter leur curiosité et leur désir d'information.
    Elle est organisée à l'initiative de Conseillers Pédagogiques, d'Inspecteurs de l'Éducation Nationale, voire d'Inspecteur d'Académie.
    Ex : Freyming-Merlebach, Châlons en Champagne...
  • L' animation pédagogique de circonscription d'une durée de 3 heures. Elle peut être proposée sur la base du volontariat ou pas. Ses objectifs sont identiques à ceux de la conférence plénière, à savoir la sensibilisation des enseignants. Ce peut être la première étape d'une expérimentation. Elle peut concerner uniquement la discussion à visée philosophique ou la présenter dans un cadre élargi : citoyenneté, violence, mise en place des débats en classe....
    Ex : IUFM Melun
  • Le cycle d'animations pédagogiques (durée maximum : 12 heures) visant la formation d'une catégorie ciblée d'enseignants : le cycle 3, les enseignants du Réseau d'Education prioritaire...

L'objectif affiché peut être :

  • Une formation préalable à un désir expérimentation.
  • L'accompagnement d'une équipe de praticiens.
    Ex : Narbonne.
  • L'accompagnement d'équipesde terrain (sur une classe, une école, un territoire...) spécialisées ou pas, par une personne ressource (CPC, IMF...).
    Ex : Strasbourg, Metz, Melun, Caen...
  • Le stage court de sensibilisation.
  • Le stage - pack regroupant plusieurs pôles en lien.
    Ex : Débattre en classe. Caen 2003 : DVP et pédagogie Freinet.
  • Le stage long (jusqu'à quatre semaines). C'est une formation lourde qui s'inscrit dans la durée et permet une modification en profondeur de la posture enseignante.
    Ex : Caen.
  • Le stage lié à une spécialisation.
    Ex : AIS Melun.

LA FORMATION A TRAVERS LA RECHERCHE

  • Mise en place de Groupes d'Elaboration de Ressources(GER).
    Ex : Strasbourg, Créteil, Montpellier.
  • Rédaction de mémoires professionnels (formation initiale et spécialisée) tant dans les IUFM que dans les CFP (IUFM du secteur privé).
    Ex : Montpellier, Toulouse, Strasbourg, Caen, Melun.
  • Rédaction de mémoires universitaires : maîtrise, DEA et thèse de doctorat.
    Ex : Lille, Montpellier, Strasbourg...
  • Organisation de colloques, avec les ouvrages qui ont publié leurs actes (Crdp Bretagne).
    2001 : INRP.
    2002 : CRDP de Bretagne.
    2003 : Balaruc, Nanterre.
    2004 : CRDP de Caen.
    2005 : CRDP de Poitiers.
    2006 : Unesco, Paris.
  • Ouverture de sites Internet, de listes de discussion.
    Ex : Pratiques-philosophiques.net
  • Parution de nombreux ouvrages sur la question
    . qui relatent des expérimentations (Lalanne) ;
    . proposent des outils (Galichet) ;
    . présentent des méthodes (Brenifier)
  • Parution de collections :
    . Goûters philo chez Milan.
    . Les contes philosophiques chez Actes Sud
    . PhiloZenfants et L'apprenti philosophe, chez Nathan (coord. Brenifier).
    . Brin de philo chez Audibert....

LE CONTEXTE DE LA RECHERCHE SUR CET ÉTAT DES LIEUX

Cette enquête commencée en 2004 s'inscrit dans le cadre de mes recherches de doctorat. Elle m'a amenée à interviewer une dizaine de formateurs...

Elle tente de répondre aux questions suivantes :

  1. Une formation est-elle nécessaire ?
  2. Quand doit-elle prendre place ?
  3. Quels objectifs viser ?
  4. Quels contenus proposer ?

1. Une formation est-elle nécessaire ?

L'ensemble des formateurs interrogés considère qu'une offre de formation est résolument nécessaire. Un seul d'entre eux précise néanmoins qu'il croit aux vertus de l'autodidaxie et que, bien qu'il pense qu'une offre de formation doive être faite, celle-ci ne doit pas avoir un caractère labellisant ou conditionnant par rapport à la mise en place par les professeurs des écoles des discussions à visée philosophique dans les classes primaires.

Deux remarques importantes émergent autour de cette première interrogation :

  • Proposer des formations permettrait de limiter les pratiques sauvages et leurs dérives qui n'ont de philosophique que le nom.
  • À la suite de Gérard Auguet qui soutient dans sa thèse que les pratiques de DVP à l'école témoigneraient d'un " nouveau genre scolaire " ayant comme présupposé l'éducabilité philosophique des enfants, plusieurs formateurs mentionnent l'idée d'un " droit à la philosophie " (formule de Derrida) dans lequel J.-C. Pettier voit un des droits de l'homme et du citoyen. À ce titre donc, ce droit pour les élèves d'apprendre à bien penser et à s'exprimer clairement devrait être enseigné dans les écoles, droit qui suppose bien entendu, en amont, une formation des maîtres.

2. Quand doit-elle prendre place ?

L'ensemble des formateurs s'accorde à penser que cette offre de formation pourrait s'articuler autour des deux leviers essentiels que sont la formation initiale et la formation continuée.

De la même manière, une large majorité d'entre eux pense que si l' information et la sensibilisation des jeunes enseignants à ces pratiques innovantes est nécessaire au niveau de la formation initiale (notamment comme point d'appui, point de réflexion et support de la construction de leur identité professionnelle), cette sensibilisation pourrait être inscrite dans les contenus même de la formation initiale qui seraient alors à redéfinir. La formation continuée, quant à elle, doit, pour le moment tout au moins, être non systématique et non obligatoire.

Non systématique parce que se poserait d'emblée le problème de savoir qui est en mesure d'assurer avec compétence et à grande échelle ce type de formation. Non obligatoire parce qu'il semble évident pour tous les formateurs rencontrés que certains enseignants ne sont pas prêts à se lancer dans ces pratiques pour les raisons que j'évoquerai plus loin.

3. Quels objectifs viser avec une telle formation ?

  • Donner envie aux enseignants d'en savoir plus, d'essayer.
  • Leur permettre d'oser.
  • Clarifier les finalités de ces pratiques dans le cadre scolaire et leur inscription dans le cadre pédagogique traditionnel (spécificités, transversalité).
  • Former les enseignants à la conduite de discussions (animation de débats, gestion de groupe...).
  • Proposer des modalités de mise en oeuvre en classe (Lipman, Lévine, Connac...) et des supports exploitables.
  • Préciser les enjeux pédagogiques et didactiques pour l'enseignant, la nature des apprentissages pour les élèves et leurs modalités d'évaluation.
  • Susciter chez eux l'envie de modifier la relation commune maître/élève.
  • Donner des références théoriques, un contenu notionnel, une culture philosophique a minima qui va permettre aux enseignants de repérer et traiter les problématiques pouvant faire l'objet d'une approche philosophique.
  • Développer la rigueur de leur pensée.
  • Apprendre aux enseignants à penser par eux-mêmes et à ce qu'ils apprennent à leurs élèves à penser.
  • Tendre vers l'autonomie de l'exercice du libre jugement critique afin de clarifier le sens de son rapport au monde, à autrui, à soi-même

4. Quels contenus proposer ?

Ils s'articulent autour de neuf axes présentés ici sans hiérarchisation aucune :

  • Une information quant à l' historique de ces pratiques.
  • La capacité à reconnaître et à construire une question philosophique, ce qui suppose bien entendu une réflexion sur la philosophicité d'une question.
  • Une culture philosophique plus opératoire qu'encyclopédique, renvoyant à l'opérativité du philosopher autour de trois repères, de trois processus mis en évidence par Michel Tozzi, qui permettent aux enseignants de juger de la visée philosophique d'une discussion et de fonder une communauté de recherche :
    - processus de problématisation basé sur le questionnement, l'auto-questionnement ;
    - processus de conceptualisation qui permet de distinguer et de définir les notions utilisées ;
    - processus d' argumentation qui concourt à asseoir une thèse ou soulever des objections à l'aide d'arguments. L'un des formateurs interrogés fait remarquer que l'argumentation, seule, ne suffit pas et qu'il est également nécessaire de savoir expliquer, analyser, synthétiser. Il préfère donc utiliser le verbe approfondir qui regroupe, selon lui, l'ensemble de ces compétences.

La question d'une véritable culture philosophique basée sur la connaissance des grands textes et de leurs auteurs n'apparaît pas, en tant que telle, comme une priorité. Cependant les formateurs mettent en exergue les deux points suivants :
- Pratiquer la discussion à visée philosophique avec les élèves amène très souvent les praticiens du premier degré à avoir une certaine curiosité philosophique, c'est-à-dire que ces enseignants ont envie, très rapidement, de se replonger dans les grands textes et qu'ils prennent plaisir à le faire.
- Avoir des référents théoriques ou être capable de repérer les enjeux philosophiques (des antinomies fondatrices, ou des distinctions conceptuelles, par exemple) confère de l' assurance aux praticiens de terrain en leur permettant de prendre du recul et de faire du lien.

  • Un travail sur les attitudes qui vont permettre la mise en place des DVP, faciliter la prise de parole des élèves et accroître la qualité des échanges. Celles-ci sont nombreuses, évoquées par tous les interviewés, et apparaissent comme incontournables :
    - Savoir se taire, écouter et entendre.
    - Savoir s'interroger et s'étonner.
    - Savoir douter.
    - Savoir prendre du recul, s'effacer parfois de la discussion et rester neutre par rapport aux propos tenus, au moins dans un premier temps.
    - Être soi-même dans une dynamique de recherche.
    - Être capable de se confronter à l'autre.
    - Savoir montrer de l'empathie.
    - Savoir accepter qu'il n'y ait pas de réponse définitive à la question posée.
    - Être rigoureux.
    - Être conscient de ce que l'on fait.
    - Oser prendre des risques et accepter de ne pas tout maîtriser.
    - Avoir une certaine tolérance à l'incertitude et une capacité d'adaptation suffisante.
    - Accepter d'être déstabilisé.
    - Être endurant : on travaille sur le long terme...
  • Un travail sur les compétences qu'il est indispensable d'acquérir et de mettre en oeuvre :
    - Être capable de problématiser, conceptualiser et argumenter.
    - Être capable de reconnaître le caractère philosophique d'une question, d'un texte support.
    - Être capable de définir et sérier les problématiques qui émergent lors d'une discussion.
    - Être capable de lancer, voire relancer le débat.
    - Être capable de l'animer.
    - Être capable de gérer un groupe (ex : prise et distribution de la parole).
    - Être capable de pointer des mots (notions), des différences (distinctions conceptuelles), des points communs.
    - Être capable de rebondir sur les propos des élèves, de les faire préciser, en un mot de " tirer le fil " de la discussion.
    - Être capable de préparer une séance avec les élèves, d'où l'intérêt de certains dispositifs qui décalent le choix de la question et le moment de la discussion.
  • Une mise en situation effective des enseignants. Les formateurs soulignent unanimement la nécessité de faire vivre aux stagiaires des DVP pour une formation pratique. Quatre variantes sont évoquées :
  • - mise en situation entre adultes, entre pairs, en tant que participant dans un premier temps ; puis en tant qu' animateur.
  • - Mise en situation avec des élèves,en tant qu'observateur des pratiques d'un expert et des réactions des élèves ; en tant que praticien sous l'oeil d'un expert.

Objectifs visés tant pour les maîtres que les élèves :
- Développer l'esprit critique et s'inscrire dans une culture du doute, du questionnement.
- Développer la rigueur de la pensée.
- Apprendre à penser par soi-même.
- Prendre du recul, de la distance par rapport à soi-même.
- Interroger nos représentations pour les modifier.
- Supporter que ce ne soit pas sa propre question qui soit choisie, faire sienne la question de quelqu'un d'autre, s'investir dans une discussion.

  • La présentation d'outils pratiques et de supports :
    - romans de Lipman, ou autres.
    - Littérature de jeunesse.
    - Vidéos donnant à voir différentes pratiques.
    - Scripts de DVP.
    - Dilemmes moraux.
    - Ouvrages de référence : dictionnaires, textes d'auteurs ...
  • L' utilisation possible de ces supports :
    - apprendre à lire philosophiquement un texte.
    - Montrer l'articulation entre réflexion philosophique constituée et problématiques que l'on peut aborder en primaire.
  • Une initiation à l' écriture d'historiettes comme supports de discussion.

LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES PAR LES ENSEIGNANTS

En guise d'introduction, il convient de souligner que nombre d'enseignants oscillent souvent entre l'attrait exercé par ces pratiques innovantes et la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir faire, de ne pas savoir s'ils peuvent " s'autoriser à ".

  • Attrait parce que les programmes 2002 font aux différents types de débats une large place (débats argumentatif et interprétatif en français, débat scientifique, débat démocratique, débat de régulation...).
  • Attrait aussi parce que la maîtrise de la langue tant orale qu'écrite et le vivre ensemble, la citoyenneté, sont deux axes essentiels et transversaux qui fondent le travail des enseignants.
  • Attrait enfin parce que comme le disait Paul Ricoeur1, " nous ne vivons plus dans un consensus global de valeurs qui seraient comme des étoiles fixes ", parce que la crise du lien social et politique a d'indéniables répercussions sur le fonctionnement quotidien de nos écoles, parce que le rapport à l'autorité et, d'une manière plus générale à la Loi, ne va plus de soi, parce que l'Autre est plus souvent vu d'emblée comme une entrave, voire un adversaire que comme une aide et un appui...

Dans ce contexte, les nouvelles pratiques à visée philosophique exercent un indéniable attrait sur les enseignants et apparaissent comme un moyen de :

  • développer la maîtrise orale de la langue ;
  • développer l'oral réflexif comme base d'un rapport médiatisé au langage, au savoir, à autrui et à soi-même (parler pour dire, pour apprendre et se construire : D. Bucheton et J. Lévine) ;
  • former un citoyen réflexif, ayant des habitus démocratiques, véritable acteur dans la cité ;
  • apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes pour qu'ils se situent mieux par rapport au monde, à la société, à autrui et à eux-mêmes.

Attrait, disais-je, pour toutes les raisons que je viens d'évoquer plus haut mais également peur.

  • Peur liée à la légitimité de ces pratiques : ai-je le droit ? Puis-je m'autoriser à ? Que va penser, dire mon collègue ? Le Conseiller Pédagogique ? L'Inspecteur ?
  • Peur de ne pas savoir faire.
  • Peur de perdre la maîtrise de la séance et de la classe.
  • Peur de perdre son autorité, son pouvoir...

Les difficultés récurrentes des enseignants face à la mise en place de discussions à visée philosophique dans leurs classes pointées par les formateurs sont de plusieurs ordres :

Technique :

  • Difficultés à respecter, en tant qu'adulte, les règles du débat (écouter les autres, demander la parole, ne pas interrompre celui qui parle...) et à tendre vers la mise en place d'une éthique communicationnelle.
  • Difficultés à gérer et animer le groupe de discutants.

Méthodologique :

  • Difficultés à se taire pour permettre, autoriser la parole des autres. Un des formateurs parlait de bréviloquence et faisait le parallèle avec l'art chinois : beaucoup de blanc, quelques traits mais des traits forts, qui pèsent...
  • Difficultés à ne pas orienter la discussion, à ne pas " aider " les élèves pour aboutir à quelque chose de prédéfini.
  • Difficultés liées au caractère philosophique de la discussion : problématiser, conceptualiser, argumenter.
  • Difficultés liées à l'angoisse suscitée par la non-maîtrise totale de l'activité.

Postural :

  • Savoir douter.
  • Accepter d'être dans l'absence de jugement.
  • Accepter de ne pas avoir, soi-même, la réponse à la question posée.
  • Devenir un ignorant actif c'est-à-dire quelqu'un qui interroge les évidences.
  • Accepter de se remettre en question.
  • Accepter d'être déstabilisé.
  • Être prêt à changer de posture.

CONCLUSION

La mise en place de discussions dites à visée philosophique s'étend dans les classes du premier degré. Ces pratiques trouvent un écho favorable chez nombre d'enseignants pour les raisons suivantes :
- la maîtrise du langage et de la langue française incarne dans les programmes 2002 la " priorité des priorités ". Objectif essentiel de l'école primaire, elle est un droit pour chaque élève et une préoccupation permanente des enseignants. Très étroitement liée à cet objectif de maîtrise du langage et de la langue française, la littérature occupe une place importante dans les champs disciplinaires du cycle 3. Le programme de littérature vise à donner à chaque élève un répertoire de références appropriées à son âge et à constituer progressivement une culture commune susceptible d'être partagée. Chaque lecture devient alors point de départ et/ou support potentiel à l'émergence de questions existentielles que se posent les élèves. Le développement considérable de l'attention portée à l'oral à travers les différents types de débat proposés et l'émergence d'interrogations philosophiques d'élèves à travers la littérature aboutit à une sorte de congruence qui rend la mise en place de discussions à visée philosophique presque incontournable.
- L' éducation civique, constitue après la maîtrise du langage et de la langue française, le second pôle organisateur de notre école. Au cycle 3, l'éducation civique doit permettre à chaque élève de mieux s'intégrer à la collectivité de la classe et de l'école puis, par extension, à la société et au monde dans lequel il vit. Moins acquisition de savoirs qu'apprentissage pratique d'un comportement, l'éducation civique vise à faire des élèves qui nous sont confiés des citoyens réflexifs, dotés d'un véritable esprit critique, acteurs responsables de la société dans laquelle ils vivent, capables de prendre des décisions éclairés et de donner un sursis à la violence.
- Proposer une véritable formation permettrait :

  • dans un premier temps, de répondre à la demande croissante de formation.
  • dans un second temps de limiter les pratiques sauvages, de prévenir voire de contenir leurs dérives éventuelles.

- Cela permettrait également :

  • d'inscrire élèves et enseignants dans une dynamique de recherche, dans une culture de la question et une recherche commune de réponses.
  • De redéployer une nouvelle identité professionnelle des enseignants qui ne seraient plus seuls maîtres de la parole, du pouvoir et du savoir.
  • De construire du lien entre les différents savoirs, savoir-faire et savoir-être de l'école et par extension de la société.
  • D'apprendre à chacun à " penser par soi-même " à travers une démarche rigoureuse, problématisante, conceptualisante et argumentative plus proche du doute socratique ou cartésien, de l'étonnement aristotélicien que de la philosophie comme " création de concepts " (Deleuze), vision du monde ou sagesse de vie.

- Après une première information, une sensibilisation à ces pratiques en cours de formation initiale, les enseignants qui le souhaitent devraient pouvoir bénéficier de formations plus approfondies dont les modalités restent à définir. A l'heure actuelle, de nombreuses formations sont dispensées dans les différentes académies. Leurs formes et leurs contenus varient en fonction des objectifs retenus et du public concerné.

- En l'absence de prise de position quant à la conformité réglementaire de ces pratiques et de véritable formation, partagés entre l'attrait exercé par ces pratiques innovantes et la peur légitime de ne pas savoir ou de mal faire, les enseignants hésitent. Les plus audacieux osent et expérimentent seuls dans les classes, les autres attendent, redoutent ou espèrent c'est selon...

- Les enjeux sont néanmoins d'importance pour l'ensemble des acteurs concernés. J'en reprendrai quelques-uns empruntés à Michel Tozzi :

  • enjeu langagier, certes, je pense l'avoir démontré ;
  • enjeu psychologique, qui contribue à la construction identitaire de l'enfant par la conscience de ses possibilités réflexives (Jacques Lévine et l'AGSAS) ;
  • enjeu éthique fondé sur le respect d'autrui dans sa personne ;
  • enjeu politique contribuant à la formation d'un citoyen réflexif ;
  • enjeu cognitif d'ordre réflexif qui vise à apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes pour qu'ils se situent mieux par rapport au monde, à autrui, à eux-mêmes ;
  • enjeu pour la philosophie elle-même et son enseignement.

(1) Ricoeur (P), Entretien édité dans Eduquer, à quoi bon ?, série d'entretiens coordonnés par Anita Hocquard, PUF, 1996.

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