Perdu dans la frénésie d'un monde en mutation, l'individu rechigne à faire face à l'abîme de sens. Au-delà d'une démarche personnelle visant à affranchir son regard, la mise en commun des représentations dans le débat et, plus encore, dans une réflexion partagée, offre à chacun la possibilité d'enquêter collectivement, et donc plus universellement, sur le sens à donner à l'homme et à la cité de demain.
Il y a quatorze ans déjà que les cafés-philo ont essaimé depuis le café des Phares (place de la Bastille, Paris) dans toute la France, puis dans le monde entier. Leur principale vocation consiste à " donner du sens ".
Si l'homme n'était qu'un animal " ordinaire ", nous n'aurions pas besoin de sens pour nous orienter dans la vie. Nos instincts d'auto-conservation suffiraient amplement pour remplir cette tâche. Or l'humain est un " animal métaphysique " (Schopenhauer) qui " carbure au sens ". Si nous étions citoyens de l'antique cité grecque, nous n'aurions pas non plus à donner, à créer ou inventer du sens. Nous le trouverions en observant le cosmos et/ou la physis (la nature), nous nous efforcerions de nous conformer aux lois de l'harmonie cosmique et/ou naturelle. Si nous étions des croyants, nous trouverions le sens dans des textes sacrés. Si nous étions encore des " modernes ", nous suivrions le sens du Progrès et celui de l'Histoire...
Mais comme nous sommes des hommes " post-modernes ", toutes ces figures d'un sens déjà là, sens à chercher et à trouver comme on trouve un trésor caché, à savoir le cosmos/la nature, Dieu, le Progrès et l'Histoire, toutes ces figures d'un sens constitué se sont évanouies.
La science moderne a ruiné le paradigme grec du cosmos/nature (Edgar Morin), le retrait de la religion (la mort de Dieu) et le désenchantement du monde ont tari la source d'inspiration des textes sacrés (Nietzsche, Max Weber, Marcel Gauchet), les barbaries politiques du XXe siècle et les catastrophes écologiques ont fait perdre la foi dans les lois de l'Histoire et dans le Progrès (Hanna Arendt, Hans Jonas).
C'est donc à nous, hommes désenchantés (ou peut-être simplement dés-envoûtés, dé-fascinés par rapport à un sens donné, imposé, et donc libres, désormais, de réellement réenchanter le monde) de la post-modernité, de donner un sens, de créer un sens qui pourra orienter nos existences individuelles et collectives. Il va de soi, puisque la vie se renouvelle à chaque instant et que personne ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve (de la vie), que ce sens, que notre " boussole intérieure " doivent être réajustés en permanence. L'homme, cet " animal non-fixé " (Nietzsche), ouvert à sa propre transcendance tant qu'il ne s'est pas résigné à n'être qu'une mécanique, certes, ultra-sophistisquée, mais " achevée ", stabilisée, aura toujours à remettre la question du sens sur le métier (de la réflexion). Ou plutôt : l'homme, tant qu'il n'est pas " fixé ", c'est-à-dire tant qu'il reste humain, doit veiller à ce que la question du sens de son être et de son existence reste posée.
En l'absence du paradigme du cosmos/nature, de textes sacrés et de la foi dans le Progrès ou dans les lois de l'Histoire, l'homme post-moderne est donc obligé, à moins qu'il ne se résigne à un pur fonctionnement robotique (machinique), d'inventer, de créer son propre sens, ses propres repères. Peut-il accomplir cette tâche dans la solitude d'une réflexion isolée de celle des autres ? Voici la réponse de Jacques Derrida : " Si on invente un repère pour soi tout seul là où les repères du monde sont brouillés ou méconnaissables, on ne fait rien ; ce qu'il faut c'est les proposer à d'autres, en tout cas faire que ces repères soient identifiables et accrédités par d'autres. C'est ce dans quoi nous sommes tous engagés, chacun à sa manière. Quand on écrit, quand on enseigne, quand on parle, on propose un nouveau repérage, un nouveau contrat, une nouvelle interprétation à d'autres et puis voilà. C'est à l'autre d'y répondre ou non. "1
DONNER DU SENS ? OUI ? MAIS COMMENT ?
À partir de ce contexte, la recherche, ou plutôt la création du sens peut se concevoir de deux façons : l'invention, la création de repères ou de sens a lieu dans la solitude d'une réflexion/médiation purement individuelle, et c'est seulement la mise à l'épreuve, le " test " de validité et de crédibilité de ce qui a été inventé/créé dans l'isolement qui a lieu " collectivement " (G. Deleuze). Ou bien l'invention/création de repères/sens elle-même peut se réaliser au sein de la communauté de recherche qu'est le café-philo. Comme je penche pour la deuxième hypothèse, il faut maintenant s'interroger sur le débat comme " méthode " adéquate d'invention/création de sens/repères.
Une remarque préalable : sur la recherche, ou plutôt l'invention/création collective de sens (de vérité) pèsent deux méthodes, deux façons de faire, l'une importée de la science moderne, et l'autre de la politique (du processus démocratique).
La science impose un modèle objectiviste du sens (ou de la vérité), selon lequel, tant que la subjectivité n'est pas dépassée, voire abolie, le vrai sens ne saurait apparaître. Une grande partie de la philosophie classique (" héritée ", dans la terminologie de Cornelius Castoriadis) se voulant scientifique, a visé, à travers méthodes et conceptualisations rigoureuses un sens unique et objectivement " démontrable ".
Le modèle politique (démocratique) suggère l'exigence du consensus en tant que condition pour toute prise de décision (authentiquement démocratique).
Le débat philosophique, opérant une synthèse entre la démarche scientifique et la procédure démocratique, consistant à échanger des arguments objectifs devrait permettre au meilleur d'entre eux de l'emporter et arriver ainsi à un consensus entre tous les participants. Cette méthode, inspirée de Jürgen Habermas et appliquée à l'invention/création de sens dans un café-philo, me semble avoir été adoptée en France par le courant initié par Michel Tozzi (Narbonne).
Je voudrais présenter une autre démarche (complémentaire), facilitant l'invention/création de sens, inspirée de la philosophie de Hanna Arendt et de celle du premier Heidegger (celui de " Sein und Zeit "). Plutôt que d'un lieu de " débats ", il s'agit, pour moi, d'un lieu où le but n'est ni de dépasser les subjectivités (et leurs doxa qui leur " collent à la peau ", c'est-à-dire leurs opinions fallacieuses, opposées à l'épistémè, c'est à dire à la science), ni d'arriver à un consensus, toute exigence de prendre une décision étant suspendue, mais d'élucider, d'approfondir et de rendre cohérentes ces subjectivités avec elles-mêmes, qui représentent autant de vérités que de figures possibles du sens (façons d'évaluer et de s'orienter dans la vie).
C'est au cours de l'échange et de l'approfondissement des subjectivités en quête d'invention et de création de sens que l'événement ou l'avènement d'un sens inédit, original peut se produire (Ernesto Grassi). Un tel événement/avènement ne touche que rarement l'ensemble des participants (il y a des moments où " l'ange passe " pour tout le monde) à un débat. Il saisit en priorité des singularités qui, grâce à un tel " moment philosophique ", sont amenées à élargir, à réajuster, voire à reconstruire ce qui jusqu'alors leur permettait de s'orienter dans l'existence individuelle et/ou collective. Ces élargissements, réajustements etc., ne sont, cependant, vraiment suivis d'effets qu'après qu'ait eu lieu ce que Karl Jaspers a appelé la " conversion philosophique ". À partir de cette " conversion ", l'invention/création de sens, c'est-à-dire la nécessité de s'orienter dans l'univers symbolique proprement humain (tant, au moins, que les conditions de vie matérielles n'obligent pas l'être humain à mobiliser ses instincts d'auto-conservation) l'emporte sur les repères fournis par la volonté (animale et aveugle) d'accroître son territoire, son " espace vital " et par l'objectif de la maîtrise d'autrui et du monde.
À l'objectif du consensus se substitue l'horizon d'un monde commun qui ne signifie surtout pas le même monde pour tous ! Un monde commun qui permet la participation du plus grand nombre possible à la précieuse variété d'orientations possibles, élucidées, approfondies et portées au langage au cours d'échanges méta-politiques (méta-démocratiques) dans le café-philo et ailleurs. Ces échanges sous forme de " méditations collectives "(au cours desquelles les uns s'inspirent davantage des autres qu'ils ne se contredisent mutuellement en argumentant), plutôt que de débats contradictoires et souvent comparés, depuis Platon, aux débats judiciaires, ont pour tâche principale de maintenir vivante la question du sens, condition nécessaire mais non suffisante (car il faut aussi répondre à cette question, bien que les différentes réponses soient toujours, bien sûr, provisoires) de toute " Vie de l'esprit " authentique (Hanna Arendt).
(1) Sur parole, entretien avec Antoine Spire, édition de l'Aube, p.48.