De la sophistique et de la démagogie médiatiques à la démosophie par de vrais débats dans la cité ?
Le rêve humaniste articulant liberté et responsabilité s'éloignerait-il ? Tels les esclaves enchaînés de la caverne platonicienne, les citoyens détourneraient-ils leur regard du monde des idées ? Alors que le spectacle médiatique offre l'ombre du débat en paroles à vendre et couches sédimentaires d'opinion, de nouveaux espaces surgissent dans la cité. Cette réaction à la démoscopie accouchera-t-elle d'une démosophie ?
La pensée n'existe que par son extériorisation dans le langage et dépend de la façon dont celui-ci est structuré. D'où l'importance de la diversité des langues et, plus précisément, celle de la vision singulière qu'a chaque être humain du monde. Cette langue présuppose la parole car, comme l'a montré Saussure, la parole est nécessaire pour que "la langue s'établisse" ; c'est aussi en écoutant la parole d'autrui "que nous apprenons notre langue maternelle" et c'est encore cette parole "qui fait évoluer la langue".
Par ailleurs, la crise actuelle de la culture, annoncée il y a près d'un siècle par Husserl, serait principalement due à l'usage peu rigoureux que nous faisons du langage. Car si celui-ci permet de figurer la réalité, il n'en est jamais qu'une figure (Wittgenstein). Être plus présent à ce que l'on pense nécessite un effort d'apprentissage et de critique du savoir mais aussi une maîtrise accrue de notre faculté à raisonner. Cependant Alain a judicieusement souligné combien "le pouvoir de la pensée ne se délègue pas" et Carole Boutet, professeur de philosophie, que "la philosophie ne s'enseigne pas"1. Il est donc nécessaire d'avancer dans la pensée et, éventuellement, d'entrer en philosophie en autonomisant sa raison de ses tuteurs initiaux. Michel Onfray décrit le diplôme comme l'attestation et le certificat de "l'utilisation correcte de la raison, c'est-à-dire sa mise en oeuvre selon les usages sociaux confirmés, mais sûrement en vertu de la pure intelligence ou de l'inventivité radicale" ; voire même comme une "création destinée à mesurer le degré d'obéissance et de soumission des impétrants"2.
Mais si "tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel" (Alain), chaque génération d'individu n'a pas pour vocation d'être le Sisyphe solitaire d'une connaissance reconstruite puis ruinée par la mort. La marche de l'humanité s'appuie sur le relais transmis entre ses membres par leur faculté à acquérir et à échanger de nouvelles connaissances. De plus, "la réflexion naît des idées comparées, et c'est la pluralité des idées qui porte à les comparer" (Rousseau). C'est pourquoi l'émergence du débat comme procédé visant à mettre en commun et à examiner la pensée participe à cette émulation dans notre quête de sens et de savoir. Débattre, c'est mettre simultanément et sur un sujet commun la pensée de plusieurs locuteurs à l'épreuve du crible de la discussion, c'est-à-dire en affrontement argumentatif à travers les thèses de chacun. Ainsi, complémentaire de la réflexion solitaire dont l'effort d'universalisation est malaisé, le débat offrirait l'espace idéal à l'entraînement mutuel des vérités subjectives vers plus d'universel, telle une coopérative intellectuelle ayant pour matériau le logos, pour principe la réciprocité et pour vocation le sens.
"Je cours partout, dans tous les sens, à contresens, tenté, damné, tentant de retrouver mon reflet ou ma vérité dans la démence des codes barres accumulés" écrit Tomas Maredance dans son poème "À nos dérives numéraires !"3. Ainsi, la post-modernité a accouché d'un homme consommateur perclus de paradoxes et de contradictions. Consommateur du produit de son travail mais aussi de son environnement et surtout de lui-même par l'exploitation massive qu'il fait plus que jamais de la chair et de la sueur de son espèce sur la surface du globe terrestre. L'autophage schizophrène se réfugie derrière le principe néolibéral : "ce qui est bon pour le marché est bon pour l'individu". Cette affirmation, aussi célèbre qu'aveugle, est érigée en pilier dialectique d'un système hégémonique. Preuve en est que "les nouveaux conflits ne naissent pas de problèmes de redistribution, mais de questions qui touchent à la grammaire des formes de vie", comme l'expose Jürgen Habermas au terme de sa Théorie de l'agir communicationnel4, autrement dit d'ordre qualitatif et non plus seulement quantitatif.
Qu'est-ce que vivre ici et maintenant ? Telle est la question sous-jacente à toutes les autres et dont l'économie ne pourra éternellement être faite. Et par quoi la raison humaine serait-elle donc le plus souvent détournée de la question du sens de la vie ? Sans doute par sa propre mise en scène. Cette mise en scène qui est l'un des traits majeurs des modes de pensée et de relation de notre époque. Cette mise en scène de la vie est projetée sur le pâle écran circulaire d'un monde à vendre. De même que la totalité, chaque individu, partie du système, est à vendre et déploie toute une panoplie d'attraits et de profils pour séduire aussi bien autrui que lui-même. La rencontre de l'humanité avec elle-même se fait, chaque jour plus encore, à travers le miroir de son spectacle et par médias interposés. L'heure est à la marchandisation de tout objet et surtout de son apparence. Jean-Luc Nancy observe que "le capital ne parvient pas à absorber toute sa signifiance dans la marchandise, bien qu'il ne tende à rien d'autre, [car] il ne procède pas uniquement de la marchandise : ce qui précède le capital, c'est la richesse comme éclat, la richesse qui ne produit pas à nouveau de la richesse, mais qui produit sa propre splendeur et sa propre opulence, comme le rayonnement d'un sens où le monde est enrobé (mais, aussi bien, ébloui et étouffé sous cet éclat)"5. L'image étant un investissement particulièrement rentable, il semble que son succès lui confère de régner au-dessus de la réalité des êtres et des choses.
Ce soir encore, la caverne des aliénés scintille des reflets du théâtre de la vie. Le visage des tournesols humains est partout détourné de la vraie lumière. Des millions d'esclaves ont déposé leur obole sur le repose-cerveau de l'autel cathodique. Soulagés. Le mythe platonicien est finalement devenu réalité et, qui plus est, dans une société appelée du même nom que le livre de l'antique philosophe : République. La démocratie du XXIe siècle s'est transformée en démoscopie. Chaque citoyen spectateur entre en hypnose dans la danse des ombres, pétrifié dans le chant des sirènes, le gosier ouvert sur l'entonnoir céleste. Les parois de l'antre du cyclope rappellent les murs d'Orwell, symboles de la communication verticale. Verticale car à sens unique, sans limite ni contre-pouvoir de par son coût énorme limité à des émetteurs puissants. L'heure est à la manipulation de masse, mère de tous les totalitarismes. La pseudo-démocratie étant représentative, vive l'image ! Celle-ci prime sur l'idée, la vedette sur le projet. Alors, on zappe les bustes politiques comme les chaînes. La qualité est sans grand changement mais distrait l'oeil et l'oreille, et surtout, l'espace d'une campagne électorale, on se prend à croire à son pouvoir d'intervenir sur le cours des choses par son seul bulletin de vote. Vive la démocratie digitale ! Celle du doigt sur la télécommande et du thermomètre de l'audimat nous sondant au creux de nos fauteuils cliniques. La démoscopie est une coloscopie. Lien socio-culturel, expression moderne du religare,le petit écran est la religion de l'ère laïque. Une église à domicile qui dispense ses miracles technologiques et ses psaumes publicitaires. Une fenêtre à vitrail mobile appelant à la contemplation passive du spectacle du monde. N'en déplaise à Descartes, son cogito rationaliste s'est transformé en "Je regarde donc je suis".
La messe est à vingt heures, tous les jours. C'est la liturgie du grand prêtre. Parfaitement agencée, notamment par la fonction symbolique et l'usage efficient du moment du repas familial favorisant le gavage par le monologue de l'humanoïde borgne dans le silence coutumier. Car tout commentaire, bien rare, n'est que réactionnel. Jusqu'au film digestif, pas de débat critique. Tout est prévu : le choix habile des sujets abordés (entre faits divers et traditions séculaires), l'approche partiale de l'événement sélectionné et le rappel récurent des catastrophes contenues hors des frontières : "Qu'on est bien chez soi ! Conservons, conservons... consommons !". Fascinant : deux siècles et demi après Le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau (texte précurseur de la pensée républicaine moderne appelant le peuple à être souverain et acteur d'un projet permanent transcendant ses préoccupations immédiates et égocentriques), la démoscopie s'applique à revenir au poussiéreux pacte de Thomas Hobbes, exhumé de l'Ancien Régime, concept archaïque prônant la paix civile, alimentaire et indifférente, dans l'antre d'un Léviathan au pouvoir immanent considéré comme indispensable puisque "l'homme est un loup pour l'homme". En outre, le philosophe anglais affirme déjà que ses plus profonds désirs seraient : "la sécurité, le confort et la tranquillité".
Le règne de l'image offre aussi tout ce qui manque profondément aux spectateurs du monde par des programmes catharsis permettant de vivre par procuration l'amour, la gloire, la beauté, la séduction, la socialisation et, bien sûr, autorisant un défouloir à la violence contenue en stigmatisant les "individus nuisibles". Ce manichéisme médiatique confirme le terme cyclope : un seul point de vue. Lors de chaque messe cathodique, le langage employé est très important. D'où l'usage d'expressions, de raccourcis, réactifs et influents dans l'inconscient collectif. Le mot, indissociable de l'idée, porteur communément de celle-ci en l'énonçant clairement, peut-être son vecteur sans la nommer (d'autant plus puissant) par le propos allusif, sous-entendu, visant à s'inscrire dans le mode culturel et le logos populaire. Le virus dangereux n'est-il pas celui qui n'éveille pas la vigilance des barrières immunitaires ? La barrière, ici, serait celle de l'esprit critique qui examine avant d'intégrer, avec une série de filtres qui sont l'adéquation à la représentation et à l'éthique personnelle.
Comme toute religion, fût-elle laïque, la démoscopie infantilise l'homme et le citoyen dans un triangle oedipien propre à ses repères immédiats et allégoriques. Placé ici entre un père politique et une mère expert, le citoyen est maintenu dans une délégation croissante de ses responsabilités réflexives et décisionnelles sous le prétexte de la dimension titanesque des communautés politiques modernes et de la haute technicité du fonctionnement actuel de la plupart des secteurs de sa vie. La spécialisation serait devenue l'obstacle principal à l'idéal républicain en matière de collégialité des prises de décision. Reste alors au pseudo-citoyen à viser, tous les cinq ans, les décisions prises à sa place sous le chèque en blanc du mandat dit représentatif. Parmi les médias, la télévision est le rouage essentiel de ce système pervers. Cela s'ajoute à l'inaction fusionnelle favorisée par l'outil télévision (à l'opposé du livre), média nécessitant le moins d'effort. Tout un symbole.
Dans son célèbre recueil de propos Contre-feux, Pierre Bourdieu désigne et fustige une "noblesse d'Etat, qui prêche le dépérissement de l'Etat et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, [et qui] a fait main basse sur l'Etat ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose"6. Cette confiscation politique s'étend au champ du débat dans la cité.
Depuis toujours, "il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit" (Platon). Cependant, avec l'avènement des mass médias, cette domination a atteint son sommet dans les débats télévisés ou radiodiffusés. D'après Bourdieu - appelant les intellectuels à "s'abstenir d'entrer dans la complicité" -, "la peur d'ennuyer, donc de faire baisser l'audimat, porte [les journalistes-animateurs de débat] à donner la priorité au combat sur le débat, à la polémique sur la dialectique, et à mettre tout en oeuvre pour privilégier l'affrontement entre les personnes au détriment de la confrontation entre leurs arguments, c'est-à-dire de ce qui fait l'enjeu même du débat"7. Dès lors qu'on quitte le champ du débat proprement dit, ne subsiste qu'une lutte d'images parfois assez triviale. Les conseillers en communication flattent la prestance de leur champion puisque "le penchant à suivre l'autorité des grands hommes [est] très répandu, tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d'imiter ce qui nous est présenté comme grand" (Kant).
C'est pourquoi la multiplication spontanée et récente d' espaces de débat dans la cité peut être considérée comme une réaction à cette dérive, de ce que l'on peut désormais appeler la démoscopie. En effet, le succès d'Internet n'a pu suffire à palier le besoin physique de l'autre dans la discussion, de même que les lieux clos traditionnels de débat que sont les loges maçonniques restent sévèrement critiquées pour leur manque de porosité malgré une forte hausse du nombre de leurs membres ces vingt dernières années. Les nouveaux espaces de débat dans la cité sont donc ouverts au public et réunissent physiquement des groupes de plusieurs dizaines de personnes dans des villes grandes ou moyennes et parfois dans le monde rural : ce sont des cafés-philo mais aussi de nombreux autres types de cafés-débats abordant des disciplines très différentes. De plus, les associations loi 1901, observant l'essor de ce phénomène, semblent avoir accru leur pratique du débat public thématique, quand elles ne naissent pas de ce désir, comme l'association Attac en 1998, dont le fonctionnement est un archétype du débat citoyen comme contre-pouvoir.
Cette présence physique d'autrui dans le débat ainsi que son ouverture sur l'universalité de l'humain rappelle combien le défaut de présence et d'être de la culture moderne renvoie plus en profondeur à la question de l'indifférence (Lévinas). Débattre ensemble pour humaniser l'existence en donnant aux hommes un visage, qui est la véritable expression de l'humanité, c'est surtout réfléchir à la signification de l'homme et de son itinéraire. Débattre ainsi dans la cité, c'est faire attention à l'autre à l'heure où "polarisés sur un rapport égocentrique et narcissique à soi, convertis au mépris de cette nouvelle religion de l'amour de soi, les fidèles oublient qu'ils ont aussi une âme, (...) qu'à défaut d'être sollicité, l'esprit est purement et simplement inexistant"8. Débattre tout d'abord pour essayer d'identifier, analyser et conceptualiser, sans manichéisme ni violence, chaque élément de cette régression politique et philosophique qu'est la démoscopie, avec en premier lieu ce qui a trait à l'inversion des processus de responsabilisation, notamment sous les assauts de la reptation sophistique ou de la quadrupédie démagogique.
"La démocratie n'est pas seulement une conception politique, c'est encore et surtout une conception morale" a soutenu Mazaryk9. Puisque l'idéal de la démocratie appelle de ses voeux un citoyen pourvu de sagesse, réfléchi, épanoui, incrédule, capable de penser par lui-même et avec les autres, autant préciser cette exigence - vérifiée par la dérive actuelle - en la désignant sous le terme de démosophie10, le reste n'étant que conséquence logique. Bien que Jürgen Habermas ait bon espoir "que l'endurance de la pratique communicationnelle courante résiste à une intrusion directement manipulatrice des mass médias"11, le débat dans la cité a une lourde responsabilité quant au devenir de celle-ci. Outre de ne pas répéter hors des grands médias ce qui y est régulièrement asséné sans l'examiner avec nuance, cet espace se doit d'assumer sa position de contre-pouvoir en questionnant tout ce qui semble aller de soi. C'est cette méfiance à l'égard des empiétements du pouvoir que sollicite Alain en désignant la résistance et l'obéissance comme les deux vertus essentielles du citoyen : "par l'obéissance, il assure l'ordre ; par la résistance, il assure la liberté". L'homme n'est pas condamné à être inculte, cupide, faible avec les forts, fort avec les faibles, grégaire, égocentrique et dispensateur de banalités. Peut-être les progrès actuels des théories de la communication et de la discussion favoriseront-ils cette évolution vers un débat réel toujours plus au coeur de la cité ?
(1) Comprendre le phénomène café-philo, les raisons d'un essor étonnant en 30 questions-réponses (Dir. Youlountas Y., préface Edgar Morin), Editions La gouttière, Durfort, 2002, p. 19.
(2) Onfray M., Politique du rebelle, traité de résistance et d'insoumission, Grasset, Paris, 1997, p. 78.
(3) Le voyage des mots, Editions La gouttière, Durfort, 2003, p. 177.
(4) Tome 2, Fayard, Paris, 1997, p. 432.
(5) La création du monde ou la mondialisation, Galilée, 2002, p. 48.
(6) Edit. Liber Raisons d'agir, Paris, 1998, p. 31.
(7) Ibid, p. 78-79.
(8) Onfray M., Politique du rebelle, traité de résistance et d'insoumission, Grasset, Paris, 1997, p. 58.
(9) Homme d'Etat tchèque (1850-1937)
(10) "Sagesse du peuple" ; inspiration de Günter Gorhan au printemps 2000, à la lecture de la revue Démos & Sophia que je coordonnais alors et au sein de laquelle j'avais initié le concept de démoscopie.
(11) Théorie de l'agir communicationnel, tome 2, p. 430 (éditions Fayard, 1997).