Pour des raisons pédagogiques, depuis la rentrée 2004, l'école coopérative Antoine Balard (ZEP de la Paillade à Montpellier) voit sa structure enrichie de classes uniques. L'école, comportant dix classes, est située dans un quartier populaire de la ville et accueille un public d'origine maghrébine. Les classes uniques regroupent des enfants de 5 à 11 ans, du CP au CM2. Cette organisation veut leur permettre d'apprendre de manière personnelle, avec le soutien de l'enseignant mais aussi celui des camarades et de tous les outils à disposition. Quatre classes uniques ont participé à ce projet de DVP mais aussi une classe d'enfants nouvellement arrivés.
Ce projet de classes uniques répond à diverses intentions susceptibles d'optimiser la progression scolaire et humaine des enfants. D'abord, il s'appuie sur le phénomène de la coopération, exacerbé par le caractère multi-âges de ces groupes. Ainsi, lors des nombreux moments de travail personnalisé, chacun est en mesure d'entrer dans un rôle de demandeur ou d'expert lors des situations d'entraide. Du fait de la multiplicité des domaines de coopération, chacun peut occuper ces deux rôles, quel que soit son âge1.
Un deuxième facteur à la source du projet de ces classes est celui du rapport à la complexité. Dans les situations de recherche, les enfants ne sont pas mis en face de problèmes didactiques, visant le développement d'une compétence particulière. Au contraire, le choix a été de leur permettre une rencontre du réel tel qu'il se présente à quiconque souhaite faire de son environnement son milieu d'existence. Pas de manuels ni d'exercices décontextualisés, mais plutôt des situations de communication où, par le truchement de la construction de divers langages, les enfants vont être amenés à interagir avec d'autres au sujet de domaines épars. C'est notamment le cas par l'intermédiaire du réseau " Marelle " permettant de la correspondance scolaire multiclasses ou à travers l'investissement de divers lieux d'ateliers, qui vont progressivement conduire les enfants à monter des projets, les faire vivre et tenter de les mener à terme2. Lors de toutes ces situations de communication, ils apprennent en particulier ce qui fait l'objet des programmes de l'école primaire (lecture, écriture, résolution de problèmes, expérimentations scientifiques, etc.) mais aussi des conduites sociales et culturelles qu'ils auront tout loisir de réinvestir lors de la suite de leur existence.
Enfin, le troisième pilier de ce projet est le phénomène de dissipation (concept emprunté à la physique), par lequel les enfants vont être amenés à apprendre de manière durable.3 Ce phénomène induit l'ensemble des actions engagées par les enfants sans le contrôle de l'enseignant, traditionnellement réprimandées par l'école, mais ici espérées dans le sens où elles vont entraîner des événements féconds en termes de sollicitations, de projets engagés et donc d'apprentissages.
Dans ces classes, le rôle de l'enseignant est donc bien différent de celui que l'on peut rencontrer dans des classes conventionnelles puisque, bien qu'étranger au non-interventionnisme, il tend à s'intéresser à l'enrichissement de la structure du milieu vivant et ainsi à adopter une posture de guetteur pédagogique au service des éventuels besoins des enfants en cours de constructions de langages. " Le maître ne fait plus écran ou filtre au flux des informations ; elles ne convergeront plus vers lui. Ces informations sont plus ou moins brutes, telles qu'elles sont dans la vie. [...] Les apprenants sont dans l'action, l'enseignant, lui, est derrière eux, parfois avec eux. C'est là seulement qu'il pourra favoriser l'auto-structuration, aider à dénouer des blocages. Lui aussi doit se déplacer. Le précepteur était à côté, l'enseignant traditionnel était devant, le nouvel enseignant est derrière et avec. Dans la structure, il est un véritable médiateur4 ".
Dans ce contexte de classe coopérative, la pratique régulière de discussions à visée philosophique est rapidement devenue une évidence. Dans une précédente recherche, nous avons pu établir que l'exercice récurrent des conseils coopératifs, le travail en équipe et la tenue de divers lieux de parole facilitent l'introduction de pratiques philosophiques discursives. À l'inverse, ces nouvelles activités complètent l'impact éducatif du projet coopératif, en élargissant le caractère démocratique des dispositifs.5
Lorsque les classes uniques sont apparues dans l'école, une période de mise en route de ce nouveau fonctionnement a été nécessaire. Au bout de quelques semaines, certains enfants issus des anciennes classes de cycle III de l'école ont regretté ne plus voir inscrit à l'emploi du temps " Discussion à visée philosophique. " Pendant la première période de l'année, ces discussions ont donc été proposées dans le cadre des ateliers d'école, des regroupements d'enfants issus de classes uniques autour de thèmes qui les attiraient. Ces ateliers ont été les premiers à se confronter au caractère hétérogène des groupes, à savoir permettre une participation de tous à ces moments réflexifs.
Au début du mois de décembre, plusieurs enfants ont proposé lors du conseil coopératif de la classe que des DVP aient lieu. En effet, plusieurs questions issues de la " Boîte à questions " ne trouvaient ou ne pouvaient pas trouver de réponse lors des temps de recherche ou des présentations d'exposés. Il a donc été convenu qu'un rendez-vous serait pris tous les lundis après-midi.
La première adaptation a donc été de ne plus confier ces fonctions de manière " institutionnalisée ", c'est-à-dire à un enfant pour plusieurs discussions, mais plutôt de se reposer la question à chaque fois. Ensuite, un " Quoi de neuf ? " aux questions a été ouvert, ce qui a permis de disposer d'une liste conséquente d'interrogations soulevées par les enfants puis de distinguer les questions d'ordre philosophique de celles d'ordre scientifique ou coopératives (liées à la vie du groupe). Lors des premières discussions dans le cadre de ces ateliers, tous les enfants ont pu prendre la parole, même si beaucoup de narrations d'expériences sont venues réduire la portée philosophique du moment.
Je précise que la démarche pédagogique à laquelle nous nous référons le plus est celle développée par Alain Delsol, qui voit différentes fonctions attribuées pour assurer le caractère démocratique des échanges6. La référence philosophique que nous invoquons est la matrice didactique du philosopher développée par Michel Tozzi7.
Samir (8ans): La question c'est " À quoi ça sert de voler ? ". C'est interdit de voler parce que c'est interdit par la loi.
Ahmed (11 ans): À quoi ça sert de voler ? Ça sert à satisfaire tes plaisirs mais, à la fin, tu n'as que des ennuis.
Rihab (7ans): Moi je dis que voler ça sert à rien parce que après, quand tu voles, t'as des péchés et de plus en plus tu voles, t'auras des péchés et aussi, quand tu vas grandir, tu vas devenir un gangster.
Ridoine (10 ans) : Moi je veux dire, de une, voler ça sert à rien et, de une, parce que, une, quand tu voles, quand tu voles un peu, quand tu voles un oeuf tu voles un boeuf. Oui c'est vrai hein. Après, après, de une, si tu voles après t'auras du mal à arrêter.
Smaaïl (8ans) : Moi je dis que voler c'est pour les clochards mais si ils veulent des sous, ils ont qu'à travailler.
Raouia (9ans) : Moi je suis d'accord avec Smaaïl parce qu'un clochard c'est un être humain. Un clochard c'est pareil qu'un...qu'un...il a les mêmes droits que les hommes. Si on est clochard ben, c'est pareil.
Yasmina (6ans) : Smaaïl, si il y a des clochards qui n'ont pas de sous donc, ils vont voler hein.
Wanessa (7ans) : Moi je veux dire que c'est vrai, c'est pas bien de voler. En plus, la loi de pas voler, elle est pas fait pour rien. Y a plein de lois, il faut les respecter et, je veux dire que c'est pas bien parce qu'après on a des problèmes hein. Et après, ils arrivent même pas à se dénoncer. Parfois après y a des menteurs, après ça peut te faire des histoires hein.
Jawad (6ans) : Les oiseaux, ça sert à prendre des autres oiseaux et de les faire voler.
Raouia (9ans) : Euh, moi j'ai une question. C'est si quelqu'un dit à un autre de voler est-ce qu'il devient voleur lui aussi ?
Ridoine (10 ans) : Moi je veux dire déjà, de une, que quand tu dis comme si moi je te dis vas voler c'est qui le responsable ? C'est pas moi. C'est toi qui es responsable parce que c'est toi qui a volé.
Même si la pratique des DVP est un point commun de nos classes, cela n'implique pas que les dispositifs soient similaires. En fait, c'est la personnalité de l'enseignant et la forme que le groupe prend au fil des conseils coopératifs qui conduisent à l'établissement de telle ou telle façon de faire. Pour le choix des sujets, certaines classes se servent de " la boîte à questions ", alors que dans d'autres, c'est la découverte d'oeuvres littéraires qui conduit les enfants à émettre des questions. Plusieurs classes s'appuient sur des questions extérieures au groupe, souvent proposées par l'enseignant, qui contribuent par la sorte à enrichir le milieu de vie. Concernant la fréquence des DVP ainsi que la durée d'étude des thèmes, une question est généralement étudiée deux fois. Il peut cependant arriver que les travaux, par l'apparition de nouvelles questions, puissent donner lieu à des parcours réflexifs qui s'étalent sur plusieurs mois. Le recours à des documents d'accompagnement existe aussi. Certains les utilisent régulièrement (à partir de supports de philosophie pour enfants tels que les Philo-fables ou la collection des goûters philo), et d'autres s'en passent pour laisser émerger les représentations des enfants.
Ainsi donc, tout comme en philosophie il n'y a pas de vérité absolue, il ne peut y avoir de dogme pédagogique en matière de conduite de DVP. Au contraire, c'est la souplesse des dispositifs qui conduira chacun des enfants à faire de ces moments de réelles situations d'apprentissages durables.
Hanane (10 ans) : moi je dis qu'une DVP, on a une question, on la pose à la classe, on essaie de trouver la réponse.
Andy (7ans) : moi je dis que ça nous a appris beaucoup de choses et que la DVP ça rend un peu intelligent.
Soufiane (6ans) : moi je dis la DVP c'est comme un travail, on parle et on écrit pas et c'est tout.
Ikram (10 ans) : moi je dis la DVP c'est pour apprendre des choses et poser des questions.
Sofiane (6ans) : avec des questions tu peux creuser encore plus parce qu'y en a y vident toutes les idées qui zont dans la tête, y'en a des fois y posent une question et on creuse encore plus.
Walid (8ans) : moi je pense aussi on peut se gratter la cervelle, ensuite on peut chercher déjà ce qu'on a appris et se servir de ce qu'on a appris.
Sonia (9 ans) : moi je dis qu'une DVP ça sert à être intelligent parce que quand, quand tu vois l'intelligence des autres, t'as envie de plus être intelligent. Tu n'as pas les mêmes idées que les autres, mais en même temps tu trouves son idée intéressante et tu as envie de la continuer.
Anissa (7ans) : moi je pense qu'une DVP c'est bien, qu'on partage toutes les idées des autres, on se met dans un sujet, c'est bien, on partage tout, les idées, on les cache pas.
Andy (7ans) : j'ai l'impression d'avoir appris à écrire et à lire et à comprendre sur des choses, quand on avait parlé sur l'intelligence.
Hanane (10 ans) : moi je trouve les DVP c'est pas pareil qu'une réunion parce que dans la réunion chacun propose une proposition pour soi et dans la DVP tout le monde peut aider une personne.
Au terme de cette d'année, plusieurs séries de DVP ont eu lieu. Une première autour de la question " Faut-il croire au Père Noël ? " a abouti pour certains à la réflexion : " Les adultes font croire au Père Noël pour rendre sages leurs enfants et pour les préparer à croire en Dieu ". Une deuxième DVP fut l'émanation d'une présentation de lecture faite : Petit Gris d'Elzbieta10 (un souriceau très pauvre dont les parents sont obligés de fuir les autorités trouve une éponge magique avec laquelle il efface les problèmes). Le conseil a choisi comme question de la DVP : " Qu'est-ce que je ferais si j'avais cette éponge ? " Suite à la proposition d'un enfant : " J'effacerais l'école ", les échanges ont tourné autour de cette idée et donc du rôle de l'école dans la vie.
Sur l'introduction de DVP dans de telles classes hétérogènes, nous avons pu retenir que les plus âgés se sont contraints à de gros efforts de clarification dans leurs propos de manière à être compris par les plus jeunes. Ils ont manifesté une sorte de besoin de les associer aux discussions en cours et, de la sorte, de les inscrire dans l'histoire de classe en construction. Ainsi, une tradition de classe a pu se constituer de manière collective.
Mireille (enseignante) : est-ce que ça change quelque chose, avant on faisait des DVP avec des CE2 , des CM1, des CM2, maintenant il y a des CP, CE1, est-ce qu'il y a quelque chose qui change ?
Anissa (8 ans) : moi je pense que les CP et les petits, ils ont évolué parce qu'avant ils parlaient pas et maintenant ils parlent, ils ont des idées dans leur tête, ils sont avec nous dans la DVP.
Ikram (10 ans) : des CP et des CE1, ça apporte des choses, parce que eux aussi ils ont des idées, ils ont jamais fait de DVP, ils savent c'est quoi une DVP, ils savent pourquoi, ce qu'il faut faire, tout ça, moi je dis la présence des CE1 et des CP, ça apporte des choses pour eux. Eux aussi, ils disent des idées qui peuvent nous faire avancer, y'a pas que les grands...
Sonia (9 ans) : moi je dis que ça m'apporte rien parce que y'en a qui parlent pas, donc le fait qu'ils parlent pas on dirait qui sont pas présents avec nous, même s'ils te disent quelques idées à des moments et tout ça, moi j'dis ... ça ... dépend quel jour, à des moments y m'apportent, à des moments y m'apportent pas.
Hanane (10 ans) : alors moi j'dis que cette année de DVP s'est bien passée, mais y' a eu un peu, moi, pour moi, la présence des CP et des CE1, c'était pas très bien, d'abord que y'en avait qui parlaient pas et y'en avait qui parlaient, mais pas toujours, pour dire des choses.. qui veulent aller aux toilettes, par exemple des choses comme ça.
Sana (9 ans) : moi j'dis que cette année la DVP a été positive comme l'a dit Ikram, moi je trouve que les petits moi je trouve que c'est bien parce que les petits comme Soufiane et Ayoub et Evelyne, y z'ont donné leur avis mais les autres je crois pas qui z'ont beaucoup parlé et aussi je voulais féliciter Ayoub parce que aujourd'hui ils ont beaucoup parlé (applaudissements).
En raison du petit effectif par niveau, on ne peut être qu'amené à réaliser l'importance des personnalités. C'est de cette façon que, dans une classe, lors du bilan d'année, les CP ont exprimé aux CE1 le reproche d'avoir fait barrage dans les échanges avec les plus grands : les CE1 ne s'exprimant pas souvent et préférant adopter des attitudes d'écoute plutôt que de prise de parole, les CP ne se sont pas sentis encouragés à donner leur avis et interagir avec le groupe. En compensation, les plus grands ont accentué leur implication et leur soutien aux CP. Dans d'autres classes, en raison de la personnalité des enfants, les phénomènes de participation n'ont pas toujours été les mêmes ; il est parfois arrivé que ce soient des groupes de CE1 qui deviennent moteurs de certaines discussions.
Les plus jeunes ont eu une intégration lente et progressive. Il est évident que la durée d'une discussion est trop importante pour eux (cf les pipi-promenades fréquents). L'accroche s'est opérée le plus souvent sur un mot, se décollant rarement de l'exemple. Le taux d'écoute est lui, nettement supérieur à celui affiché (apparaît au moment du bilan de fin d'année).
À l'image de cette courte expérience, il apparaît que l'organisation de DVP dans une classe unique est donc possible dans le sens où le groupe d'enfants est capable de se constituer en communauté de recherche. Les plus jeunes ne sont certes pas les plus grands parleurs ni même les plus engagés, mais ils arrivent facilement à donner un avis personnel qui s'appuie sur ce qui s'est dit dans le groupe. Quant aux plus grands, ils sont bien moins nombreux, ce qui aide l'animateur à susciter chez eux une référence aux exigences du philosopher.
(1) Au sujet des classes coopératives, lire en particulier les ouvrages suivants :
Freinet C., OEuvres pédagogiques , Tome et 2, Seuil, Lonrai, 1994.
Laffite R., Une journée dans une classe coopérative, le désir retrouvé , Matrice, 1985.
Vasquez A., Oury F., De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Maspéro, 1971.
(2) http://marelle.org/sommaire/?wiki=Présentation_des_CREPSC
(3) Concept isolé dans le rapport de Françoise Oeuvrard sur les classes en milieu rural : Les petits établissements scolaires (document officiel du Ministère de l'Éducation Nationale, Direction de l'Évaluation et de la Prospective, 1990).
(4) Collot B., Une école du 3ème type ou la Pédagogie de la Mouche, L'Harmattan, 2002, p 89.
(5) Connac S., Discussions à visée philosophique et classes coopératives en ZEP, thèse de doctorat en sciences de l'éducation, Université Paul Valéry, Montpellier, Juin 2004.
(6) Delsol A., in Tozzi M., Nouvelles pratiques philosophiques en classe : enjeux et démarches, CRDP de Bretagne/CNDP, 2002, pp 73-78.
(7) Tozzi M., Penser par soi-même , Chronique sociale, Lyon, 1994.
(8) Script réalisé par Laure Albaric dans la classe unique de S. Connac.
(9) Script réalisé dans la classe unique de Mme Laporte Davin.
(10) Elzbieta, Petit-Gris, Pastel, L'école des loisirs, Paris, 1995.
(11) Script réalisé dans la classe unique de Mme Laporte Davin.