Intervention au 1er Congrès Latino-américain pour la Consultation et l'Orientation Philosophiques - Séville, 14/16 avril 2004
La consultation philosophique prend le dialogue comme élément fondamental. Premièrement, pour répondre à la forme de pensée non dogmatique, qui nous permet une communication ouverte et flexible. Deuxièmement, parce qu'il donne la possibilité de transformer nos éventuelles incohérences et inconsistances qui nous habitent. Évidemment cette transformation n'a pas lieu par le simple fait de dialoguer, mais elle a besoin d'une ascesis, c'est-à-dire d'un travail d'élaboration de la part du sujet impliqué. Toutefois, le dialogue offre la possibilité qu'ait lieu ce changement, grâce à son potentiel d'ouverture et de flexibilité.
Nous avons le verbe comme véhicule de communication et comme représentation de ce qui est signifié et, par cela, le mot n'est jamais définitif ; il s'adapte par un processus de légitimation permanente. Cet aller et venir du mot pour être vérifié obéit au processus lui-même de la pensée, qui n'est pas rectiligne ni procède de manière directe, comme le font les croyances, l'émotion ou l'intuition, jamais le discours rationnel. C'est pourquoi le dialogue est aussi naturel comme expression de la philosophie (Dia - logos).
Nous croyons que le dialogue est la manière la plus fiable (authentique) d'exprimer la recherche rationnelle. Ce dialogue que peut entretenir un sujet avec lui-même pour se dépasser acquiert une plus grande richesse quand il est intersubjectif, puisque les contributions sont augmentées et l'exigence d'authenticité est amplifiée par de nouvelles perspectives et réfutations, tout en exigeant constamment une réélaboration et collaboration.
Le dialogue invite l'interlocuteur à se mettre à l'épreuve, en se soumettant aux exigences du discours rationnel et de la raison, le logos. Ce n'est pas un des interlocuteurs qui impose sa vérité à l'autre, bien au contraire, le dialogue leur apprend à se mettre à la place de l'autre, à dépasser leur propre point de vue. Dans le dialogue, les interlocuteurs se dépassent eux-mêmes, en éprouvant les logos qui les surpassent. Les dialogues ne commencent pas pour "informer", mais pour "former", puisqu'on n'y transmet pas un savoir déjà fait, une information, mais c'est l'interlocuteur qui capte son savoir au moyen de son propre effort, le découvre par lui-même. Le dialogue n'octroie aucun dogme ni système, mais oblige l'interlocuteur à un effort personnel (ascesis) et à une pratique active. Ainsi, le modèle dialoguiste (du dialogue) de ce qui est maïeutique socratique, comme méthode de connaissance et la découverte de soi apportent à la consultation philosophique la possibilité de démontrer les valeurs et les croyances qui fondent nos jugements et actions dans la vie.
PRINCIPES DU DIALOGUE DANS LA CONSULTATION PHILOSOPHIQUE
Nous allons très brièvement exposer les principes de base du dialogue (inspiré par l'art socratique de la maïeutique) qui se développe dans la consultation philosophique, ainsi que ses fondements. Mais nous aurons aussi à nous occuper des attitudes que doit avoir faites siennes un interrogateur pour pouvoir faciliter le bon développement d'un dialogue soutenu sur ces principes, attitudes qui doivent s'enraciner dans le caractère ou la façon d'être de l'interrogateur. La consultation philosophique demande un certain type de personne : le dialogue n'a pas lieu seulement à partir de la technique ou de l'instruction par des contenus, et le sujet n'est pas dialogueur seulement pour ce qu'il sait, mais pour ce qu'il est. Les divers principes du dialogue sont si intimement interconnectés qu'ils se co-impliquent et superposent.
1. Une exigence structurelle : l'ouverture
Nous partons d'une conception dynamique de la philosophie qui nous permet de considérer la recherche philosophique comme une oeuvre ouverte, continuellement en construction. Elle n'est pas instantanée, c'est une réflexion rationnelle et, par conséquent, une construction progressive et cohérente, une recherche continue dans laquelle chaque réponse produit de nouvelles questions sur ses implications ou sur ses hypothèses.
Le dialogue philosophique est imprédictible, étant donné sa dynamique de relation ouverte. Ni l'interrogateur ni le sujet ne savent à l'avance où aboutira le dialogue, qui en qualité de recherche non directive porte le sujet à créer quelque chose de nouveau, une façon nouvelle ou renouvelée de voir la vie.
Le dialogue, dans la consultation philosophique, est personnalisé, tant qu'il s'adresse à la personne concrète (mais aussi en groupe) et doit donc correspondre à ses possibilités et ses nécessités, en tenant compte toujours de son idiosyncrasie et de sa personnalité singulière.
Le dialogue ouvre sur d'autres façons différentes de voir le problème posé par le client. Pour cette raison, l'interrogateur ne doit pas juger ni conseiller sur une manière concrète d'action, mais doit plutôt ouvrir le domaine de possibilités pour que le client clarifie par et en lui-même d'autres voies d'action et de choix. Dans aucun cas, l'interrogateur ne doit proposer une manière déterminée d'agir.
Le dialogue doit se développer en liberté ; nous insistons sur le fait que l'interrogateur doit restaurer la pensée individuelle sans endoctriner ni juger, et ceci serait impossible sans posséder une certaine flexibilité pour accepter des situations contradictoires où coexistent des éléments divers qui ne sont pas toujours épurés de la même manière par chaque personne. Il doit accepter des perspectives non conventionnelles, et montrer de la tolérance à accepter l'incertitude du processus dans lequel coexistent des alternatives contraires.
Le fait de maintenir véritablement et spontanément les attitudes exigées par la condition ouverte du dialogue philosophique, la connaissance des fondements épistémologiques, anthropologiques et psychodynamiques de cette condition, aidera l'interrogateur par le fait qu'ils servent aussi à justifier leur condition intersubjective, dans laquelle se trouve implicitement l'égalité des interlocuteurs.
Pour l'élaboration des fondements psychodynamiques, la théorie des systèmes plurifactoriels de Joseph Royce et Arnold Powell peut être très utile, et pour l'élaboration des fondements complets, qui comprennent les trois types de fondements énoncés, les concepts soutenus par Luis Cencillo dans sa synthèse systématique d'anthropologie et dans sa théorie de la personnalité, sont une contribution essentielle (voir, respectivement, L'Homme. Notion scientifique, Madrid, Éditions Pyramide, 1978, et Dialectique de l'homme concret, Madrid, Éditions Marova, 1975).
Les traits essentiels du modèle de Royce et Powell (tels qu'ils sont repris par G. Morrión dans La stimulation de l'intelligence, Madrid, Éditions de la Tour, 2002) sont les suivants :
a) Les différences individuelles se trouvent dans tous les domaines du fonctionnement psychologique.
b) La conduite humaine est multi-déterminée.
c) La personnalité et ses éléments se dirigent vers des objectifs, le but ultime étant la reconstruction du sens de l'existence elle-même, comme exigence adaptative de survie spécifique des êtres humains.
d) La personnalité est relativement stable dans le temps, bien qu'elle éprouve des changements tant diachronique que synchronique.
Cencillo indique comme caractéristique de la base radicale constitutive de l'homme, le "non-fondement", comprenant par ceci "La vérification du fait qu'il n'est jamais donné à l'homme par nature, de manière univoque, spontanée et fixe, et par conséquent, définitivement certaine, le sens de ce qu'il est, l'affecte et l'entoure ; le fait que l'être humain manque d'une base naturellement donnée, une fois pour toutes, à partir de laquelle il peut comprendre et être compris, évaluer et opter" (L'Homme. Notion scientifique, p. 599). Les conséquences de ce "non-fondement" sont la connaissance, la créativité culturelle, la conscience morale et la liberté, propriétés exclusivement humaines.
Ce "non-fondement" ne doit pas être interprété de façon relative comme une indétermination : l'espèce humaine n'est pas indéfinie, mais indefinita : son indétermination est nuancée et devenue urgente par la recherche, ni consciente ni intentionnément prétendue, d'absolu. L'observation soigneuse du processus des cultures humaines révèle que l'homme tend à s'excéder dans la création de devoirs et de valeurs "absolues".
L'autre caractéristique de la base radicale constitutive de l'homme est l'autoplasticité et la praxis : l'homme est voué à la praxis transformatrice du monde humain, et cette praxis retourne sur lui-même, parce qu'il n'est jamais fini, définitif, mais par contre, il est responsable de ce qu'il arrive à être par ses actions et les effets de celles-ci.
Tout en transférant ces caractéristiques générales abstraites à la concrétion de la personnalité individuelle, Cencillo souligne comme dimension exclusive de ce qui est personnel, l'éthicité, laquelle doit être, chez chaque sujet, adéquatement plastique.
Et cette élasticité requiert le dépassement de la conception morale basée sur des normes, qui sont toujours abstractives, généralisatrices, unidimensionnelles, tandis que chaque situation où l'individu (le sujet) se trouve plongé, est composée d'un ensemble d'exigences objectives qui doivent être analysées dans leur entité spécifique. On ne peut percevoir de valeurs hors d'une situation concrète, puisque les points de référence constants visent la réalisation personnelle, et sont impliqués dans l'autoréalisation, la fonction sociale et la répercussion sur les autres de la réaction vis-à-vis de la situation, ainsi que la qualité des actions, de leurs effets et de la personne (qui la gagne au moyen de ses actions). La nature unique de chaque être humain fait que son processus doit suivre son propre rythme vital, sans l'interférence d'aucun sujet étranger qui prétende imposer son propre point de vue : l'éthique personnelle doit être autogène. Une éthique imposée de l'extérieur, sans que le sujet ne l'ait lucidement assumée à partir de sa conviction la plus profonde, devient finalement contre-indiquée et n'accomplit pas son rôle dans le développement personnel.
Pour pouvoir découvrir sa propre éthique autogène, le sujet doit cognitivement s'ouvrir à la complexité de la Réalité et de ses fondements, où on doit maintenir au moins l'attitude de recherche d'un système de représentations orientatrices de lui-même, de la vie, du monde, de la signification radicale du Tout, qui doit finalement être intégré dans sa dynamique pulsionnelle et émotionnelle et dans ses actions.
Mais une bonne épistémologie nous informe sur le fait que jamais les raisons universelles à elles seules ne clarifient les options théoriques de façon concluante (ni les axiologiques, ni les pratiques) : c'est l'homme tout entier qui opte pour la plénitude vitalement dense de son existence. De là la nécessité de respecter l'autonomie du sujet, à partir de la claire conscience du fait que lui seul peut accéder à sa vérité personnelle, et seules sont possibles les vérités personnelles (qui doivent fonctionner comme motivations existentielles).
La vérité personnelle se découvre par le sujet lui-même, avons-nous dit ; elle est telle parce que son objectivité à lui s'impose avec le poids de l'objectivité. Ortega y Gasset disait que la vie de chacun était invention, mais au sens étymologique du terme : découverte.
Une vraie vie est nécessaire, et non capricieuse, comme l'est celle du frivole. Chaque individu a à se soumettre à l'impératif de l'authenticité. Selon Luis Cencillo, l'individu est délié de n'importe quel système de normes et de valeurs qui prétend être définitif, total et constant : il se sent toujours responsable de sa réussite, comme s'il était lié à une sorte d' "absolu" privé.
Pour avoir assimilé les précédents fondements épistémologiques, anthropologiques et psychodynamiques, l'interrogateur se trouve dans la mesure de soutenir à chaque instant du dialogue, une attitude ouverte sans artifices.
2- Intersubjectivité, humilité, respect, cordialité
La caractéristique de l'intersubjectivité dans le dialogue peut uniquement être garantie en partant de l'égalité des sujets qui y prennent part. Le dialogue ne transmet pas un savoir fini ou univoque et n'exclut pas des voix divergentes, c'est une construction en collaboration qui ne peut pas se baser sur une relation hiérarchique, elle peut seulement être soumise aux normes de la raison et à la recherche de cohérence et de véracité.
Savoir dialoguer entraîne la reconnaissance des droits de l'interlocuteur, de sa dignité et de sa valeur comme personne. Ceci exige des attitudes, chez l'interrogateur, que nous pouvons désigner par trois valeurs générales : humilité, respect et coopération.
- L'humilité situe l'interrogateur sur le même plan que le sujet, non comme directeur ou juge, mais comme compagnon sur le chemin qui mène vers la recherche du sens du sujet lui-même.
- Le respect reconnaît le sujet comme personne unique, en favorisant sa propre individualité, exprimée par la perspective singulière à partir de laquelle il est mis en rapport avec la réalité, en ayant confiance en ses propres moyens pour diriger sa vie1.
- La coopération devient nécessaire, puisque l'interrogateur philosophique fait face à une personne qui renferme elle-même les clés de sa détermination, et il ne peut être autre chose que fournisseur et prendre part à l'expérience même de son interlocuteur. Sa tâche se transforme en coopération et collaboration, en aide à rendre efficace l'effort du sujet, tout en prenant part à son expérience à travers ce qu'il communique de lui-même.
Les attitudes que nous indiquons nous permettent d'entamer le dialogue en assurant une relation d'égalité entre interrogateur et sujet, mais cette relation n'est pas symétrique2, donc l'interrogateur ne peut pas oublier son compromis de consultation, compris comme effort pour comprendre l'autre, comme intention de l'aider, et comme volonté d'entrer dans le monde subjectif qu'il communique. Sa qualification doit dépasser en ceci les connaissances nécessaires pour donner un contenu adéquat ou comprendre le discours de l'interlocuteur.
Les particularités dont il a besoin dépassent les capacités cognitives spécifiques pour avoir une influence radicale sur l'interrogateur, sur sa propre façon d'être.
Les attitudes de l'interrogateur sont celles qui vont permettre que le dialogue soit réellement philosophique, c'est-à-dire qu'il approfondisse, chose impossible si la volonté de l'interrogateur n'était pas adéquate.
3- Approfondissement : acceptation, empathie, cohérence, authenticité
Les études sur les attitudes que doit avoir l'interrogateur3 ne diffèrent pas entre elles. Le dialogue philosophique requiert un approfondissement, mais celui-ci n'est pas possible si ne s'établit pas un climat de confiance qui permet l'intimité. L'introspection à laquelle inévitablement nous porte le dialogue philosophique a besoin que nous découvrions des hypothèses, expériences et sentiments que le protagoniste lui-même ignore parfois, vainquions les verrous et facilitions l'entrée du sujet dans son propre monde. Cela n'est possible que s'il y a confiance en l'interrogateur.
Il est évident que c'est le sujet qui évalue la confiance, mais c'est le devoir de l'interrogateur de permettre cette situation. Libérer la personne de toute menace externe fournira une atmosphère sûre et réceptive pour approfondir la relation. L'interrogateur doit être attentif à tous les gestes ou expressions qui l'éloigneraient de la candeur avec laquelle il doit accueillir son interlocuteur, mais sans excès d'implication émotionnelle.
L'acceptation inconditionnelle du sujet est un produit du respect et de l'intérêt avec lequel nous recevons l'autre. Rogers la catégorise comme "considération positive inconditionnelle", et elle implique non seulement l'acceptation de la personne, mais de sa propre conduite. On ne justifie pas ses actes, mais ils sont acceptés comme "conséquences naturelles" des expériences, circonstances et sentiments du client. Rogers va jusqu'à parler "d'amour du client", un amour ni possessif ni paternaliste.
- L'empathie paraît une condition de ce qui précède : nous ne pouvons pas pénétrer dans le monde de l'autre si nous ne le comprenons pas comme étant propre, mais, comme nous le rappelle Rogers, "sans perdre de vue le comme si".
Mais le fait de comprendre n'est pas suffisant. Pour que s'établisse l'empathie, nous avons aussi besoin de transmettre cette attitude au sujet pour qu'il la perçoive comme telle. Rogers justifie le bénéfice de ces deux aspects - la compréhension et sa communication - de la relation avec ses patients.
Il existe un problème dans la communication d'attitudes, c'est qu'elles ne peuvent être perçues directement, mais seulement à travers des gestes et des actions.
Ceci oblige à une cohérence chez l'interrogateur puisque sa conduite est la conséquence nécessaire de ses attitudes. L'authenticité de l'interrogateur est, finalement, ce qui rend les attitudes transparentes.
L'interrogateur est activement compromis avec son développement personnel. Par ailleurs, l'authentique communication avec le sujet ne serait pas possible si l'interrogateur n'était pas transparent à lui-même, et le développement personnel de l'autre serait interrompu s'il n'était pas préparé à gérer les sentiments négatifs qui peuvent apparaître de la part du sujet afin d'arriver à une relation plus profonde. Carkhuff prévoit que les divergences peuvent être négatives si elles s'établissent hors du cadre de la compréhension empathique ; il est évident que l'authenticité de l'interrogateur diminue ces risques.
Il ne serait pas non plus possible de faire face aux divergences ou incohérences qui peuvent être détectées chez le sujet si l'interrogateur ne l'a pas préalablement fait ce travail pour lui-même. La responsabilité de faciliter la confrontation (ainsi l'appelle Carkhuff) chez le sujet, c'est-à-dire, la prise de contact avec lui-même, ses propres contradictions ou sentiments confus, requiert une habileté et une subtilité qui peut difficilement être acquise si elle ne vient pas de l'intérieur de la personne elle-même. Il revient à l'interrogateur de recueillir ces divergences et de considérer leurs répercussions dans la relation.
4 Distance objective et neutre
Si la philosophie nous apprend quelque chose, c'est que ce n'est pas la même chose que penser et avoir des pensées. Pour penser il faut suspendre les pensées elles-mêmes. La recherche philosophique nous fait voir la manière à laquelle nos pensées et croyances conditionnent nos actions. Grâce à la capacité réflexive de la pensée sur elle-même, il est possible de montrer et de clarifier sa structure et, par conséquent, les possibles inconsistances, incohérences ou contradictions entre la façon de penser et la façon d'agir.
Comme l'ont déjà signalé les penseurs stoïciens, nos émotions viennent de la manière dont nous jugeons, évaluons et interprétons ce qui nous arrive, ce qui à son tour présuppose des croyances concrètes et une certaine vision du monde. Les opinions et croyances fondamentales tendent à être éprouvées comme "vérités", même si elles sont soutenues par chacun et son environnement. Dans ce sens, et pour que le dialogue puisse être fructueux dans la consultation philosophique, l'interrogateur doit avoir travaillé sur ses croyances.
Suspendre les croyances revient principalement à ne pas les éviter ou rejeter, mais ne pas se laisser emporter par elles. Il faut laisser une distance objective par une observation neutre. Cette distance objective permet de se rendre compte de ce qui est dans notre esprit sans jugement ou évaluation. On observe simplement pour comprendre la signification de ses croyances. De cette manière l'interrogateur est familiarisé avec la façon dont opère la pensée, et prend conscience de ses conséquences. Cette abstraction permet que les croyances se présentent de sorte qu'il puisse objectivement accéder à leur structure réelle.
La suppression des croyances permet ce que David Bohm appelle la "proprioception" de la pensée, c'est-à-dire, la réflexion de la pensée sur elle-même. Celle-ci permet la prise de conscience de la singularité avec laquelle le contenu des structures profondes de la pensée conditionne leur expression. Elle permet en outre de maintenir une observation objective sur les croyances et les valeurs qui sont à la base des divers modèles interprétatifs de la réalité. De cette manière les inconsistances et contradictions présentes dans notre mode de vie sont mises en évidence. Sans cette "proprioception", la pensée tend à séparer et différencier notre façon de penser et notre façon d'agir, en causant des contradictions vitales.
Il faut comprendre que ce qui limite, à savoir les structures profondes de la pensée, est la base à partir de laquelle on peut changer cette limitation, puisque les croyances réapprovisionnent les actions et les expériences et conditionnent le mode de vie.
L'identification empathique de l'interrogateur vis-à-vis du sujet ne peut perdre de vue une certaine objectivité envers lui-même et envers l'autre. Nos croyances tendent à préfigurer l'information qui nous arrive de l'extérieur, conditionnant nos capacités. C'est à partir du monde des structures profondes de la pensée que l'interrogateur doit travailler. Ce travail permet l'extension de la connaissance et la découverte de soi-même, en devenant garant du processus dialogique, et en permettant la stabilité émotionnelle et intellectuelle de l'interrogateur pour envisager de façon mature sa relation avec le sujet.
La distance objective que garde l'interrogateur facilitera un espace ouvert et flexible, ce qui donnera au sujet la confiance et la liberté nécessaires pour une révision critique et réfléchie de lui-même, de son mode de vie. Cette réflexion devra se centrer sur les schémas interprétatifs et modèles mentaux qui sont à la base de la situation posée par le sujet. Ainsi l'interrogateur aide à mettre en suspens les présupposés pour expliciter.
Le sujet, de son côté, en remettant en question ses croyances de manière objective, pourra amplifier sa vision du monde, reconnaître ses incohérences et agir en conséquence. La distance objective dans le dialogue de la consultation philosophique exige une certaine sensibilité, une façon de prêter attention aux indices subtils et aux réponses, intérieures et extérieures, vis-à-vis de ce qui se produit. Cette sensibilité permet de débloquer la barrière de défense imposée par les croyances et de créer une attitude d'attention.
L'interrogateur doit être sensible par rapport à ce qui se passe en lui et aux sentiments qui apparaissent chez le sujet. Il ne s'agit pas d'éloigner ou renier ses propres sentiments, mais d'être capable de les regarder de façon objective, pour éviter qu'ils n'interfèrent dans le dialogue.
De cette manière, l'interrogateur posera avec clarté les significations de l'expérience de l'autre, qui sont occultes pour lui, et arrivera à des niveaux plus profonds que ceux que le sujet est capable d'exprimer, en le mettant en contact avec lui-même de manière sensible. La distance objective cherche donc un espace pour ouvrir des options vitales, clarifier les structures de la pensée, et montrer les croyances qui sont source de conflit dans nos vies.
Pour parvenir à comprendre le mode de vie de l'autre personne, il s'avère nécessaire de pouvoir accéder au modèle de pensée et aux structures profondes au travers desquelles il interprète sa vie. Ceci ne pourra se produire si l'interrogateur ne connaît pas ses véritables sentiments, pensées et croyances, et ne maintient pas une distance vis-à-vis de ceux-ci.
Si l'interrogateur écoute l'autre à partir de ses schémas interprétatifs, il pourra difficilement l'aider et l'écoutera de manière superficielle et apparente. Il invitera donc le sujet à observer ses pensées pendant qu'il les formule, ses sentiments et les sensations corporelles concomitantes.
Ce sera le sujet lui-même qui, finalement, prendra conscience de sa propre vérité vitale, et prendra la décision la plus adéquate dans la direction de sa propre vie.
Il faudrait aussi s'occuper, bien que cela ne rentre pas dans les limites de ce travail, des tactiques dialogiques concrètes que l'interrogateur peut utiliser pour faire que le dialogue se mène toujours par les voies appropriées, et qu'il ait les caractéristiques qui ont été décrites ci-dessus.
La finalité du dialogue philosophique est de viser la vérité, et non de trouver des stratégies pour résoudre certains problèmes de la praxis ni d'obtenir la transformation des participants, bien que cela soit donné de surcroit. On doit initialement trouver chez le sujet certaines dispositions internes, desquelles nous avons déjà parlé, qui sont un germe du changement personnel. Il est nécessaire que le sujet aille volontairement à la consultation, parce qu'il est ainsi plus probablement garanti que s'établisse la confiance en l'interrogateur ; qu'il ait un intérêt personnel intense à trouver la clarté objective en matière existentielle et à unifier avec cohérence ses actions, émotions et pensées ; qu'il soit ouvert à changer ses schémas mentaux, s'il découvre la convenance de le faire, à partir de la reconnaissance de ses incertitudes propres. Un dialogue n'aboutit pas si la motivation des interlocuteurs est centrée sur le fait de gagner la discussion, en imposant ses propres points de vue, ou s'il y a un attachement invincible à certains dogmes, desquels on est incapable de douter. C'est une question différente si, malgré les bonnes dispositions initiales et conscientes, surgissent ensuite dans le processus des résistances émotionnelles ou des difficultés pour assouplir certains points de vue. Mais au moins sont indispensables le minimum de volonté consciente d'atteindre la vérité et de s'y soumettre, ainsi que le minimum d'humilité pour rectifier ses points de vue.
Si, au contraire, le sujet tend à adopter une attitude inhibée, soumise, se prête toujours à observer les ordres externes, même sans critique, l'interrogateur doit renforcer l'amour-propre du sujet envers ses propres avis ou la capacité de raisonnement et d'analyse de sa propre expérience, qu'il doit apprendre à considérer comme précieuse, et source de toutes les réponses qu'il cherche.
(traduit de l'espagnol par Natalia Livieres)
(1) Marroquin Manuel : La relation d'aide de Robert R. Carkhuff.
(2) Cf. Mónica Cavallé : La philosophie, maîtresse de vie. Madrid. Aguilar. 2004. P 55.
(3) Pour approfondirr les concepts auxquels nous faisons référence, voir:- BOHM, D, Sur le dialogue (Kairós, Barcelone, 1996). - ROGERS, K, Le processus de se transformer en personne (Paidós). - MARROQUÍN, M, La relation d'aide de Carkhuff (Mensajero). - GONDRA, JM, La psychothérapie de Carl Rogers (Desclée de Brouwer, Bilbao, 1978). Ceux qui sont mis entre guillemets et les références aux auteurs font référence aux oeuvres citées.