Revue

Allemagne : Le Petit Prince ou "qu'est-ce que l'autorité ?"

Philosopher socratiquement avec des enfants

Philosopher socratiquement avec des enfants

" Mais qu'est-ce que nous faisons (ils font), au fond ? "

Qu'est-ce que ça veut dire finalement1, philosopher avec des enfants, comparé aux moments où l'on discute, réfléchit, échange des idées intéressantes ou bavarde simplement avec eux ? Il s'agit de fixer des critères compréhensibles du philosopher avec des enfants afin de bénéficier au maximum de la richesse de la philosophie et ainsi faire progresser les enfants et les convoquer d'une manière rarement possible ailleurs. Sans une telle clarification on court facilement le danger de partir à l'aveuglette, ce qui peut-être amuse, mais se heurte à un sentiment de malaise chez les participants eux-mêmes, les parents et les professionnels de l'éducation et de la philosophie. " Qu'est-ce qu'on fait (ils font) au fond ? ". Un simple bavardage philosophique pourrait surtout signifier une perte de temps pour les enfants, les embrouiller inutilement ou les manipuler. " Philosophie d'enfants " ou " philosopher avec des enfants " ne serait alors rien d'autre qu'une tentative parmi beaucoup d'autres d'entrer en contact avec les enfants (et jeunes), afin de faire face à leurs crises d'adolescence tant déplorées, de pousser des enfants surdoués ou d'offrir aux enfants un loisir sensé. Mais une philosophie d'enfants non approfondie n'est pas pour enfants et n'est pas philosophie.

Qu'est-ce que la philosophie et pourquoi la philosophie ?

Cette question est aussi vieille que la philosophie elle-même. Ce n'est pas rare que différentes orientations ou écoles philosophiques se disputent et se contestent mutuellement le titre honorifique de philosophie. Des existentialistes (Kierkegaard) par exemple font peu de cas de la phénoménologie (Hegel) et vice versa ; les deux sont rejetés par une philosophie qui prône une transformation révolutionnaire du monde (Marx), et vice versa ; et finalement tous sont très loin de l'analyse conceptuelle et argumentative difficile (Carnap). En ce qui concerne le philosopher avec des enfants (et des non-philosophes en général) s'y ajoute le fait aggravant que toutes les formes de la philosophie académique sont pour eux de toute façon trop difficiles et sans intérêt, abstraction faite du fait qu'elles sont pour eux quasiment inaccessibles du point de vue de la psychologie du développement (Piaget, Kohlberg). Mais, malgré toutes les controverses réelles et nécessaires autour du concept " correct " de philosophie, on peut trouver un large consensus avec la définition proposée par Robert Spaemann et finalement préparer aussi celui du philosopher avec des enfants : " philosopher est un discours continuel sur des questions ultimes " (Spaemann, 1983, 105). Cette définition permet de différencier contenu, méthode, but de la philosophie et de traiter plus exactement du philosopher comme activité ou processus. La question est donc : qui philosophe sur quoi, comment, et dans quel but (cf. Martens 2003, 17ff) ?

En ce qui concerne le contenu(1), philosopher concerne des " questions ultimes ", avec les présupposés fondamentaux qui sont à la base de nos réflexions et actions. Normalement nous ne sommes pas conscients de tels présupposés, et nous ne les mettons pas en question dans notre " vie personnelle, sociale et professionnelle " (Spaemann 1983, 104). Interroger ces présupposés permet d'entrer dans une recherche ouverte, sans limite, et, en cela, cette démarche se différencie des quatre questions de Kant, citées dans tous les manuels scolaires : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Qu'est-ce qu'il m'est permis d'espérer ? Qu'est-ce que l'homme ? Certes, le philosopher peut commencer avec des questions quotidiennes, par exemple avec les questions typiques des enfants : pourquoi la chaise s'appelle-t-elle " chaise " ? Est-ce que je peux garder l'argent trouvé ? Pourquoi ne punit-on pas tous les gens méchants et ne récompense-t-on pas tous les bons ? Est-ce que les animaux peuvent aussi parler ? Peu importe le départ, en continuant à questionner et à penser avec ténacité, on finit par se heurter aux questions essentielles que Kant distingue (sans prétendre à la complétude), et qui sont déjà contenues dans les exemples concrets cités.

En ce qui concerne la méthode (2), il s'agit ici d'abord de " discours ". Certes, des religieux, des prophètes ou des politiques prennent position sur des questions essentielles, mais le philosophe n'est pas " un enseignant exerçant un pouvoir, mais quelqu'un qui argumente et qui est intéressé par des arguments " (Spaemann, 1983, 106). Celui qui philosophe interroge les raisons des affirmations et approfondit les différents assertions et concepts utilisés. Un exemple : mère / père : " Ta chambre ressemble à nouveau à un taudis ! " ; enfant : " Qu'est-ce que tu entends par " taudis " ? Est-ce qu'elle est vraiment si mal rangée ? Et est-ce qu'elle devrait vraiment être rangée telle que toi tu l'imagines ? " Il faut souligner bien sûr, que quand on parle de philosopher, il ne s'agit pas d'abstraits cheminements argumentatifs, mais d'un processus fondé sur des expériences de vie, processus concret de discernement favorisé par un large spectre de méthodes.

Deuxièmement, suivant la définition de Spaemann, philosopher est caractérisé par la " continuité ". Contrairement aux " discours ad hoc " sur des questions profondes de la vie, le philosopher traite des questions fondamentales dans la continuité de son histoire longue et diverse, et y fait appel " en tant qu'arsenal d'argumentations, qui permet de préciser les questions et de modeler leur traitement d'une manière méthodique " (Spaemann 1983, 108). Lorsqu'il s'agit par exemple du clonage, de l'avortement ou des relations avec des malades " incurables ", le concept de " personne " joue un rôle central. On peut alors définir celui-ci par exemple comme Platon et Aristote suivant le critère de la faculté de raisonnement, d'après Locke par contre il faudrait ajouter aussi la faculté de sensation, et du point de vue des utilitaristes comme Bentham, ce sont la faculté d'être heureux et l'utilité sociale qui sont décisives. Le philosopher a à sa disposition un " arsenal d'argumentations " ou une salle du trésor - parfois aussi remise - de réflexions transmises. Pour souligner l'apport important de l'histoire de la pensée, on parlera plutôt de philosopher que de réfléchir. Cet " arsenal d'argumentations " disponible peut nous aider à mieux comprendre les idées des enfants, de les affiner et de les faire progresser.

Finalement il faut ajouter l'attitude spécifique du philosopher tel que s'étonner du nouveau, du confus, du sublime ou de l'effrayant (Martens 2003 b). Bien sûr, le philosopher ne s'arrête pas à l'étonnement, c'est aussi demander des précisions et interroger sur le pourquoi des choses. De même, le philosopher ne s'arrête pas à la question. Ce n'est pas continuer à questionner, mais continuer à penser. A cause de la pensée humaine, limitée dans l'espace et dans le temps, il ne peut y avoir de réponses sûres, définitives, mais seulement des réponses fondées le mieux possible et révisables. En raison de cette ouverture du penser philosophique progressif - l'autre pourrait bien avoir quelque chose à dire - l'attitude de l'étonnement est en même temps reliée au respect de l'autre et de ses opinions, qui semblent tout d'abord " étranges ".

En outre il faut clarifier le but(3) du philosopher. Philosopher peut être soit un moyen pour s'orienter pratiquement grâce à la réflexion, soit un but en soi, pour s'orienter théoriquement lors de cheminements de pensée et pour mieux clarifier ses propres questions et points de vue. Ce peut aussi être pour le plaisir de réfléchir comme expérience d'élargissement de son horizon et comme expérience de liberté à acquérir sa propre vision du monde. Les deux, moyen et but, ne s'excluent pas, mais se complètent mutuellement. La réflexion libre et joyeuse a besoin d'un savoir-faire artisanal, et en retour, le philosopher pratique, à court terme, touche à des perspectives plus larges et aux questions essentielles. La philosophie joint à la fois le savoir artisanal et la broderie créative2 (cf. Martens, 2000). Philosopher n'est pas seulement une activité plaisante, ce savoir artisanal est aussi nécessaire à chaque citoyen majeur. Cette technique culturelle, élémentaire, peut être, par étapes, enseignée et apprise - comme lire, écrire et calculer - et on devrait commencer très tôt avec son apprentissage.

Pour finir, il faut clarifier qui peut et devrait philosopher, qui est le protagoniste(4). En tant que nouveaux-venus sur terre, les enfants ne sont justement pas encore limités par les routines et les conventions de la " vie normale ". Ils doivent d'abord se découvrir et découvrir le monde, et ce faisant ils se heurtent à ce qui mérite être interrogé. Concernant les questions essentielles, les enfants sont des philosophes nés. Mais à la différence des adultes, ils n'ont pas à leur disposition les connaissances de l'histoire philosophique et de leurs réponses possibles, et leur compétence langagière et argumentaire n'est pas encore très développée. Cependant ils peuvent, d'une manière élémentaire, traiter leurs questions, qu'on peut désigner comme philosophiques. Et ils pourraient et devraient le pouvoir faire mieux. Pour cela, le philosopher socratique peut être un modèle.

Le philosopher socratique comme premier philosopher méthodique

Le philosopher socratique est un processus ouvert d'une réflexion incessante entre vision du monde dogmatique et opinion quelconque. Sa méthode ou l'outil n'est pas seulement la " discussion (néo)-socratique " orale, à la différence d'une lecture de texte, comme l'ont pratiquée surtout Nelson et Heckmann (cf. Birnbacher/Kron 2002). Elle englobe plutôt tout un réseau de méthodes qui peuvent être appliquées non seulement lors d'entretiens et de discussions, mais aussi lors qu'on travaille avec des textes, des images ou des jeux. Le point essentiel est que le philosopher socratique est au départ un philosopher méthodique. A cela s'ajoutent des contenus avant tout éthiques, ou émanant de pratiques quotidiennes, et une attitude ouverte. Il est vrai qu'on ne trouve que difficilement cette dernière dans les premiers dialogues de Platon, souvent teints de sophisme, ironiques, avec des " sages " prétentieux, dialogues qui sont la source la plus importante pour remonter à Socrate. Ainsi, par exemple dans le Laches, le dialogue sur l'apprentissage de l'escrime comme moyen pédagogique pour enseigner le courage, on peut relever les méthodes suivantes :

- le point de départ, ce sont des expériences concrètes qui posent des problèmes personnels et sociaux, ici des expériences relatives à la représentation transmise du courage ;

- les expériences problématiques des partenaires sont prises dans leur compréhension primaire, et leurs empreintes des épopées d'Homère sont rendues explicites (se précipiter sur l'ennemi) ;

- les concepts centraux et les argumentations sont clarifiés (A quoi sert le courage ? Est-ce qu'il y a, outre le courage militaire, un autre courage ? ) ;

- la clarification des questions se produit grâce à une controverse entre thèse (le courage est le sentiment de la persévérance) et antithèse (le courage est le discernement de buts raisonnables et la mise en perspective des moyens), et aboutit à une synthèse ou réponse provisoire que l'on peut lire sous l'apparente aporie (le courage est l'attachement tenace à l'opinion authentique sur le but juste, et ceci en dépit de toutes les résistances) ;

- les réflexions dans les dialogues de Platon sont traversées par des idées, des images, des métaphores, des allégories et des expériences de pensée non protégées.

Ces cinq méthodes différentes peuvent être comprises comme des actes réflexifs, qui, d'une manière élémentaire, sont appris et exercés pas à pas avec le langage courant, et qui sont déjà à la disposition des plus jeunes. Ces actes réflexifs peuvent être attribués aux orientations philosophiques bien connues (Martens 2003, 158ff) :

- pouvoir décrire quelque chose d'une manière précise et différenciée (phénoménologique),

- comprendre soi-même et comprendre l'autre, ce qui est compris (herméneutique),

- clarifier conceptuellement et argumentativement, comment quelque chose est compris (analytique),

- demander plus de détails et contredire (dialectique),

- imaginer comment quelque chose pourrait être compris (spéculatif).

De l'intérêt du " modèle des cinq doigts " pour le philosopher avec des enfants

Le " modèle des cinq doigts " des méthodes de pensée ou de connaissance est présent déjà dans la résolution de problèmes quotidiens, mais aussi dans celle des problèmes scientifiques. Ces méthodes deviennent spécifiquement philosophiques lorsqu'elles sont appliquées à des contenus philosophiques et dans une attitude philosophique, mais aussi lorsqu'elles sont comprises en tant que méthodes. En outre, on peut élaborer des méthodes de travail spécifiques à partir de la tradition philosophique des différentes orientations (Martens 2003, 65ff ; cf. Rohbeck 2000).

L'importance majeure du modèle de la méthode socratique pour le philosopher avec des enfants, ou des " profanes " en général, est qu'il dépasse des préjugés largement répandus ou les oppositions apparentes telles que difficile / simple, abstrait / concret ou théorique / pratique. Le processus du philosopher débute avec des problèmes concrets et des représentations et fait ensuite émerger des questions qui peuvent être traitées de manière toujours plus approfondie et différenciée. Un autre intérêt est que les méthodes peuvent être enseignées et exercées pas à pas - comme des techniques de respiration ou de peinture - sans que les idées et compréhensions imprévues soient niées. Particulièrement pour les enseignants, mais aussi pour le philosopher extra-scolaire, qui ne doit pas se dégrader pour devenir un philosopher quelconque, superflu ou même nocif, il est important de pouvoir parvenir à un travail professionnel, tout en gardant le plaisir d'échanger librement des idées (voir aussi Zoller, 1995, 118-121 ; Daurer 1999, 59-139 ; Brüning 2001, 19-44 ; Pfeiffer 2002, xxff).

Un philosopher entendu socratiquement est déjà possible, sous une forme simple, avec des enfants plus petits, mais on peut le pratiquer aussi, en augmentant progressivement les exigences, avec des écoliers, des jeunes et des étudiants. Il s'entend comme un processus d'éclaircissement pour tout un chacun, processus qui interroge les propres conditions de pensée et qui s'étend de Socrate en passant par Kant jusqu'à l'autocritique postmoderne d'un concept de raison très étroit (cf. Martens 1999). Il est évident qu'un tel philosopher accentué méthodiquement ne peut en aucun cas être séparé d'un philosopher qui met en avant le contenu - par exemple sur les quatre questions posées par Kant. C'est le cas notamment lorsqu'on se reporte aux modèles d'interprétation ou d'idées (herméneutique), mais c'est aussi le cas dans les autres méthodes.

Le philosopher socratique peut se comprendre grâce à l'image des cinq doigts d'une main : les cinq méthodes vont ensemble comme les doigts d'une main, mais on peut aussi les utiliser séparément, elles ont des fonctions spécifiques, et elles sont perfectibles :

  • pouvoir décrire quelque chose (une situation, un objet, un problème) de façon toujours plus globale et différenciée ;
  • pouvoir intégrer de façon toujours plus pertinente les différents modèles d'interprétation ou idées de l'histoire de la philosophie ;
  • pouvoir analyser de façon toujours plus précise les concepts et les arguments ;
  • pouvoir controverser de façon toujours plus logique ;
  • pouvoir exprimer des idées avec toujours plus de courage.

Par ailleurs, les méthodes du philosopher socratique peuvent être reliées à différentes didactiques classiques (cf. Martens 2003, 96ff) : des discussions en cours par exemple ne sont pas en soi déjà philosophiques, encore moins l'utilisation d'images et de jeux, mais seulement en relation avec des méthodes de pensée philosophiques, et ceci avec une certaine attitude et sur des questions essentielles.

L'intérêt du réseau de méthodes socratiques pour le philosopher se situe finalement aussi dans le fait qu'il ne limite pas le philosopher à la clarification des concepts et des argumentations, mais qu'il épuise toutes les possibilités si riches du spectre des méthodes et du contenu de la philosophie et qu'il les noue entre eux. Celui qui décrit quelque chose a toujours déjà une certaine interprétation dans la tête, il utilise certains concepts et arguments, doit compter avec des descriptions opposées (controverses) et il a besoin d'idées. Cet enchevêtrement des méthodes permet aussi d'éviter différentes erreurs philosophiques et didactiques.

Un exemple de cours : " Le petit prince " ou : Qu'est-ce que l'autorité ?

Dans l'exemple suivant, tiré de ma propre pratique (" embellie "), il s'agit d'un cours double3 avec un groupe d'environ 15 élèves d'une classe de 6e4, qui sert surtout à illustrer le philosopher accentué socratiquement. Bien sûr, d'autres méthodes didactiques et outils peuvent introduire les méthodes philosophiques. Cet exemple ne doit pas non plus suggérer que les différentes méthodes doivent être utilisées l'une à la suite de l'autre, dans une version pure.

En ce qui concerne le contenu, il s'agit de la question : " Qu'est-ce que l'autorité ? ". Cette question est un problème majeur pour des préadolescents justement, même s'il n'est pas exprimé sous une forme conceptuelle, et nécessite un éclaircissement fondamental. Semblable à la question " Qu'est-ce que le courage ? " dans le dialogue Laches de Platon, cette question se rapporte à l'expérience personnelle mais aussi sociale (approche phénoménologique) des enfants. Ainsi, la conceptualisation (approche analytique) est en même temps un travail sur des expériences concrètes. En revenant sur leurs propres expériences et leur compréhension de l'autorité, leur philosopher a en plus un caractère herméneutique. En outre un thème comme " autorité " mène facilement à des discussions controversées (approche dialectique) ainsi qu'à des expériences de pensée (approche spéculative).

Evidemment on peut aussi poser la question, " Qu'est-ce qu'au juste l'autorité ", lors d'une discussion en classe sous forme d'une " discussion socratique " à contenu non dirigé. Mais pour de multiples raisons, je me suis décidé pour une discussion guidée et l'utilisation d'un texte : afin d'introduire une diversité de méthodes pour combattre une lassitude et éviter l'impression d'un simple " bavardage " ; afin de motiver les enfants à aller plus loin dans leurs réflexions grâce à un texte intéressant ; afin d'aboutir, grâce à des questions orientées et des récapitulations, à une certaine conclusion dans ce temps limité de deux heures.

Le chapitre X du livre Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry devait servir comme support pour réfléchir ensemble sur le concept d'autorité. Par-là, la première phase du cours est, déjà dans sa forme, organisée comme un travail sur texte (herméneutique). Le texte a surtout un caractère fonctionnel et est interchangeable, par exemple avec un passage d'un texte philosophique classique comme le dialogue Lysis de Platon avec la question de savoir si le jeune Lysis devait toujours obéir à ses parents (voir Martens 1997, 68f ; publié avec d'autres propositions de textes in Tiedemann 2001, 78f). Le texte n'est pas un texte proprement philosophique, avec des affirmations philosophiques qui nécessiteraient une explication scrupuleuse, mais il peut stimuler le philosopher et ceci d'une manière narrative (phénoménologique). En plus ce livre bien connu n'est pas un livre d'enfant, mais c'est un livre qui est aussi pour des enfants. Bien sûr, ses pages romantiques ou sensibles (par exemple la phrase souvent citée : " on ne voit bien qu'avec son coeur ", la rose, la mort du petit prince, le " grand secret ") ne peuvent guère être approfondies dans les institutions scolaires. J'ai donc choisi le chapitre X avec la visite du prince sur la planète habitée par un roi, qui tient surtout à ce qu'on " respecte son autorité ". Ce chapitre convient particulièrement bien pour le lieu d'autorité qu'est l'école, et on peut bien travailler la conceptualisation et l'argumentation. En tant qu'exemple de ce qu'une autorité ne devrait justement pas être, il peut provoquer la réflexion des enfants.

Déjà lorsqu'on tente d'aborder le thème à partir des phénomènes ou des expériences des enfants, il devient clair que les interprétions, concepts et controverses entrent eux aussi en jeu. D'abord j'ai dit aux enfants que je voulais réfléchir avec eux sur l'autorité qu'ils rencontraient quotidiennement, et qui leur posait peut-être problème. Afin de ne pas expliquer le mot étranger " autorité ", pas forcément compréhensible pour tous, je leur ai demandé de citer rapidement des notions et concepts qu'ils y associaient. Après une première hésitation, ils ont donné des concepts tels que pouvoir, règne, compétence, enseignant, parents, policier, homme politique, concepts que j'ai notés au tableau.

Afin de laisser résonner en filigrane les expériences des enfants sans les traiter un par un, je leur ai demandé de parler de leurs expériences avec l'autorité. La plupart des enfants ont nommé des expériences négatives : des parents qui invectivent et donnent des ordres ; des enseignants qui distribuent des punitions suivant leurs humeurs ; des policiers qui distribuent des contraventions sévères ; des politiques qui encaissent des revenus élevés ou abusent de leur pouvoir. Rares ont été les expériences positives. Ainsi un enfant a raconté comment ses parents avaient pu empêcher un policier de dresser une contravention pour un stationnement interdit, puisqu'il avait compris qu'il y avait eu une situation exceptionnelle (urgence médicale).

Mais pour ne pas parler interminablement des différents concepts et exemples, j'ai demandé ensuite aux enfants avec quelles questions on pouvait résumer leurs concepts et leurs expériences. Après une courte discussion, nous avons finalement retenu deux questions comme base pour le travail sur le texte et la poursuite de la discussion :

1/ Qu'est-ce qui fait partie de l'autorité ?

2/ Comment la " mauvaise " autorité se différencie-t-elle de la " bonne " autorité ?

Même si on travaille moins sur le texte (herméneutique), et plutôt sur les concepts et arguments, on ne peut renoncer à des techniques d'explication, comme la présentation de l'auteur et du texte, la clarification de concepts incompréhensibles. Après avoir distribué l'extrait et que les enfants l'aient lu, j'ai demandé qui connaissait déjà le livre. Quelques-uns en avaient déjà entendu parlé ou l'avaient même lu (un enfant a même cité la phrase : " on ne voit bien qu'avec le coeur "), mais ils l'avaient trouvé assez difficile (à juste titre). Ensuite j'ai présenté rapidement l'auteur et le contexte ...

J'ai invité les élèves à souligner les passages qui, d'après eux, ont un rapport à l'autorité. Après un rapide travail de groupe ou individuel, les enfants ont cité les passages suivants que nous avons notés au tableau : L 85 " tous les hommes sont des sujets du prince " ; L10 " enfin roi pour quelqu'un " ; L24 et + " je t'ordonne " ; L25 " qu'on respecte son autorité " ; L28 " monarque absolu " ; L52 et + " pouvoir " ; L68 " l'autorité repose surtout sur la raison " ; L 79 " comment on m'écoute "6.

Lorsque nous avons comparé les passages du texte avec leurs propres mots clés du brainstorming, les élèves ont constaté qu'il s'agit dans les deux cas d'une personne ayant autorité (politique, roi), pourvue de certaines qualités (pouvoir, règne, compétence, raison). En outre, une autorité est toujours une autorité pour quelqu'un, à qui elle ordonne quelque chose ou qui la respecte. Les qualités de l'autorité sont en relation avec différents champs d'action, dans l'exemple du roi (exiger) avec le bâillement, avec s'asseoir, et finalement avec tout, même avec le coucher de soleil. Finalement nous avons noté au tableau (avec un fort guidage de la part de l'enseignant) ce qui appartient à l'autorité - réponse à notre première question : le porteur (qui est autorité ?), les sujets (autorité pour qui ?), le champ d'action (autorité pour quoi faire ?).

D'après les critères rassemblés, est-ce que le roi est vraiment une autorité ? Lorsque nous avons examiné les différents champs pour lesquels le roi réclame l'autorité, les élèves ont vite remarqué que les revendications d'autorité du roi soit enfreignent la nature (on ne peut pas commander de bâiller et le coucher de soleil), soit sont simplement ridicules (ordonner de s'asseoir). Par conséquent, il est en tant que roi ou " par décision du pouvoir " certes une personne d'autorité, mais dans aucun domaine il n'a une autorité de fait (" il ne peut rien ") et il est une autorité respectée par personne. Globalement donc, le roi n'est pas une autorité.

Venons à la deuxième question posée au début. Peut-être le roi n'est pas une bonne, mais une mauvaise autorité, un " monarque absolu " ? Cette discussion a produit une controverse véhémente entre les élèves. Les uns ont dit que le roi était " bienveillant " (L 29), et donc une bonne autorité (A) ; les autres ont dit qu'il était certes bienveillant, mais aussi " gonflé " et " crétin " et donc pas une bonne autorité (B). Puis la polémique s'est cristallisée autour de la question, ce que " bon " voulait dire dans ce contexte et s'il fallait, en plus du bon caractère, avoir aussi une compétence. Finalement les défenseurs de la thèse A ont dû concéder aux défenseurs de l'antithèse B que " avoir de bonnes intentions n'est pas encore bien faire ". En ce qui concerne donc les qualités pour une bonne autorité nous avons retenu (avec un fort guidage) le résultat suivant : le pouvoir (pouvoir faire exécuter quelque chose) ; la compétence de fait (savoir, savoir-faire quelque chose) ; le caractère (être bon).

Pour terminer, les élèves ont exécuté un jeu de rôle avec comme expérience de pensée la question de savoir si on pouvait vivre sans autorité. Le jeu de rôle n'a pas seulement des caractéristiques spéculatives (" Qu'est-ce qui se passerait si... ? "), mais est aussi nettement dialectique et analytique ; de plus il se réfère à un cas concret et est en soi une pratique concrète (phénoménologique) ; parallèlement, les interprétations ou représentations des participants sont exprimées (herméneutique). Dans le jeu de rôle, ils devaient décider si un terrain de sport en projet devait être construit. Un groupe a participé au débat et il était composé de représentants des travaux publics, de l'association sportive et de citoyens ; l'autre groupe a suivi le débat et a noté les mots clés les plus marquants suivant les critères des deux listes de concepts déjà élaborées.

La discussion des participants a été virulente et s'est terminée sans décision. L'exploitation des notes des observateurs a montré que personne n'avait eu " un mot à dire " ou avait pu décider, mais chacun avait pensé " avoir un mot à dire " sans avoir été vraiment informé, ou sans laisser l'autre terminer sa phrase et le respecter. Les élèves ont constaté que chacun peut et doit, en principe, être une personne d'autorité (par exemple en démocratie). Cependant nous avons besoin aussi d'une autorité de fait et de caractère ; et lorsqu'il s'agit de prendre des décisions, par exemple au football, en politique ou sur un bateau, on a besoin aussi d'une personne d'autorité qui a le dernier mot ou le pouvoir d'ordonner. Finalement, les élèves ont trouvé que le roi dans " Le petit prince " est exactement le contraire de la " sagesse d'empereur " prétendue (L74) - il est " autoritaire et ridicule ".

Bibliographie

Birnbacher, Dieter/Krohn, Wolfgang (Hg.): Das sokratische Gespräch. Stuttgart 2002

Brüning, Barbara: Philosophieren in der Grundschule. Grundlagen - Methoden - Anregungen. Berlin 2001

Daurer, Doris: Staunen - Zweifeln - Betroffensein. Mit Kindern philosophieren. Weinheim/Basel 1999

Martens, Ekkehard: Zwischen Gut und Böse. Elementare Fragen angewandter Philosophie. Stuttgart 1997

Ders.: Philosophieren mit Kindern. Eine Einführung in die Philosophie. Stuttgart 1999

Ders.: Der Fader der Ariadne oder: Warum alle Philosophen spinnen. Leipzig 2000

Ders.: Methodik des Ethik- und Philosophieunterrichts. Philosophieren als elementare Kulturtechnik. Hannover 2003

Ders., Vom Staunen oder: Die Rückkehr der Neugier. Leipzig 2003 b

Ders.: Sokrates. Stuttgart 2004

Pfeiffer, Silke: Philosophieren in der Grundschule? Versuch der Fundierung eines neuen Unterrichtsfaches. Göttingen 2002

Spaemann, Robert: Die kontroverse Natur der Philosophie. In: Ders.: Philosophische Essays. Stuttgart 1983, S. 104 - 129

Rohbeck, Johannes (Hg.): Methoden des Philosophierens. Dresden 2000

Tiedemann, Markus: (Hg.): Autorität und Gehorsam. Leipzig 2001

(traduit de l'allemand par J. Leroy-Treiber, doctorante en philosophie avec les enfants)


(1) Article in Kerstin/Michalik/Corinna Hößle, Philosophieren mit Kindern und Jugendlichen, traduit par Treiber-Leroy J., doctorante en philosophie pour enfants.

(2) En allemand : créatives Spinnen (mot à double sens : spinnen - filer la laine, spinnen - être un peu fou).

(3) NdT : Une heure de cours dure 45 minutes.

(4) Les élèves ont environ 12 ans.

(5) Références relatives aux lignes du texte allemand.

(6) NDLT : Nous n'avons actuellement pas le livre, ces extraits sont donc des traductions de l'allemand.

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